Dé globalisation et avènement d’un monde bipolaire (2025-2050) : Quelle place pour l’Europe ?

15 juin 2025

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Dé globalisation et avènement d’un monde bipolaire (2025-2050) : Quelle place pour l’Europe ?

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Il est désormais acquis que notre monde a changé de paradigme. Cela conduit une profonde inflexion systémique, que les dernières crises (Covid19, agression contre l’Ukraine, affirmation du nationalisme chinois, protectionnisme américain, etc.) ont contribué à accélérer et installer un monde bipolaire. Et sans nul doute la seconde mandature de Donald Trump ne fait qu’accentuer ce grand basculement.

« Le passé a beau ne pas commander le présent tout entier. Sans lui, le présent demeure inintelligible »

Marc Bloch

Il est désormais acquis que notre monde a changé de paradigme. Cela conduit une profonde inflexion systémique, que les dernières crises (Covid19, agression contre l’Ukraine, affirmation du nationalisme chinois, protectionnisme américain, etc.) ont contribué à accélérer et installer un monde bipolaire. Et sans nul doute la seconde mandature de Donald Trump ne fait qu’accentuer ce grand basculement.

À moins que ne se dessine davantage un monde multipolaire, longtemps envisagé, jadis rêvé, mais jamais véritablement institué, ce qui traduirait davantage en réalité une planète morcelée ou l’avènement d’un bloc anti-occidental ou un Global South.

À travers cette contribution, nous proposons de dépeindre à grands traits les trente années passées, qui ont abouti à cette mutation durable, fruit d’un globalisme dorénavant dépassé, et nous projeter dans les décennies à venir en gardant à l’esprit de Lénine : « Là il y a une volonté, il y a un chemin ».

Une évidence nous apparaît, l’impérialisme américain – assimilé à l’Occident – est largement disputé par un Global South qui entend dorénavant s’affirmer. Globalement, les BRICS+ tiennent leur revanche sur un Occident discrédité, où l’Europe est véritablement « cornerisée », alignée sur leur protecteur américain, qui est tout autant son prédateur.

Ceci pour réfléchir davantage à la recherche d’une puissance d’équilibre, équidistance et fondement de l’indépendance dans un monde en compétition frontale. Il nous appartient dès lors d’être historien du temps présent.

I – 1990/2020 : la « globalisation » ou 30 années de prospérité sous la « pax americana »

« Contrairement à ce que l’on a dit et écrit sur la mondialisation depuis 30 ans, celle-ci ne produit pas un monde heureux et pacifié, bien au contraire. Pendant 30 ans, on a voulu croire, notamment chez McKinsey – qui est très sollicité par les dirigeants de notre pays – qu’à force de consommer tous du Coca-Cola, des hamburgers ou d’écouter Mylène Farmer ou Madonna, les nations finiraient par disparaître, remplacées par des peuples de consommateurs identiques et interchangeables. «Vive l’Europe sans frontières»! Or, ce n’est pas du tout ce qu’il s’est passé. » (Pierre Lellouche).

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Incontestablement, les États-Unis d’Amérique ont été la grande puissance du XXe siècle, lequel s’est sans doute achevé non pas avec l’effondrement de son rival soviétique, mais davantage sous l’assaut des djihadistes d’Al-Qaïda qui ont lancé des avions de ligne civils sur les Twin Towers, le 11 septembre 2001, symbole de la puissance économique et immobilière américaine. Ce faisant, les Américains étaient frappés sur leur propre sol, et sans doute ce combat contre l’Islam conquérant devait-il ouvrir le XXIe siècle sur fond de contestation de l’Occident. Et de facto, doucement, mais sûrement, le monde est passé de la coopération à la compétition, puis désormais à la confrontation.

Après le départ des troupes américaines de Kaboul en août 2021, laissant la place aux talibans, les États-Unis d’Amérique ont montré que leur doctrine de « nation building », en partie reposant sur les travaux de l’universitaire Francis Fukuyama,[1] avait été tenue en échec, traduisant un retour en arrière après 3 décennies de domination de la scène mondiale et de conflits engagés ici et là, au nom d’une guerre juste.

  • Retour sur 30 ans d’hégémon américain

« La sécurité économique américaine doit être élevée au rang de 1re priorité de la politique étrangère américaine (…) Il faut promouvoir la sécurité économique américaine en lui accordant autant d’énergie et de ressources qu’il en fallut pour la guerre froide. »

Christopher Warren, 13 janvier 1993

Après la chute de l’URSS, les États-Unis entrent dans une période de puissance hégémonique et mettent en place un « nouvel ordre mondial » (selon le propos du président George Bush père prononcés en 1991) qui s’apparente à une forme d’impérialisme émaillé de quelques crises, notamment avec des combats contre des « Etats voyous » (ou rogue state) conformément au rôle de « gendarme du monde » que les États-Unis, dans leur croisade messianique, se sont assigné. Ils prétendaient exporter des fondamentaux démocratiques à l’étranger et l’imposer au besoin par la force.

En réalité, cet impérialisme américain s’est construit à partir du modèle idéologique de la globalisation qui en fut ma matrice, avec un moralisme puritain doublé d’une idée de nation building qui devait apporter la démocratie au reste du monde (Irak, Afghanistan, Syrie, etc.), loin de toute realpolitik dont le concept fut abandonné. Ce fut en quelque sorte la revanche de Fukuyama qui théorisa « la fin de l’histoire » sur Samuel Huntington et sa prédiction du « Choc des civilisations ».

À la différence de la mondialisation qui évoque les interconnexions liées au commerce, notamment, la globalisation est un modèle anglo-saxon prônant la standardisation, le conformisme américain étendu à toute la surface du globe terrestre.

