David Galula, le théoricien de la contre-insurrection

6 août 2019

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Photo : La contre-insurrection nécessite de tenir les territoires. Ici une piste au Sahel (c) Pixabay
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David Galula, le théoricien de la contre-insurrection

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Driss Ghali est consultant international. Il est l’auteur d’un ouvrage sur David Galula et la théorie de la contre-insurrection. Nous évoquons la pensée de Galula et comment sa vision de la contre-insurrection peut répondre aux défis posés par l’islamisme.

 

Entretien recueilli par Jean-Baptiste Noé

David Galula (1919-1967) est peu connu en France, mais très apprécié aux États-Unis, les militaires américains voyant en lui un des stratèges de la contre-insurrection. Au cours de ses différents postes, il a été au contact de plusieurs guerres d’insurrection, notamment en Chine et en Algérie. Comment cela a-t-il contribué à forger sa pensée ?

Tout a commencé en Chine au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Galula y a été envoyé comme adjoint de l’attaché militaire français à Pékin. Il avait 26 ans. À l’époque, la guerre civile entre communistes et nationalistes battait son plein. Un beau jour en 1947, Galula prend sa jeep et part en vadrouille. Il finit par rentrer en zone communiste, un peu sans s’en rendre compte, et se fait enlever par des insurgés maoïstes. Tout de suite, l’otage Galula (qui parle le mandarin) sympathise avec le chef des guérilleros qui le traite correctement et lui fait faire le tour du propriétaire. Il note la discipline des combattants communistes et l’attention portée à l’endoctrinement des soldats, des cadres, mais aussi des prisonniers. Il remarque aussi que la population obéit sans rechigner et que les routes sont sures, sans banditisme ni coupeurs de chemin, contrairement à la zone nationaliste. Libéré quelques jours plus tard, Galula se plonge dans les écrits de Mao puis dévore tout ce qui se rapporte aux guérillas communistes et indépendantistes (Malaisie, Philippines, Indochine, Grèce entre autres).

Dix ans plus tard, Galula se porte volontaire pour commander une compagnie d’infanterie en Algérie. Il aurait pu rester à l’État-Major à Paris, mais il a insisté (contrariant sa femme) pour aller sur le terrain. Son objectif ultime était de tester sur le terrain les leçons tirées de dix ans d’observation du phénomène insurrectionnel.

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En quoi consiste la contre-insurrection prônée par Galula et comment sa théorie s’articule autour de son expérience vécue ?

Galula prend à revers la stratégie des insurgés. Il comprend qu’ils tirent leur force et leur unique chance de l’emporter de leur relation fusionnelle avec la population. En effet, les insurgés obligent les civils, par la terreur et la persuasion, à leur fournir refuge, nourriture, argent et renseignement (voire des femmes).

Eh bien Galula propose à l’armée de priver l’insurrection de son oxygène c’est-à-dire la population. Il propose une méthodologie pratique et extrêmement claire pour éloigner les civils des insurgés. Il s’agit d’un programme en treize étapes qui combine des actions de choc (tuer ou emprisonner les virulents), du renseignement (recenser la population et identifier les cellules dormantes) et des initiatives d’ordre politique (déléguer des compétences à des élites locales).

Il s’agit d’une approche globale qui va bien au-delà du rôle classique du soldat. Avec Galula, la mission de l’officier acquiert une dimension politico-administrative qui rappelle le rôle d’un préfet. Le seul terrain qui vaille pour Galula est le terrain humain : celui des rapports de force et des croyances qui structurent une population donnée.

Galula a testé et ajusté ses théories in vivo en Algérie entre 1956 et 1958. Lors de ce conflit, il a constaté que l’armée n’avait pas de méthodologie unifiée de pacification, chacun faisait ce qu’il voulait dans son coin. Galula a ainsi formulé une doctrine ancrée dans le réel et qui s’appuie de bout en bout sur le bon sens. C’est ce qui la rend très facile d’accès pour le lecteur profane, cinquante ans plus tard.

