La crise du transport aérien. Vers une autre planète ?

31 mai 2020

Temps de lecture : 7 minutes
Photo : Arrivée des 23 millions de masques en France dans un 747 cargo en provenance de Chine, le 26 mai 2020. (c) Jacques Witt/SIPA 00963959_000003
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La crise du transport aérien. Vers une autre planète ?

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Les compagnies aériennes sont le premier secteur économique à subir la crise liée à la Covid-19. Facteurs de propagation du virus de premier plan, elles ont dû stopper leurs activités de façon très prématurée. Raymond Woessner nous livre les résultats inquiétants de la paralysie généralisée de ce poumon économique. Propos recueillis par Louis de La Houplière.

Que pensez-vous des décisions qui ont été prises en France concernant la suspension des vols avec l’étranger ? Comment les compagnies aériennes ont-elles réagi, de façon immédiate ?

La Covid-19 est semble-t-il arrivé à Paris le 24 janvier 2020. Ce jour-là, Mme Agnès Buzin, la ministre de la Santé, déclarait que « le risque que la France soit touchée est pratiquement nul » ! Soit il y a eu une tentative de désinformation, soit le gouvernement français était décidément mal préparé… À la fin du mois de janvier, les compagnies européennes cessaient de leur propre chef leurs vols de passagers avec la Chine. Cette interruption s’est faite dans l’improvisation. Cofinancés par le mécanisme de protection civile de l’Union européenne, les premiers rapatriements par avion de la France et de l’Allemagne ont alors concerné 447 citoyens européens au départ de Wuhan. Le 31 janvier, un Airbus militaire rapatriait encore 182 Français, dont deux malades, jusqu’à la base d’Istres.

Et au même moment, venu de Singapour sans passer par la Chine, un Britannique qui avait séjourné quatre jours aux Contamines (Haute-Savoie) avait transmis le virus à 11 compatriotes résidant dans le même chalet, avant qu’il ne reparte au Royaume-Uni.

Globalement, le trafic aérien s’est effondré en plusieurs semaines, le temps que l’on rapatrie de nombreux touristes un peu partout. La descente aux enfers s’est produite dans la deuxième quinzaine de mars et la première semaine d’avril.  Le 13 mars aux États-Unis, le président Trump a interdit les voyages entre l’Europe et les États-Unis, à l’exception du Royaume-Uni avant qu’il ne se ravise. En France, l’aéroport d’Orly a fermé le 31 mars. Ce sont donc les compagnies aériennes et les aéroports qui ont principalement mené le jeu et les États qui ont fait du suivisme. Seuls les pays voisins de la Chine, et même Hong Kong, ont rapidement fermé leurs frontières ou imposé des contrôles aussi sévères que décourageants aux voyageurs.

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Les demandes de vol ont baissé brutalement, les avions sont stoppés, et des coûts d’entretien subsistent, alors que l’activité est à son point le plus bas. Comment les compagnies se sont-elles organisées pour faire face à cette crise ? Bénéficient-elles d’aides publiques ? Je pense notamment aux compagnies low cost, moins armées pour combattre cette paralysie de l’activité…

Fin 2019, M. Alexandre de Juniac, le directeur général de l’Association Internationale du Transport Aérien (IATA), avait prévu des bénéfices de plus de 29 milliards de dollars pour 2020. C’était un autre monde, qui a été anéanti à partir de mars 2020. En mai, l’IATA estimait que les revenus du secteur passagers pourraient plonger de 314 milliards USD, soit une baisse probable de 60 % par rapport aux chiffres de 2019 ! Les pertes seraient un peu amoindries par la réduction du coût des opérations et la baisse du prix du pétrole… Le fret, lui, se trouve dans une étrange impasse : usuellement, environ la moitié du fret avionné voyage dans les soutes des avions de passagers, et comme ceux-ci ne volent plus, on manque de capacité fret et les prix ont explosé. Certaines compagnies vident leurs avions de leurs sièges, remplacent les passagers par des colis et remplissent les soutes de palettes…

Finalement, la crise de la Covid-19 devrait renforcer les compagnies aériennes les plus solides, qui pourront racheter des victimes en faillite, chez les opérateurs traditionnels comme dans le low cost. Les entreprises subissent différemment la crise en fonction de leur contexte national, selon leurs relations avec les milieux d’affaires et l’importance relative de l’interventionnisme étatique. Ainsi, dès le début du mois de février 2020, Cathay Pacific était en grande difficulté. Déjà ébranlée depuis août 2019 par les grèves de Hong Kong, la compagnie annulait alors 90 % de ses vols vers la Chine et 30 % de ses vols vers le reste du monde. Vers Taipei, ses vols passaient de 93 à 14 par semaine ; et de 49 à 0 vers Kaohsiung, la métropole méridionale de Taiwan. Cathay Pacific a imposé un congé sans solde de trois semaines à ses 27 000 salariés, congé à prendre entre mars et juin 2020. Mais le milieu financier de Hong Kong s’est serré les coudes : en deux mois, l’action de la compagnie a chuté de 20 % seulement.