Cela s’est traduit dans de nombreux domaines :

  • En matière d’échanges commerciaux : en 1994, par le traité de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) pour affirmer juridiquement le modèle du libre-échange ;
  • En matière monétaire : omniprésence du dollar dans les transactions internationales et l’extension d’un capitalisme financier (à opposer au capitalisme industriel de type rhénan) ;
  • En matière cognitive : mantra du « business as usual » qui a irrigué la pensée des secteurs économiques et d’affaire, participant en cela au soft power, jusqu’à instituer une forme de corruption intellectuelle façonnant des « biais cognitifs » consentis largement acquis aux principes anglo-saxons (écoles de commerce, médias, cabinets de conseil, etc.) ;
  • En matière juridique : les États-Unis se sont posés comme puissance émettrice du droit, poussant jusqu’à l’extraterritorialité qui traduit une forme de suzeraineté en matière réglementaire et judiciaire (Alstom, BNP Paribas, Siemens, Société Générale, Airbus, etc.) et confinant au lawfare (contraction de law et warfare) sous couvert de sanctions économiques et embargos.
  • En matière technologique en développant le World Wide Web (Internet) en 1998, et le Web 2.0 en 2006, permettant de favoriser ses acteurs nationaux émergents devenus de véritables conglomérats numériques à l’instar de Google, Meta (Facebook), Apple, Amazon ou encore Microsoft (connus sous l’acronyme GAFAM) ou X (SpaceX, X-Twitter, Starlinck, etc.) parfois financés avec la commande publique. Cette expansion électronique favorisa le renseignement cyber, dénoncé en 2014 par Edward Snowden, ancien consultant de la NSA.

Pour atteindre cet objectif et asseoir leur puissance, les États-Unis d’Amérique ont forgé de puissants leviers :

  • Le Plan Marschall (1947) :

À défaut d’être parvenus à imposer leur monnaie de substitution au Franc (AMGOT) ni l’occupation de la France, combattus fermement par le Général de Gaulle au nom de l’indépendance nationale, les Américains ont bâti comme alternative un plan de financement de reconstruction de l’Europe, face à la constitution du bloc l’Est agité par l’URSS, sous l’égide du général Marschall. En parallèle était conclu le premier accord du GATT, le 30 octobre 1947[2].

Les Accords Blum-Barnes

Outre le Plan Marschall, les accords Blum-Barnes furent une autre forme d’entrisme de l’American way of life. La France se trouvait alors dans une situation économique délicate, avant le déblocage du Plan Marschall, et Léon Blum fut chargé de négocier avec les Américains – qui avaient mis fin au prêt-bail institué en 1941 – la relance française. Il rentra à Paris avec de larges concessions accordées à Washington : adhésion aux accords de Bretton Woods (faisant du Dollar US l’étalon monétaire international), elle abandonnerait en retour toute mesure de protectionnisme (et notamment le tarif douanier « Méline » de 1892), et la diffusion d’un quota de films américains, le tout contre des prêts d’État.

Normes IFRS et l’audit

En matière comptable et financière, parmi les autres standards érigés par les États-Unis figurent les normes IFRS, désormais devenues une référence, et l’audit. Rien d’irrégulier en la matière et cette approche de contrôle prudentiel ne demeure une nécessité. Toutefois, il s’agit là d’un autre alignement sur les règles américaines, dès lors qu’elles sont dictées par les Américains, et créent un véritable marché au bénéfice de leurs propres structures : EY, PwC, Deloitte, etc. Dès lors, les commissaires aux comptes de ces structures ont eu un accès direct aux entreprises françaises et européennes, et sont autant de sources informationnelles au bénéfice des Autorités américaines dont ils relèvent[3].

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Le contrôle des investissements étrangers (CFIUS)

Le Comité pour l’investissement étranger aux États-Unis (Committee on Foreign Investment in the United States, en abrégé CFIUS) est une organisation interministérielle de l’Administration américaine chargée d’analyser – et le cas échéant de bloquer – les acquisitions d’entreprises aux États-Unis par des compagnies étrangères du point de vue de la Sécurité nationale.

La DARPA (Defense Advanced Research Projects Agency)

La Defense Advanced Research Projects Agency (DARPA ou« Agence pour les projets de recherche avancée de défense »), créée en 1958, est une agence du département de la Défense chargée de la R&D des nouvelles technologies destinées à un usage militaire. Elle est la tête de pont du complexe militaro-industriel, disposant de budgets conséquents pour financer des études confiées à des sous-traitants. Elle identifie en amont les projets qu’elle porte en vue d’en faire des technologies avancées à usages civil et militaire, permettant un leadership des États-Unis dans ces domaines d’avenir.

L’export control : règlementation ITAR

La réglementation en vigueur en matière d’exportations d’armements s’appuie sur l’International Traffic in Arms Regulations (ITAR). La réglementation américaine ITAR désigne un ensemble de règlements du gouvernement fédéral américain servant à contrôler les importations et exportations des objets et services liés à la défense nationale. L’ITAR met en œuvre les dispositions de la loi Arms Export Control Act (AECA). L’AECA et l’ITAR ont été promulgués en 1976 durant le contexte de la guerre froide. L’ensemble de ces règles visent à « assurer la paix et la sécurité nationale et internationale ».

  • Un libre-échange de façade

Ce faisant, ce modèle américain auto-proclamé comme « libéral » dissimulait in fine une politique de puissance à visée impérialiste, menée par les faucons, puis par les agences de renseignement qui avaient trouvé le besoin de se réorienter suite à la chute du glacis soviétique :

L’historien Paul Bairoch a très justement souligné dans son ouvrage Mythe et Paradoxes de l’histoire économique que, dans l’Histoire, le libre-échange est l’exception et le protectionnisme la règle[4]a fortiori aux États-Unis, où est né le protectionnisme moderne. Si certaines lois sont venues parfois abaisser les tarifs douaniers, ceux-ci restèrent quand même élevés jusqu’au XXe siècle. Ainsi, en guise d’exemple, le Wilson-Gorman Tariff Act de 1894 a abaissé les barrières douanières avant que le Dingley Act les ramène, dès 1897, à environ 50% sur une période de douze ans[5].

