<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> La menace économique chinoise : fantasme ou réalité d’un nouveau « péril jaune » ?

13 octobre 2020

Temps de lecture : 5 minutes
Photo : Travailleurs chinois © Pixabay
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La menace économique chinoise : fantasme ou réalité d’un nouveau « péril jaune » ?

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La Chine serait devenue dans la compétition économique mondiale et à l’échelle planétaire une énorme machine à cash, à la fois aspirante en capitaux et matières premières, et refoulante en produits manufacturés toujours plus élaborés. Elle serait ainsi responsable des maux de la planète et de l’affaiblissement des démocraties occidentales. S’agit-il d’une réalité ou d’un fantasme ?

La dénonciation d’un péril jaune fossoyeur de l’Occident est contemporaine de la seconde révolution industrielle et de « notre première mondialisation ». Dès l’époque, sous la plume de Jacques Nowicov en 1897 dans un ouvrage éponyme, ce péril présente une connotation économique. Dans un monde devenu un marché unifié, le « péril jaune » y est incarné par le Chinois qui se contente d’un salaire de misère et est conduit à se déplacer, annonçant le temps où l’émigration asiatique dépassera l’émigration européenne, explique Nowicov.

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La menace chinoise, le retour d’un air connu

La montée en puissance de la Chine au cours des dernières années a donné lieu, par contraste avec les difficultés sociales et économiques des pays occidentaux, à des représentations qui renvoient à ce passé, à l’instar du Vampire du Milieu (2010) de Philippe Cohen et Luc Richard. Filant la métaphore, les auteurs développent dans cet ouvrage le tableau d’une Chine qui aurait réussi à endormir le monde (grâce à sa diplomatie économique, sa main-d’œuvre sous-payée, une monnaie dévaluée, le commerce de ses produits low cost, sa diaspora…) et qui aspire à elle non seulement le travail, mais aussi les ressources énergétiques, les matières premières ou les terres agricoles…

Ce faisant, elle serait responsable des maux de la planète et des difficultés des PDEM, soit pêle-mêle, des crises économiques, de la pollution, de la désindustrialisation et du chômage, des pandémies, du renchérissement des matières premières, de la paupérisation des classes moyennes, de la remise en cause des systèmes sociaux et de la démocratie… et in fine d’un désespoir gros de toutes les déviances (drogue, prostitution, délinquance) alors qu’elle-même, selon Antoine Brunet et Jean-Paul Guichard, La visée hégémonique de la Chine, nagerait dans la prospérité et la stabilité sociale.

Des statistiques qui s’inscrivent dans une logique de rattrapage aux effets ambivalents 

Les « Trente Glorieuses chinoises » des années 1980-2010 sont dues, certes, à l’adoption d’un modèle efficace, et pour l’essentiel à un transfert massif et croissant d’investissements directs venus de l’extérieur (117,5 Mds en 2013), à un taux d’épargne intérieur de l’ordre de 50 %, à un taux d’investissement de l’ordre de 35 % (plus de 45 % ces dernières années), à un excédent de la balance courante qui, depuis 2004, dépasse les 5 % du PIB… avec pour résultat une croissance économique supérieure à 10 %.

Pourtant, statistiquement, derrière les vocables journalistiques d’« usine et de banque du monde » se cache une réalité plus modeste. Avec une population qui représente 19 % de la population mondiale, le poids de la Chine dans le PIB mondial et les échanges internationaux est de l’ordre de 11 % en 2013. Il est vrai, toutefois, que la Chine qui ne détient que 9 % des terres agricoles consomme actuellement 20 % de la production alimentaire mondiale et entre 40 % et 50 % de la production mondiale de métaux ainsi que 22,6 % de la production énergétique. Ses réserves de change représentent près de 34 % des réserves de change mondiales et alimentent ses investissements d’État et l’internationalisation de ses firmes.

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En raison du surgissement rapide de ce pays et par le jeu des délocalisations, cette situation nouvelle a indiscutablement freiné ou détruit des emplois industriels dans les pays développés, influé sur la hausse du cours de toutes les matières premières, contribué au déficit de leur balance commerciale et de leur balance des transactions courantes.

La frénésie chinoise d’achat de matières premières, comme l’exportation de produits bon marché, a aussi l’inconvénient de maintenir leurs fournisseurs du Sud dans leur spécialité internationale de produits primaires, que ce soit en Afrique et en Amérique latine.