En Chine continentale, les compagnies aériennes ont mis à pied, toujours sans solde, les pilotes étrangers qui leur coûtent le plus cher. Le 4 mars, Lufthansa a cloué 150 de ses 750 avions au sol. La compagnie de Francfort a immédiatement introduit le levier de la Kurzarbeit, le travail à temps partiel, comme l’Allemagne en général le fait en période de crise économique, un procédé que la France a été inspirée de suivre. Le 5 mars, le virus a brutalement mis fin à la compagnie britannique low cost Flybe qui venait à peine d’être sauvée par un groupe d’investisseurs comprenant notamment Virgin Atlantic. Très active en Grande-Bretagne, Flybe employait 2 000 salariés et transportait 8 millions de passagers par an. Basée en Irlande, Norwegian Air International a licencié des employés en leur annonçant une réembauche après la crise ; et sa maison-mère implantée en Norvège a pu compter sur l’aide de l’État. En Italie, le gouvernement s’est engagé à nationaliser intégralement Alitalia en juin.

Ce qui se dessine, c’est un sauvetage des fleurons par la puissance publique et un sauve-qui-peut pour les autres compagnies, en particulier les plus petites ou celles dont les finances étaient déjà précaires avant la crise. En France, l’État annonce un plan de sauvetage massif pour l’ensemble de la filière, depuis la R&D jusqu’aux fournisseurs ; un dossier à suivre.

On parle de menaces sur 25 millions d’emplois dans le secteur aérien, à l’échelle du globe. Des milliers d’emplois ayant déjà été supprimés, que doit-on penser de ces données colossales ?

Le chiffre de 25 millions semble effectivement énorme. En 2015, le trafic aérien générait 58 millions d’emplois dans le monde, un chiffre qui, dans les prévisions au fil de l’eau, aurait dû atteindre 105 millions en 2034. Le 28 mai 2020, EasyJet a licencié 4 500 personnes, soit le tiers de son effectif, ce qui, à son échelle, confirme grosso modo la tendance des 25 millions. Il est question d’un retour à une activité « normale » vers 2023. Mais la crise de la Covid-19 est aussi un facteur accélérant la rationalisation du secteur. L’exemple des vols intérieurs d’Air France est typique : revêtant sa toge verte, M. Bruno Le Maire, le ministre de l’Économie et des Finances a demandé à Air France de supprimer trois lignes en concurrence directe avec les TGV. Mais en 2020, Air France et sa filiale Hop vont probablement réduire leur offre de vols intérieurs de 40 %  en privilégiant les hubs de Roissy et de Lyon, et en basculant autant de vols que possible sur la filiale low cost Transavia.

Mais il y a pire. La crise de la Covid-19 s’inscrit dans un fait tendanciel amorcé par le flygskam de Greta Thunberg en novembre 2018 : l’avion est un pollueur. On peut y ajouter les critiques venant des villes touristiques au bord du burn-out. L’IATA se défend en arguant que l’aérien ne produit que 3 % des émissions de gaz à effet de serre globales (mais par ailleurs, quid de la pollution des activités induites par le transport aérien ?). Elle développe un programme CORSIA (Carbon Offsetting and Reduction Scheme for International Aviation) tendant progressivement à la carboneutralité.

Par un effet « boule de neige », l’ensemble des entreprises qui évoluent dans le secteur aérien est aussi affecté. Les entreprises de conception, de construction et d’assemblage des éléments, ont-elles réduit aussi leurs activités ?

L’impact industriel est effectivement énorme. Début 2020, Boeing et Airbus croulaient sous les commandes. Certes, il était devenu évident que l’Airbus A380 était un échec commercial et que Boeing s’enfonçait dans le marasme avec le 737 MAX. Mais le marché était apparemment là pour des années. Désormais, les compagnies aériennes renégocient leurs commandes, essaient de reporter les livraisons d’avions dont elles n’ont pas besoin. Airbus a annoncé une réduction de sa production de 35 % et Boeing de 50 %. Le programme conjoint de démonstrateur électrique/hybride d’Airbus et Rolls Royce a été abandonné, faute d’argent à investir. D’un autre côté, les avions les plus anciens, coûteux à l’exploitation, voient s’accélérer leur fin.