Ce protectionnisme s’est ainsi traduit par des textes majeurs :

Buy American Act 1933 : impose l’achat de biens produits sur le territoire américain pour des projets prévus par le gouvernement américain/institutions/agences américaines, et encourage à acheter américain pour privilégier l’industrie nationale américaine.

Buy America Act 1982 : section 165 of the Surface Transportation Assistance Act, concerne les projets/achats effectués par des tiers qui utilisent des fonds provenant du Département du Transport relatif aux transports ferroviaire et routier, tels que la construction d’autoroutes, de voies ferrées ou de systèmes de transport en commun rapides.

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Buy American provision 2009 : limite les financements de projets nécessitant seulement du fer, de l’acier et des biens produits aux États-Unis. L’objectif était de favoriser la création d’emploi pour les petites entreprises, afin que les investissements publics (fonds procurés par le Département du Transport par exemple) ne bénéficient pas aux entreprises étrangères, mais plutôt aux entreprises nationales.

Et plus récemment l’Inflation Reduction Act qui a asséché l’industrie européenne en subventionnant les implantations d’entreprises manufacturières sur le territoire américain.

La force des États-Unis à l’égard de leurs alliées constituant leur sphère d’influence a été d’ériger comme modèle exporté à ces pays « satellites » le système libéral-financier, et faire croire qu’ils l’appliquaient eux-mêmes, tandis qu’ils sont en réalité protectionnistes, ayant construit leur supériorité économique à travers la doctrine de sécurité nationale faisant prévaloir des intérêts stratégiques supérieurs, rompant de facto avec un prétendu libéralisme.

Comme le dit son théoricien Joseph Stiglitz : « La puissance mondiale de l’Amérique, c’est son soft power, le pouvoir de ses idées, un système pédagogique qui éduque les dirigeants du monde entier, le modèle qu’elle propose aux autres (…) Les États-Unis ont longtemps exercé leur influence à travers la vigueur de leur économie et l’attrait de leur démocratie. Mais le modèle américain perd une partie de son lustre. Pas seulement parce que le capitalisme américain n’a pas apporté la croissance prolongée. C’est plutôt que les autres commencent à comprendre que la majorité des citoyens n’a pas bénéficié de cette croissance : un modèle de ce genre n’est pas politiquement très attrayant. Et ils sentent bien, aussi, la corruption (à l’américaine) de notre système politique, que pénètre de toute part l’influence d’intérêts privés[6]. »

En effet les principes prétendument supérieurs affirmés par l’Occident, avec comme tête de pont les États-Unis d’Amérique, sont depuis lors disputés par les autres pays qui refusent cette vision occidentalo-centrée qui a prévalu durant trois décennies.

En résumé, « Le monde est ainsi passé pour nous des dividendes du doux commerce à la guerre économique à outrance, de l’illusion d’une Europe sans usines à la désindustrialisation, de l’arrimage à la croissance américaine à son décrochage. Le monde s’est brutalisé, l’Europe s’est déclassée, la France s’est appauvrie. » (Pierre-Henri d’Argendon, Le Figaro 21/11/2024)

II – 2020/2050 ce monde qui vient … : la fin de la globalisation, changement de paradigme

« Par basculement du monde, j’entends que nous entrons dans un monde beaucoup plus chaotique et probablement post occidental. Nous voyons, face à nous, se constituer un contre modèle alternatif uni dans la contestation de la domination américaine, du dollar, et des sanctions assises sur cette monnaie. Des sanctions qui touchent le tiers des pays du monde, dont 60% de pays en développement ! Dès lors, même si les pays membres des Brics sont hétérogènes et ont tous des intérêts nationaux différents, ils représenteront collectivement 50% du PIB mondial en 2050 contre 20% pour les anciens riches de l’Occident. Même si cela ne nous plaît pas, nous avons à faire face à un déplacement de la richesse de la démographie à l’échelle mondiale. » (Pierre Lellouche)

Pour envisager de monde qui vient, il nous faut dès lors prendre la plume de l’historien du futur pour écrire cette période 2020/2050 et verser de manière assumée dans la prospective à l’instar des agences de renseignement qui écrivent de nouveaux scénarii à l’occasion de l’installation de chaque président américain.

Pour la première fois en un demi-millénaire au moins, l’axe central de la domination mondiale ne se situera plus en Occident, mais en Asie. N’oublions pas toutefois que, si la Chine avait marqué le pas depuis deux siècles, réduisant sa part de marché sur la scène internationale, elle fut jadis une grande puissance économique et commerciale (déjà jadis la « Route de la soie ») pesant sur près de 30% du commerce mondial, avant son effacement provisoire et sa puissance désormais retrouvée.

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Au préalable, il faut d’ores et déjà discerner les grandes tendances qui vont durablement marquer les 30 ans à venir. D’une manière générale, hormis l’Afrique, toutes les sphères continentales sont marquées par un reflux démographique en raison d’une baisse des naissances et une mortalité accrue de la génération baby-boom. Cela conduit plus généralement à une baisse des migrations comme à une augmentation du contrôle des frontières. Indépendamment de la nécessité d’approvisionner les populations en eau, il y aura inévitablement des tensions autour de cet élément naturel, compte tenu des besoins accrus par les nouvelles technologies extrêmement voraces (IA notamment). De même, l’espace, déjà très disputé, sera très certainement un lieu de rivalités militaro-commerciales, dont nous voyons déjà les prémices.

  • L’histoire et ses alternances : la Chine reprend l’ascendant

L’Histoire est bien souvent une succession de puissances alternatives et successives.

Ainsi, le XVIe siècle (le « siècle d’or ») fut-il celui de l’Espagne (en même temps que celui de la péninsule italienne qui connut sa Renaissance par les arts et la politique).

Le XVIIe fut celui du rayonnement de la France conduite par Louis XIV (le grand « Roi soleil »).

Le XVIIIe a été marqué par l’affirmation du nationalisme allemand, puissance continentale lotharingienne.