Quelle place doivent avoir la répression militaire et la communication auprès des populations dans la contre-insurrection ? 

Elles vont de pair. Pour Galula, chaque soldat est un communicant et chaque contact avec la population est une occasion de communiquer avec elle. Il est hors de question de mal parler aux civils, de draguer leurs femmes ou de se servir chez l’habitant. L’idée de Galula est de combiner fermeté et empathie.  Les forces loyalistes, selon lui, doivent punir quand il le faut, mais d’une manière proportionnelle et prévisible. En Kabylie, il a édité une sorte de code pénal et en a fait une grande publicité auprès de la population. Il a compris que les gens acceptent de collaborer avec un pouvoir dont les réactions sont prévisibles à l’avance : ils détestent les fous furieux qui pour un rien explosent et se vengent sur les civils. Pour Galula, il ne sert à rien de distribuer les bonbons, les vaccins ou les allocations si la population n’a pas commencé à obéir aux forces loyalistes. Ces services doivent être perçus comme une récompense en contrepartie de la coopération avec la force de pacification.

Vous voyez donc que la communication est indissociable du travail militaire de pacification. Elle l’alimente et l’habite en permanence.

Galula est allé plus loin au point de proposer une chaîne de radio destinée aux musulmans et qui émet en arabe et en kabyle. Selon lui, la communication ne doit pas avoir de tabou : il faut parler la langue de la population cible. La radio de Galula aurait couvert l’Algérie, mais aussi la Seine-Saint-Denis, la région lyonnaise et le nord de la France, autant de secteurs à forte immigration algérienne. Vous vous rendez compte ? Il a fait cette proposition en 1962 ! S’il était vivant aujourd’hui, il aurait préconisé à la France de racheter Al Jazeera ou d’en créer une copie qui soit aussi percutante et professionnelle.

Nous avons France 24, de nos jours. Elle parle un arabe châtié que personne ne comprend en banlieue… Elle s’adresse (et elle le fait bien, je crois) aux élites qui vivent au Maghreb, mais elle tourne le dos aux masses musulmanes situées de l’autre côté du « périph ». Celles-ci parlent wolof, kabyle, des dialectes maghrébins et le français. Galula aurait monté une web-TV dans chacune de ses langues et aurait adapté leur ligne éditoriale à l’univers mental des populations cibles.

Galula décède très jeune d’un cancer rapide. Pendant quarante ans, ses thèses sont oubliées et ses écrits restent aux oubliettes. Pourquoi a-t-il ressurgi aux débuts des années 2000 ?

La réponse porte un nom : la « Baraka » divine.

Plus sérieusement, Galula sort des oubliettes grâce au travail d’une poignée d’officiers américains, extrêmement curieux, et de chercheurs de la RAND Corporation. Ils ont fini par présenter les idées de Galula au général David Petraeus qui, en 2005, venait de prendre le commandement d’un centre d’excellence de l’armée (Fort Leavenworth, Kansas). Il a tout de suite accroché et a décidé d’inclure les écrits de Galula dans la doctrine enseignée aux élèves officiers !

Le fait que les deux livres majeurs de Galula aient été rédigés en anglais a joué un rôle déterminant dans ce renouveau. Par ailleurs, Petraeus est francophile, c’est un ancien parachutiste qui admire Bigeard. Il a trouvé dans Galula un cadre théorique qui lui a permis de coucher par écrit ses intuitions au sujet de la guerre insurrectionnelle. En effet, Petraeus a touché du doigt ce domaine en Bosnie, à Haïti et en Amérique Centrale.

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Face au terrorisme islamiste d’aujourd’hui, quelles pourraient être les solutions tirées de la pensée de Galula pour le combattre et le vaincre ?

Si Galula était vivant, il serait consterné par notre triple déni.