Les fournisseurs paient eux aussi un lourd tribut. Rolls Royce a annoncé le licenciement de 8 000 salariés, soit 15 % de ses effectifs. Les embauches sont gelées. Les aéroports reportent leurs travaux d’agrandissement.

Des flottes entières d’avions sont immobilisées au sol. Où les avions sont-ils stockés ? Peut-on craindre des éléments ou des systèmes endommagés dus à cette immobilisation prolongée des appareils ?

Certains aéroports servent d’aires de stockage, surtout lorsqu’ils sont fermés, à l’exemple d’Orly. Le mouvement avait été amorcé avant la Covid-19 : il y a environ 400 Boeing 737 MAX interdits de vol sur les parkings de l’avionneur et les compagnies clientes en stockent à peu près autant. En France et en Espagne, la filiale d’Airbus Tarmac Aerosave, qui s’occupe d’entreposage et de recyclage d’avions depuis 2007 a de l’ouvrage comme jamais.

Le transport aérien est le moyen le plus sûr de se déplacer, grâce à des normes de fabrication et d’entretien particulièrement strictes. Mais la problématique de la sécurité peut prendre de l’ampleur. Le 22 mai, le crash d’un Airbus de la PIA pakistanaise a fait une centaine de morts. L’accident est survenu quelques jours seulement après la reprise des vols commerciaux intérieurs du pays, suspendus pendant plus d’un mois pour cause de Covid-19. Dans le passé, certains appareils de la PIA avaient déjà été blacklistés par l’Union européenne. Il faut espérer que des compagnies aériennes financièrement aux abois ne vont pas rogner sur l’entretien de leurs appareils ou surexploiter leur personnel qui pourrait ainsi être amené à commettre des erreurs.

De nombreuses questions se posent quant à la reprise du trafic aérien ; de quelle manière peut-on envisager cette reprise, sachant que le déconfinement n’est pas le même pour chaque pays ? En France, a-t-on déjà pu réfléchir à certaines options d’après-confinement ?

Chaque pays travaille d’abord à son échelle, mais par définition, le transport aérien interconnecte le monde, directement ou indirectement, on n’imagine donc pas une exception nationale qui serait inappropriée pour le fonctionnement de son économie nationale. D’un autre côté, le port du masque, les contrôles sanitaires renforcés et l’allongement des temps de passage, le risque de devoir subir une quarantaine, voir une interruption brutale du trafic à la suite de la survenue inattendue d’un cluster, ne sont pas des éléments très motivants pour acheter un billet d’avion. L’IATA propose une reprise des vols domestiques en juin, « continentaux » en juillet, intercontinentaux à partir de septembre. EasyJet prévoit 7 liaisons domestiques françaises à partir du 15 juin ; Ryanair, 5 liaisons européennes à partir de Tarbes le 1er juillet. Pour tout dire, le flou est garanti et les nouvelles, bonnes ou mauvaises, vont se succéder dans les mois qui viennent. Quant à l’État français, il est trop petit pour s’ingérer de manière significative dans ce débat.

Si l’on raisonne en termes d’années, le risque épidémiologique ira grandissant dans le monde. Les chercheurs du programme Predict, financé par des fonds fédéraux américains avant d’être supprimé par le président Trump, avaient identifié plus de 900 nouveaux virus, dont des souches inconnues de coronavirus, ce qui laisse envisager de futures catastrophes au-delà de la Covid-19.

Désormais, il faudrait pouvoir compter sur une structure de crise associant le monde des épidémiologistes, les gouvernements et les acteurs du monde aérien. Or, l’Organisation mondiale de la Santé a été d’une grande indulgence envers la Chine lorsque la crise a commencé ; et l’action de maint État n’est pas fiable, soit par tradition dictatoriale, soit par populisme, soit encore par manque de moyens. C’est pourquoi une nouvelle forme d’intelligence collective devra émerger au sein du monde aérien, sinon du monde en général, si l’on veut éviter un nouveau désastre.

À propos de l’auteur
Raymond Woessner

Raymond Woessner

Raymond Woessner est professeur de géographie à Paris 4-Sorbonne depuis le 1er septembre 2011. Membre du Laboratoire ENEC Espaces, Nature et Culture UMR 8185. Il est agrégé de géographie, et a soutenu un doctorat de géographie.
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