Le XIXe aura été l’apogée de la puissance anglaise (« rule Britannia ! »), avec la thalassocratie impériale et coloniale de Victoria.

Enfin, le XXe a été l’assise du messianisme commercial américain, néanmoins contrarié par l’URSS et ses satellites jusqu’en 1991.

Désormais, l’Occident, et en particulier l’Europe, sont menacés de Dormition, comme celle que connut la Chine deux cents ans durant.

De même que les guerres mondiales permirent l’ascension des USA au 20e siècle et son expansion, la crise sanitaire aura servi la montée en puissance de la Chine, comme pôle alternatif, refondant un véritable bilatéralisme. Cela sera peut-être l’affirmation d’un nouveau « rideau de fer » : économique, monétaire, commercial et technologique entre l’Occident et l’Asie. Mais il faut cependant nuancer cela du fait d’une économie largement interconnectée. Raison pour laquelle d’aucuns voient davantage une forme de « coopétition ». En réalité, s’il s’agit d’un face à face, chaque pôle évitera la confrontation directe, mais cherchera à renforcer durablement ses positions. Et gardons bien l’esprit qu’une civilisation ne s’effondre pas spontanément. Si déclin américain il y a – ce qui reste à démontrer – il faudra compter sur un sursaut ou davantage encore à un refus de perte de leadership qui pèsera lourdement sur ses alliés. Il faut donc envisager les relations commerciales davantage sous un angle d’accords bilatéraux désormais, selon une approche géopolitique régionale plus que mondiale. Les flux commerciaux sont ainsi davantage « localisés » et l’on assiste à une forme d’équilibre des relations Chine/USA suite à l’endiguement voulu par la présidence Biden/Obama.

Sur le réveil de l’Empire du Milieu, beaucoup a été dit depuis deux décennies, entre sa montée en puissance et sa rivalité avec l’Occident, désormais affichée sans complexe. Mais on ne peut parler de la Chine sans évoquer sa longue et vieille histoire. Évoquer une civilisation, c’est interroger le passé. En effet, longtemps la Chine a rayonné sur l’Asie, ignorant l’Occident avec qui les échanges étaient limités. Les Occidentaux étaient même relégués au rang des Barbares, à l’image des Grecs avec les métèques ou des Romains avec les étrangers au monde latin.

À l’instar de la Chine contemporaine, l’Europe avait connu une période d’effacement relatif, pendant près d’un millénaire, après la fin de l’Empire romain. C’est avec la Renaissance que l’Europe a connu son regain, durant lequel la Chine allait passer à son tour dans l’ombre. Elle subit au 19e siècle les assauts des puissances européennes conquérantes, aboutissant à une humiliation de la Chine. La fin de la guerre froide et l’effondrement du bloc soviétique lui offrirent sa revanche qu’elle tient désormais.

La Chine a profité de la période de « pax americana » pour apparaître comme l’atelier du monde et se forger une puissance. Elle a rejoint d’autres États en voie de développement rapide comme les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) et, aujourd’hui, les pays « non-alignés ».

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Le fait que la Chine ait résisté au modèle économique globalisé imposé par l’OMC lui a valu le courroux et l’opprobre du Président américain Trump (qui dénonce pour sa part tout autant la même institution, participant à son blocage et son impuissance). En revanche, il convient d’être vigilant face à une autre domination immatérielle s’annonce avec la progression de la « nouvelle route de la soie » (projet One Road One Belt ou « OBOR ») laquelle s’étend à travers des comptoirs et voies commerciales, régis cependant par des capitaux et investissements chinois, constitués d’infrastructures dirigées par des Chinois, mais encore soumises à des règles et contrats chinois.

Le modèle de croissance chinois lui a permis de construire un programme clair avec des objectifs et des lignes directrices affirmées que le gouvernement chinois met en place sur le temps long. L’arrivée de Xi Jinping à la tête du parti en 2012 est un tournant qui est marqué par la politique des Nouvelles routes (ceintures) de la soie :

  • Renforcement de ses liens commerciaux en Asie, en Europe et en Afrique ;
  • Politique de subvention des infrastructures étrangères (port, pont, routes, chemins de fer, infrastructures de télécommunication, etc.) avec une enveloppe budgétaire dix fois plus importante que celle du plan Marshall en son temps ;
  • Politique de prise de contrôle d’actifs étrangers : le corollaire de la politique d’aide aux pays étrangers est une capacité à user des contrats de prêts pour prendre le contrôle d’infrastructures critiques, de terres et de minerais dans les pays insolvables.

Le Plan Made in China 2025

Les projets économiques de la Chine sont à la hauteur de ses ambitions de puissance. C’est notamment le cas du Plan Made In China 2025 (MIC 2025), une politique industrielle d’envergure échelonnée sur dix ans. Adoptée par le Premier ministre Li Keqiang en 2015[7], elle a pour objectif de dynamiser le secteur industriel chinois, après avoir été « l’Atelier du monde ». Le plan MIC 2025 est donc un choix manifeste, destiné à quitter le champ de la « basse industrie » pour s’approprier tout le savoir-faire de la « grande industrie », pour son compte propre désormais.

Ce faisant, le Plan MIC 2025 constitue la feuille de route générale de la restructuration de l’industrie chinoise afin de faire de la Chine un leader dans le secteur des hautes technologies, et par conséquent, de réduire de manière considérable sa dépendance vis-à-vis des technologies étrangères. Il s’agit de soutenir la montée en gamme des entreprises chinoises pour éviter de tomber dans le « middle-income trap », le piège du revenu moyen. L’innovation, et donc le soutien à la recherche et au développement, constitue un objectif majeur.