Tout d’abord, nous refusons d’admettre que nous sommes en guerre. Ensuite, nous refusons de nommer l’ennemi. On s’y perd entre salafistes, djihadistes, takfiristes, islamistes et autres wahhabites. Résultat : nous faisons la guerre au terrorisme c’est-à-dire à une méthodologie et non à des ennemis, ce qui est ridicule. Enfin, nous méconnaissons la nature de cette guerre qui est insurrectionnelle. Nous croyons naïvement que nos drones et nos sous-marins vont nous être d’une quelconque utilité face à des Merah, des Abdeslam ou des Mokhtar Bel Mokhtar (alias Marlboro).

La seule chose qui importe est la population, elle détient la clef de la victoire. Le jour venu, elle la donnera aux forces loyalistes (disons la France et ses alliés pour aller vite) ou aux islamistes.

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La guerre d’insurrection n’est-elle pas d’abord affaire de volonté des populations et non pas question de moyens techniques ? Volonté des peuples de chasser un occupant ou d’un parti de prendre le pouvoir ? Dans ce cas-là, comment donner la volonté de vaincre l’islamisme aux populations musulmanes qui le subissent ?

Vous avez raison. Les populations n’aiment pas être occupées et dominées par des étrangers. C’est vieux comme le monde. Or, il s’avère parfois que les étrangers sont meilleurs guerriers que les locaux au point de les soumettre et vivre parmi eux. C’est exactement ce qui s’est produit en Irak entre 2003 et 2008 lorsque les combattants étrangers d’Al Qaeda ont mis sous tutelle les zones tribales sunnites autour de Ramadi et Falloujah. Ils se passent la même chose aujourd’hui lorsque des combattants arabes s’installent au nord du Mali pour faire le djihad. Les gens ne les aiment pas, mais préfèrent se soumettre à eux pour avoir la vie sauve. Rendez-vous compte de la facilité avec laquelle Gao et Tombouctou ont été prises ! Il suffit de cent gars pour dominer une ville et la plonger dans la barbarie.

Galula propose les moyens de délivrer une population de l’emprise des violents, car toute seule elle n’y parviendrait pas.

Vous avez également raison en posant la question de la « volonté » des populations musulmanes de vaincre l’islamisme. En ont-elles vraiment la volonté ? Je veux dire que le djihad fait partie de la grammaire de l’histoire des pays musulmans. C’est notre manière à nous musulmans de renouveler les élites sans avoir à inventer des idéologies sur-mesure. Il s’agit d’un moyen low cost de provoquer le changement. Pas besoin d’inventer les Lumières ou d’attendre Rousseau ou Voltaire pour se mettre en mouvement : le djihad est disponible, sur étagère depuis 1400 ans.

Au Maghreb, à chaque grand cataclysme politique, vous trouverez toujours un appel au djihad pour chasser la dynastie « impie » ou soumettre les voisins « hérétiques ». Même en Afrique noire, le djihad a servi à bouleverser les équilibres politiques (Imamat de Fouta Jalon en Guinée, XVIIIe siècle).

La bonne nouvelle est que le recours au djihad est cyclique. Nous sommes certainement au pic, au maximum de la poussée. Il y aura un reflux. Bien malin est celui qui saura dire quand ce reflux se produira. Malheureusement pour nous, ce pic coïncide avec l’explosion démographique. Le djihad peut compter sur des dizaines de millions de jeunes mécontents et impatients d’en découdre.

Pour les élites des pays musulmans, deux choix se présentent à mon humble avis. Devenir islamistes par opportunisme afin d’éviter que le pouvoir ne tombe entre les mains des extrémistes, ou bien produire une alternative au discours djihadiste. Or, cette alternative n’existe pas, car les élites du sud ont péché par paresse et conformisme depuis les indépendances des années 1950-1960. Elles n’ont rien à opposer au discours djihadiste à part un vague projet néolibéral ou une espèce de nationalisme délavé.