Toutefois, le mastodonte chinois est aussi un Godzilla (1) qui, outre d’avoir sorti de la misère 300 millions de Chinois, finance les déficits budgétaires et équilibre la balance des paiements courants des pays développés, autorise la croissance externe de nombre de grandes multinationales occidentales, tire par ses achats la forte croissance de l’Amérique latine et de l’Afrique, favorise enfin le développement, par ses investissements, de l’ Asie du Sud-Est mais aussi de l’Europe (Grèce, Hongrie, Norvège, Suède, Irlande…).

Des comparaisons qui ne font pas obligatoirement raison…

La frustration occidentale provient d’un contraste entre la situation chinoise et celle des pays développés au cours de la période : dans ces derniers, la croissance y a été divisée par deux, voire par trois, par rapport aux Trente Glorieuses, le chômage s’y est envolé, les déficits budgétaires et commerciaux comme l’endettement se sont amplifiés alors que les progrès sociaux de la période antérieure ont été remis en cause et que les inégalités s’y sont creusées. La concurrence chinoise est loin d’expliquer tous ces problèmes, mais elle y a contribué.

Les réalités conduisent pourtant à relativiser cette logique simpliste de vases communicants.

Ainsi, si le niveau de vie chinois a augmenté, il l’a fait de façon très relative (la Chine est au 37e rang mondial et, selon une étude récente de l’OCDE, devrait rester à ce niveau jusque vers 2060). Celui des Occidentaux n’a pas baissé de façon substantielle, sinon sous l’impact des erreurs commises (crise des subprimes de 2008, crise d’endettement dans la zone euro).

Le niveau de protection sociale mesuré par l’indice de développement humain est encore plus probant. Tous les pays développés restent stables à 0,9 (le maximum étant de 1) et trustent le haut du classement, alors que la Chine, qui connaît de façon accélérée les difficultés politiques, économiques et sociales rencontrées par ces derniers depuis la première révolution industrielle, pointe avec 0,699 au 101e rang mondial en 2012.

De même, en termes de Bonheur national brut (BNB), la France est au 25e rang mondial (2013) alors que la Chine se trouve au 93e rang, derrière l’Albanie (62e) ou la Grèce (70e).

Au total, la déprime occidentale (2) devant les succès chinois relève donc assez largement d’une lecture de l’histoire décliniste (3) ou de projections post-marxistes.

Des changements à vue de l’ordre mondial pour lesquels la Chine n’est pas la plus  coupable 

La configuration du monde a changé depuis les années 1970-1980 avec la mondialisation, la place prise par le monde financier, l’essor des émergents dans lequel la Chine n’est que la forêt qui cache la forêt, la remise en cause d’un monde à l’architecture dominée par les Occidentaux.

Les États-Unis y ont une lourde responsabilité, plus importante que celle de la Chine.

Par ailleurs, le problème n’est pas tant l’émergence de cette dernière que les moyens qu’elle a utilisés pour le faire : subventions aux exportations, espionnage économique, coordination des efforts économiques par l’État, protectionnisme discret mais efficace, détournement de marques, toléré par l’État quand il n’est pas encouragé.

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Bien sûr, la Chine n’est pas la seule à pratiquer la « guerre économique ». Mais aucun pays ne la pousse aujourd’hui aussi loin. Elle ne fait qu’obéir à la logique d’accroissement de la puissance et de la richesse qu’évoque Christian Harbulot, d’autant plus justifiée dans un pays dont nous avons vu qu’il est loin d’être parvenu à notre niveau de développement. Pendant ce temps les pays occidentaux se sont endormis, sûrs de leur supériorité, et ont laissé faire, laissant se mettre en place des déséquilibres qui ne sont plus supportables aujourd’hui.

L’heure n’est sans doute ni aux lamentations devant la fin des Trente Glorieuses ni à la recherche de boucs émissaires, mais à la prise de conscience et à une contre-offensive devenue une nécessité.

Cette dernière passe sans doute par l’élaboration d’une diplomatie économique digne de ce nom et le respect du principe de réciprocité promu par la France et l’Union européenne.

 


Notes

1-Monstre du cinéma japonais, tantôt ennemi tantôt bienfaiteur des hommes.

2- Cf. Dominique Moïsi, La Géopolitique de l’émotion, Champs, 2010.

3- Cf. David Engels, Le Déclin, Éditions du Toucan, 2013.

À propos de l’auteur
Michel Nazet

Michel Nazet

Diplômé en histoire-géographie, droit et sciences politiques (Sciences-Po Paris), Michel Nazet est professeur de géopolitique. Dernier ouvrage paru : Comprendre l’actualité. Géopolitique et relations internationales, éditions Ellipses, 2013.
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