Le Plan MIC 2025 ne constitue que la première étape d’une stratégie pensée sur plus de 30 ans : à l’horizon 2049, la Chine devrait être le leader mondial dans le domaine des hautes technologies[8]. Comme le souligne Élodie Le Gal, la date est loin d’être anodine, puisqu’il s’agit des 100 ans de la fondation de la République Populaire de Chine[9]. C’est pourquoi, la plupart des objectifs assignés par le plan MIC 2025 ayant été atteints, désormais, la Chine vise à imposer ses standards technologiques[10] : DeepSeek, BYD, etc. Et par ailleurs, il faut voir une véritable course poursuite aux métaux rares où la Chine dispose à cet égard d’un avantage certain sur le reste du monde. Ce faisant, la Chine est entrée dans une guerre de l’Opium inversée, créant de nouvelles formes de dépendances à son avantage, avec ses plate-forme commerciales et technologiques que sont Tému, Schein, ou encore TikTok Shop. Elle montre ainsi la réussite de son modèle dirigiste économique qui a su favoriser et faire éclore des champions rivaux des GAFAM. Et son avantage dans l’intelligence artificielle (IA), grand public et peu onéreux, semble avoir su capter l’attention des consommateurs (avec une « drogue » de technologie en libre accès).

L’affirmation de la nouvelle superpuissance chinoise

Afin de restaurer sa grandeur, et valoriser les efforts considérables demandés à sa population sous l’ère de Deng Xiaoping, la Chine a longtemps fait « profil bas », jouant de son adhésion à l’OMC pour présenter une face acceptable de son économie « de marché ». Cette duplicité, entretenue par l’opacité du régime, lui a permis de bénéficier d’un protectionnisme non apparent pour tout à la fois développer son industrie devenue « Atelier du monde » et, grâce à une population sous-payée, se constituer des réserves substantielles. Cette attitude industrieuse et laborieuse a trouvé les faveurs des entreprises occidentales enclines à délocaliser leur production. Ce faisant, la Chine se voyait dotée d’une très forte croissance en même temps qu’elle faisait l’acquisition de savoir-faire. C’est cette stratégie masquée que Donald Trump a ouvertement dénoncée lors de son accession au pouvoir en 2020.

Dans l’esprit chinois, il s’agit désormais de toucher les justes dividendes de ces années de labeur, d’une part, et d’affronter les idéaux occidentaux incompatibles avec la civilisation chinoise redevenue confucianiste, d’autre part. Cela se traduit par la promotion de l’hyperpuissance de l’Empire du Milieu[11]. Leur tactique vise à phagocyter le système occidental et à contraindre la décision des Occidentaux, parfois à leur insu. Les contrats commerciaux sont des armes permettant d’exporter leur modèle par capillarité, puisque les pays occidentaux sont obligés de recourir à des cabinets d’avocats spécialistes du droit chinois. Il s’agit d’un mouvement analogue à la venue des cabinets d’avocats américains après la Seconde Guerre mondiale au moment du plan Marshall.

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La politique d’accompagnement des entreprises technologiques chinoises permet à la Chine d’apparaître aujourd’hui comme le concurrent principal de la puissance américaine. Et réciproquement, seuls les États-Unis sont en mesure de rivaliser avec la Chine, qui lui dispute son hégémonie dans un monde redevenu de facto bipolaire, à défaut d’être multipolaire comme le voudraient certains.

Enfin la Chine se renforce désormais très largement au sein de l’ASEAN à travers le traité RCEP[12], en nouant des liens de dépendance régionale, de manière à se rendre incontournable et créer une forte polarisation asiatique. Ce faisant, l’empire du Milieu n’est plus l’usine du monde, mais l’architecte du commerce international, créant les dépendances de fond avec les acteurs régionaux de l’aire Indo-Pacifique et générant dans le même temps un nouvel ordre financier affranchi du Dollar US.

En réalité, davantage qu’un monde constitué de deux pôles face à face, verra-t-on émerger des blocs centraux et coordonnés en leur sein, reposant sur un équilibre région / nation / civilisation.

2)      Un monde bipolaire au détriment de l’Europe ?

Ainsi, l’histoire du futur s’écrit déjà ailleurs, et très probablement autrement.

                L’Amérique aux Américains : l’empire techno-patriote

Il est certain que la nouvelle doctrine américaine ne fait que renforcer la crainte légitime d’un monde dit VUCA (acronyme anglo-saxon signifiant « volatile, incertain, complexe et ambigu »). Pour les entreprises, notamment françaises, après une année électorale éprouvante, cela renforce le sentiment général d’incertitude et la difficulté à trouver un cadre apaisé pour la bonne marche des affaires, dans un climat économique déjà dégradé.

L’élection de Donald Trump ne fait que renforcer cette inquiétude générale, tandis que l’Occident au sens large, et son legs en droit international, sont de plus en plus contestés par un Sud Global constitué des BRICS+ qui poursuivent depuis lors un autre agenda géopolitique.

De toute évidence, le monde qui a été façonné par les institutions internationales depuis 1945 a vécu. L’ONU ne remplit plus son rôle de régulation des conflits, l’OMC n’est plus en mesure de d’arbitrer les échanges (ses organes de règlement des différends sont en panne), etc. Plus largement, l’esprit qui a présidé les relations internationales et notamment économiques depuis plus d’un demi-siècle s’est effacé, passant successivement de la coopération, à la compétition et désormais à la confrontation.

À cet égard, le nouveau Président américain, élu par une alliance techno-patriote, évoque une guerre commerciale contre l’Europe, à coup de tarifs douaniers, tandis qu’il prétend à un impérialisme sur le Canada, le Groënland et le Panama. Basé sur des considérations de sécurité des approvisionnements et l’accès aux terres rares, ce faisant, il redéploie la doctrine Monroe du début du 20e siècle (« l’Amérique aux américains ») et renoue parallèlement avec les expéditions de Theodore Roosevelt. L’Amérique du Sud reste sa chasse gardée, malgré les velléités ponctuelles du Brésil.

Ce faisant, il faut donc s’attendre à une compétition exacerbée dans l’espace économique avec un renforcement – voire un durcissement – des positions stratégiques américaines, comme on le voit dans la résolution du conflit russo-ukrainien. À cet égard, le prétendu « renversement des alliances » n’est autre que la volonté de réarrimer la Russie au monde occidental et la détacher de la Chine.