Rares sont les pays musulmans qui ont une chance de s’en sortir. Parmi eux, le Maroc. Je ne le dis pas parce que j’y suis né ou parce que Galula y a grandi, je le crois profondément. La société marocaine a inventé ses propres mécanismes de défense contre le djihadisme. Elle l’a fait spontanément au cours des siècles. Nous avons créé un islam populaire et enraciné dans nos terroirs. Je me réfère à l’islam des marabouts, un islam qui se conjugue au féminin, celui de ma grand-mère qui occupe littéralement le mausolée d’un saint homme pour prier et se recueillir des jours durant. C’est un acte révolutionnaire lorsqu’on sait que les femmes sont admises en catimini dans les mosquées (elles occupent un espace ségrégé, loin de la vue des hommes). L’islam maraboutique est authentique et intense, il se moque du djihadisme et de ses histoires de kamikaze. Il est en danger malheureusement, mais cela est une autre histoire.

Un islam similaire existe certainement au Sénégal, celui des grandes confréries. Il faut absolument l’aider à survivre et à prospérer. C’est la seule et unique ligne de défense contre le djihadisme en Afrique de l’Ouest.

Vous appelez à une coopération entre le nord et le sud. Cette politique est essayée depuis plusieurs décennies et ne semble pas vraiment réussir. Quelles seraient pour vous les conditions à réaliser pour que la coopération soit efficace ?

De toute façon, l’Europe n’a pas le choix. Elle court réellement le risque d’être entourée par une ceinture de théocraties sur son flanc sud. Si cela se produit, il faudra oublier les vacances à Ibiza ou en Grèce. Demain, les bateaux pneumatiques des passeurs seront remplacés par des go fast blindés qui débarqueront sur les plages européennes pour livrer de la drogue, enlever des femmes et commettre des attentats. Et nos systèmes de détection électronique n’y feront rien. Voyez comment l’Europe (avec tout son argent et sa technologie) peine à détecter les chalutiers déglingués qui quittent la Libye par temps clair et mer calme…

À mon avis, il manque deux choses à cette coopération nord-sud : un peu plus de Sérieux et un peu plus d’Amour.

Le Sérieux est de reconnaître que l’islamisme occupe tous les espaces délaissés par les élites du sud. Il a envahi le champ social (crèches, cliniques) puis les écoles et, aujourd’hui, il prospère au sein des médias et des syndicats professionnels (journalistes, médecins, ingénieurs entre autres). Il ne sert à rien d’organiser des grands colloques à Nice ou à Zurich si les élites du sud ne sont pas préparées pour résister au choc de l’islamisme. Nous n’avons pas besoin d’un équivalent de Ghandi au Maghreb, mais de plusieurs Reagan qui cumulent charisme naturel et volonté de se battre pour des idées. La priorité pour l’Europe est d’armer les élites du sud pour qu’elles soient plus robustes, plus agressives et surtout qu’elles restent sur place. Aujourd’hui, une partie non négligeable de l’intelligence maghrébine et sahélienne vit à Genève, Londres et New York. Ce n’est pas comme ça qu’on va gagner la bataille contre l’islamisme !

Enfin, il faut de l’Amour. On ne cesse de parler de sécurité et d’immigration. Parlons un peu de prospérité. À la pulsion de mort qu’est l’islamisme, opposons une pulsion de vie ! J’appelle de mes vœux à l’ouverture d’un arc de coprospérité qui irait de Dakar à Lisbonne en passant par Alger et Madrid. Un pays comme le Maroc a tout en commun avec le Sénégal ou le Portugal alors qu’il n’a presque rien à dire à l’Estonie ou à la Finlande. Or, l’Union européenne oblige les pays du flanc sud (France, Espagne, Italie, etc.) à se soumettre à des procédures et des politiques qui regardent vers l’est (c’est-à-dire vers l’hinterland allemand). Je pose la question : est-ce que le temps est venu de s’affranchir du carcan de l’UE ? Je crois que oui.  Je ne demande pas à démanteler l’UE, je dis juste qu’il faut redonner aux pays méditerranéens des marges de manœuvre pour approfondir leur collaboration sans avoir à demander, au préalable, l’avis d’un Letton ou d’un Danois.

 

 

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Driss Ghali

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Fondateur et directeur d'Ataliya Solutions
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