Dans le même temps, imposant un nouveau Bretton Woods, le Président américain, entouré des ex Paypal (Elon Musk, Peter Thiel), comme jadis l’or ou le pétrole, tente de lier le Dollar au Bitcoin comme monnaie de réserve, avec l’appui du fond BlackRock à la manœuvre, ceci afin de limiter la dédollarisation du monde.

                Le pivot arabique

Dans ce grand jeu de réorganisation du monde et de tectonique des plaques, il faudra aussi compter avec la péninsule arabique, qui, depuis les accords d’Abraham (2020) tente de composer pacifiquement avec Israël tout en alliant tradition et modernité. C’est une forme de techno-islamisme qui s’installe.

Ce faisant, prenant conscience d’une fin prochaine des pétrodollars dans un contexte marqué à terme par une énergie de moins en moins fossile, le sous-continent arabe cherche à montrer un nouveau visage et se projette dans un nouvel avenir. Créé en 1971, le fonds souverain Public Investment Fund (ou PIF en abrégé) d’Arabie Saoudite acte de l’épuisement programmé du pétrole et investit massivement depuis 2014 dans les économies diversifiées (200 participations environ) pour trouver autant de relais de croissance.

C’est également une politique de repositionnement qui est à l’œuvre, au moyen d’un puissant soft power que l’on voit déjà largement à l’œuvre dans le domaine sportif. Mais il faut aussi composer avec une conquête culturelle. Ainsi, un musée sous licence de marques « Le Louvre » a d’ores et déjà ouvert à Abu Dhabi (Émirats arabes unis), Dubaï s’affiche comme une ville-monde, où vient de s’achever l’Exposition universelle 2020, tandis que Ryad (Arabie Saoudite) accueillera cet évènement majeur, en 2030.

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Ce d’autant que cet agenda s’inscrit avec l’objectif affirmé d’une ville nouvelle, moderne et innovante, en cours de réalisation sur les rives de la mer Rouge, dénommée NEOM contraction du grec « néo » et de la lettre « M » pour Mostaqbal (futur en arabe), dont la première tranche sera livrée en 2025. Cette œuvre pharaonique est destinée à être un condensé de l’industrie du futur que veut incarner le royaume : énergie solaire, biotechnologies, ultra connectivité, etc.

À l’agenda de l’Arabie Saoudite, il faut également ajouter les JO asiatiques d’hiver de 2029, ainsi que le Mondial de football qui se tiendra en 2034.

Dans ce nouveau monde moins vertical et décentralisé, on voit se hisser sur le podium des capitales régionales et l’Arabie Saoudite n’a pas prévu d’en être absente. L’année 2030 devient ainsi un horizon dans cette affirmation de rayonnement et d’influence. Et la péninsule arabique, forte de son rayonnement cultuel auprès des populations arabes, mais aussi européennes et asiatiques, entend ainsi se positionner comme un pont entre les deux pôles rivaux Chine/USA. Et ce faisant, elle tente d’être une puissance d’équilibre, intégrée aux BRICS qui jouent de ce pivot.

Une Europe absente de l’histoire du futur ?

Il appartiendra dès lors à l’Europe – sans la confondre avec l’UE qui s’effacera sans doute dans sa superstructure actuelle – de trancher face à un choix crucial : découplage ? Indépendance pour une 3e voie ? Atlantisme accru ?

Il faut désormais garder à l’esprit que – pour toutes les raisons ci-dessus – la période qui vient sera beaucoup moins occidentalo-centrée et, plus généralement, qu’il faudra accepter la fin d’une domination de 500 ans des Européens sur le reste du monde. Ainsi, alors que l’Europe est au cœur des dynamiques mondiales depuis la Renaissance, il est possible qu’elle soit absente de l’Histoire du monde dans les décennies à venir, laissant présager un nouveau « Moyen-Âge ».

Ce recul est lié à l’impossibilité actuelle pour l’Europe d’apparaître comme une puissance, car ses membres sont divisés, à l’image du couple franco-allemand.

Pour l’équilibre de l’Europe, il est important que la puissance économique de la France soit comparable à celle de l’Allemagne.

Afin que celle-ci ne pèse pas trop lourd au cœur de l’Europe.

Notre développement économique a donc aussi un sens politique.

Valéry Giscard d’Estaing[13]

Aussi, dans un contexte de guerre froide, l’Europe a-t-elle reposé sur un couple fécond, à l’image du dieu Janus aux deux visages, où l’Allemagne était l’épée économique et monétaire quand la France fut le bouclier armé et diplomatique. À chaque force son rôle, à chaque nation son dessein tout en forgeant une Europe indépendante. Ce fut l’assise d’une forme de subsidiarité tacite, d’aucuns diront de « souveraineté partagée ». Pourtant, régulièrement, l’Allemagne, épouse volage, ne négligeait pas l’attraction américaine[14]. L’Atlantisme récurrent des Teutons réduisait le choix d’une 3e voie que l’Allemagne vient d’abdiquer concernant l’alliance stratégique européenne (militaire).

Le modèle franco-allemand résidait sur une partition de circonstance des éléments de la puissance :

  • France : armée et diplomatie ;
  • Allemagne : industrie et commerce.

Depuis une vingtaine d’années cependant, l’Allemagne joue un autre jeu au profit des US qui s’en servent comme un cheval de Troie. L’Allemagne est en recherche de réaffirmation stratégique et elle semble choisir le bouclier américain comme appui, le temps de retrouver une puissance autonome. Elle s’appuie également sur des liens historiques profonds (forte immigration germanophone aux US, liens culturels puissants) pour renforcer sa politique industrielle (ex : rachat de Monsanto par Bayer).

Or, le modèle allemand est à bout de souffle. Après avoir subi tout autant les effets de l’extraterritorialité des lois américaines ayant frappé certains de ses fleurons (Siemens, VW, etc.), l’Inflation Reduction Act a contribué à vider le modèle rhénan de sa substance, mettant en panne l’industrie germanique. L’Europe lotharingienne a ainsi été frappée en plein cœur.

Pour sa part, la France est en concurrence avec les États-Unis sur différents segments, dont le principal est celui de l’armement. La rupture brutale du contrat de Naval Group avec l’Australie (affaire des sous-marins d’attaque) et la formation d’une alliance Australie/États-Unis/Royaume-Uni (Aukus) a montré une volonté de déstabilisation de la Base industrielle et technologique de défense (BITD) française.

La France peut choisir entre :

  • Le parapluie américain : au risque de se faire éjecter d’Asie et d’Afrique et de voir sa BITD s’affaiblir ;
  • L’autonomie stratégique liée à une politique de non-alignement par le contournement de la puissance américaine. Il faut pour cela une motivation politique sans faille et un réseau diplomatique puissant. Il faut aussi pouvoir se faire des Alliés qui ne le soient pas avec les États-Unis et la Chine. La France pourrait se tourner vers l’Inde et le Moyen-Orient pour organiser des rapprochements stratégiques, ces membres des BRICS cherchant à ses désiniser et à sa dérussifier afin de réduire leurs dépendances.

Par ailleurs, la Guerre en Ukraine a supprimé toute possibilité d’alliance entre la France, la Russie et l’Allemagne. Cet axe aurait pu permettre de créer une puissance économique non-alignée avec le bloc occidental contrôlé par les États-Unis. Cela aurait été l’occasion de créer une large entente de l’Atlantique à l’Oural, comme l’envisageait le général de Gaulle. Peut-être est-ce in fine Donald Trump qui jouera cette partition en englobant la Russie dans le monde occidental.

L’Europe tente modestement de créer une position non-alignée et en dehors du conflit sino-américain. Elle a des armes juridiques comme le blocking statute. Ainsi, le règlement (UE) 2018/1100 du 6 juin 2018 portant protection contre les effets de l’application extraterritoriale d’une législation adoptée par un pays tiers[15] avait été réactivé pour contrer l’extraterritorialité US. Ce texte avait initialement été adopté en 2016 pour protéger les entreprises européennes des éventuelles sanctions américaines en application de la loi Helms-Burton et d’Amato-Kennedy.

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Plus récemment, les institutions européennes ont adopté le règlement (UE) 2023/2675 du 22 novembre 2023 relatif à la protection de l’Union et de ses États membres contre la coercition économique exercée par des pays tiers définis comme « une mesure affectant le commerce ou les investissements (…) un comportement d’ingérence (…) un empiétement de souveraineté ». Des mesures de riposte peuvent dès lors être appliquées par l’Union européenne. Toutefois, comme pour le règlement de 2018, il est à craindre que la mise en œuvre du texte demeure davantage une pétition de principe.

Néanmoins, l’Union européenne est devenue une superstructure administrative, assiégée par des lobbyistes pour beaucoup anglo-saxons, dont les institutions révèlent une tentation fédérale que lui refusent les peuples et la plupart de ses dirigeants, ce qui n’est pas sans créer des tensions qui paralysent son action. Loin d’être un ensemble uniforme, cohérent et organisé, l’Europe est traversée par des courants où chaque puissance régionale tente de jouer ses propres intérêts au détriment des autres composantes. En réalité, l’UE demeure alignée sur l’agenda militaro-financier des USA malgré certains actes de véhémence ponctuels. Bien qu’ayant forgé un investissement sur la transition énergétique post-Covid, les perspectives élaborées via le Green Deal (et plus généralement les politiques CSRD et RSE) semblent s’éloigner, de même que les effets de la surcompliance.

Sa doctrine dominante, contraire aux enjeux internationaux, est dictée par le principe de la consommation au meilleur prix, ayant eu pour conséquence l’accroissement des importations extérieures (on parle d’introduction dans le marché intérieur), la lutte contre les aides publiques et les subventions favorisant les fleurons et les services publics, le démantèlement de grands mécanos industriels (SNCF, EDF). Cette politique de régulation de la concurrence par le bas s’est traduite par un affaiblissement économique de l’Europe. Le moins-disant prévaut désormais dans le cadre de la politique économique et sociale européenne. L’UE en est réduite à réguler et réglementer à outrance, faute de dominer et de favoriser ses champions industriels et commerciaux.

Dans le contexte actuel, plusieurs facteurs doivent nous interpeller :

Depuis la crise ukrainienne, largement instrumentalisée à son origine, la Russie a été rejetée vers l’Asie. Depuis lors, toute velléité de puissance continentale de Brest à Vladivostok s’en trouve réduite. Sans aller vers un axe Paris-Berlin-Moscou, au moins à titre d’alliance de revers (le principe « Westphalien » demeurant toujours d’actualité), il appartient à la France de réparer ce lien d’amitié historique et économique qu’elle avait avec la Russie. Mais ce travail est ardu et nécessite de recréer un climat de confiance dans le temps, ce qui n’est pas acquis à ce jour.

De son côté, si Donald Trump a dénoncé l’OTAN c’est pour mieux se libérer d’un lourd fardeau budgétaire, davantage que pour renoncer à ce relais commercial de son appareil militaro-industriel. L’OTAN restera le meilleur vecteur de vente des armements américains.

Dès lors, quelle est la place d’une Europe divisée, délibérément privée de vision stratégique ?

Or, de par sa situation géographique, l’Europe est la dernière parcelle terrestre du continent indo-européen avant l’Océan. Ainsi, depuis toujours, et au fil des âges qui se sont succédées, diverses peuplades s’y sont installées et fondèrent ainsi l’identité européenne. La terre européenne est donc un point de rencontre, la croisée de plusieurs, voire de toutes les peuplades occidentales.

Elle n’est cependant pas monolithique et il est possible d’en cerner des frontières physiques et de dégager des blocs plus ou moins rigides. Ayant succédé à la Rome éternelle, l’Europe fut constituée, dans les premiers temps du Moyen Âge, par le grand empire des Francs, centré sur les pays du Rhin et du Rhône (espace qui prendra ensuite le nom de Lotharingie suite au partage de l’héritage politique de Charlemagne) s’étendant des Pyrénées à l’Elbe, des îles frisonnes à la Lombardie et de la Toscane aux marches de la Bretagne, restée celte, jusqu’au territoire de l’actuelle Autriche. À peu de choses près, cette entité correspondait à l’espace des six premiers pays signataires du Traité de Rome en 1957.

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En périphérie de cette souche homogène coexistent quatre autres formations géopolitiques, dont chacune puise ses ressources dans d’autres sphères d’influence. Satellites du cœur nucléaire européen, lequel exerce une attraction certaine et irréfutable, ces blocs constitués demeurent néanmoins animés par d’autres ressorts :

  • L’espace danubien qui s’étend jusqu’à la steppe ukrainienne, et qui regroupe l’Autriche, la Hongrie, la Tchéquie, la Slovaquie, les nouveaux états issus de l’ex-Yougoslavie ainsi que la Roumanie et la Bulgarie. Situés aux marches de l’Europe orientale, ils sont successivement passés, à l’exception de l’Autriche, de l’influence soviétique à l’attraction américaine, après avoir connu, pour quelques-uns, une présence musulmane ;
  • L’espace baltique est également doté de sa propre identité, blotti aux avant-postes des territoires Slaves. Cet espace rassemble ainsi la Finlande, la Norvège, la Suède, le Danemark, l’Estonie, la Lettonie, la Lituanie et la Pologne ;
  • L’espace méditerranéen se déploie sur les trois péninsules sudistes de l’Europe : l’Ibérique, l’Italienne et la mer Égée. Ces deux dernières ont été les grands empires qui ont guidé l’Europe sous l’Antiquité ;
  • enfin, l’espace atlantique, formé du Portugal et de la Grande-Bretagne, plus fermé à l’idée européenne, et qui sont ancrés vers d’autres horizons (USA, Brésil).

Ainsi schématisée, l’Europe est un assemblage composite de plusieurs cercles concentriques concourant à l’identification d’une civilisation homogène dont cet alliage constitue une mémoire indivise.

Par voie de conséquence, pour réussir et répondre aux nouveaux défis de la (dé)globalisation, l’unité européenne passe donc par la prise en compte de ses compartiments internes, mais elle sera toujours déséquilibrée s’il n’existe pas une union franco-allemande sincère et véritable comme point nodal de cet espace stratégique. Ceci conduit d’ailleurs à réfuter l’idée de fédération, qui crée une institution désaxée, au profit de la confédération, dans le respect des identités profondes. Pensée comme un espace économique et commercial, l’Europe a dévié en structure politique contraire à son essence. Tel est son péché mortel dont elle doit s’affranchir. Ceci correspondrait davantage aux structures qui se dessinent : des entités « régionales » avec une gouvernance multipolaire.

C’est à cette condition que l’Europe pourra s’affirmer dans le nouveau monde qui se dessine. Nous ne devons pas être relégués au rang de supplétifs.

[1] State Building : Gouvernance et ordre du monde au XXIe siècle [« State-Building: Governance and World Order in the 21st century »], La Table Ronde, 2005, et surtout La Fin de l’histoire et le Dernier Homme [« The End of History and the Last Man »], Flammarion, 1992.

[2] General Agreement on Tariffs and Trade

[3] LAÏDI Ali, « L’audit mondial sous surveillance américaine », in Cahiers de la guerre économique, 1ère partie, novembre 2020

[4] Paul Bairoch, Mythes et paradoxes de l’histoire économique, Paris, La Découverte, 1994

[5] Rémi Bourgeot. « Le protectionnisme, une passion américaine ? », Revue internationale et stratégique, vol. 108, no. 4, 2017, p. 89-100.

[6] STIGLITZ Joseph, Le prix de l’inégalité, Les Liens qui libèrent, 2012

[7] Conseil des Affaires d’État de la Chine, « Made In China 2025 plan issued », Communiqué de presse, 19 mai 2015. http://english.gov.cn/policies/latest_releases/2015/05/19/content_281475110703534.htm

[8] « La stratégie “Made in China 2025” va permettre de revitaliser l’industrie manufacturière chinoise », French. China.org.cn, 22 mai 2016. http://french.china.org.cn/business/txt/2016-05/22/content_38508736.htm

[9] LE GAL, Élodie, « Made in China 2025: l’ambition chinoise », Portail de l’IE, septembre 2015. https://portail-ie.fr/analysis/1273/made-in-china-2025-lambition-chinoise

[10] On parle d’un China Standard 2035

[11] CHARON Paul et JEANGERE VIMER Jean-Baptiste, Les opérations d’influences chinoises : un moment machiavélien, IRSEM, 2021

[12] Pour Partenariat économique régional global, conclu avec entre Birmanie, Brunei, Laos, Malaise, Cambodge, Indonésie, Philippines, Singapour, Thaïlande, Viêt-Nam, Australie, Chine, Japon, Corée du Sud, et Nouvelle-Zélande.

[13] Conférence de Rambouillet, 5 et 6 décembre 1974, AN, 5AG3/AE 129 cité par SOUTOU Georges-Henri, La Guerre froide la France. 1941-1990, Taillandier, 2018

[14] Voir SOUTOU Georges-Henri, La guerre froide de la France 1941-1990, Taillandier, 2018

[15] Egalement appelé « blocking statute ».

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À propos de l’auteur
Olivier de Maison Rouge

Olivier de Maison Rouge

Avocat – Docteur en droit Auteur du « Droit de l’intelligence économique –  Patrimoine informationnel et secrets d’affaires (Lamy, 2012) et du "Droit du renseignement-Renseignement d’État, renseignement économique" (LexisNexis, 2016).

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