<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> La Russie et la Chine en Eurasie

27 janvier 2020

Temps de lecture : 5 minutes
Photo : Vladimir Poutine et Xi Jinping lors du 11e Sommet des BRICS à Brasilia le 13 novembre 2019, Auteurs : Ramil Sitdikov/POOL/TASS/Sipa US/SIPA, Numéro de reportage : SIPAUSA30189795_000002.
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La Russie et la Chine en Eurasie

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À l’Ouest, on doute de la solidité du lien actuel entre Russie et Chine. Le déséquilibre entre les deux pays condamnerait à terme leur alliance : la Chine est neuf fois plus peuplée que la Russie, son PIB est huit fois supérieur, son budget militaire, deux fois. La Russie ne pourrait être qu’un vassal, aux conditions de Pékin. Il suffirait donc à l’Occident de lui faire miroiter quelques concessions pour qu’elle rompe l’alliance chinoise. C’est sous-estimer de très puissants facteurs de cohérence.

L’histoire des relations Russie-Chine est certes dominée par la méfiance. Pour les Chinois, les Russes sont une variété de ces Occidentaux qui l’ont écrasée au xixe siècle. Culturellement, les Russes se sentent européens. Chez eux, la peur du « péril jaune » est héritée du joug tatar qui a dominé le pays du xiiie au xvie siècle. Et la fusion mentale entre Chinois et Tatar est facile. Ainsi, dans le film d’Eisenstein, Alexandre Nievski, l’envoyé tatar qui apparaît au tout début est un Chinois habillé en mandarin. À la chute de l’URSS, en 1991, les relations entre Moscou et Pékin étaient distantes. Elles le sont restées pendant les deux décennies suivantes. Aucune association ne s’esquissait. Mais plusieurs géopolitistes américains ont mis en garde contre une stratégie de refoulement de la Russie hors d’Europe par une expansion conjointe de l’OTAN et de l’UE, dynamique d’exclusion propre à jeter Moscou dans les bras de Pékin. De fait, lorsque cette stratégie a concerné l’Ukraine en 2014, un seul voyage de Poutine à Pékin en mai a débloqué tous les dossiers en souffrance depuis une à deux décennies (livraisons d’armes high-tech, contrat gazier, coopération aérospatiale).

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La Chine, alternative à l’Europe

Les craintes des géopolitistes américains reposent sur le fait que si depuis cinq siècles, pour la Russie, le progrès technique est toujours venu d’Europe de l’Ouest, depuis le début du xxie siècle, la Chine est devenue une alternative. Étonnamment, c’est dans ce contexte de rupture historique que l’UE et les États-Unis ont décidé en 2014 un embargo sur certaines technologies à destination de la Russie, y compris pour les contrats déjà en cours, tandis que Washington interdisait l’usage du dollar dans certaines transactions avec des entreprises russes sous sanctions américaines.

Sur cette base, il serait étonnant qu’à l’avenir Moscou implique la technologie d’un partenaire occidental dans un investissement à caractère stratégique. L’association avec la Chine ouvre en revanche de larges opportunités pour mettre au point les technologies qui sont encore un monopole occidental. Avec l’embargo, c’est même devenu une obligation stratégique. Ainsi, si en 2013 Alstom ou Siemens se disputaient le marché du TGV russe, les sanctions de 2014 ont tranché. Il devrait être chinois. Cela mettra la Russie à l’abri d’un embargo éventuel sur une pièce vitale ou sur une autre. D’autant que les Chemins de fer russes (RJD) étant sous sanction américaine, ce sont les banques chinoises qui participeront au financement du réseau.

La coopération technologique ouvre aux deux pays des perspectives uniques dans tous les domaines régaliens. La Russie voulait retrouver la capacité à produire des avions long-courriers, monopole de Boeing et Airbus. La Chine souhaitait l’acquérir. Mais aucun accord ne s’esquissait. Le principe a été brusquement acté en mai 2014. L’accord a été signé en 2016. La production doit démarrer en 2025 et viser tout le marché asiatique. L’intégration d’une avionique occidentale sera réduite au minimum : en 2019, Washington a interdit la vente de moyen-courriers russes à l’Iran parce qu’ils incluent des pièces américaines.

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Une coopération en matière spatiale a aussi été décidée en mai 2014. Depuis 2017, elle se précise : participation chinoise au programme russe d’élaboration de bases habitées (pour la Lune et Mars), contribution russe à la mission chinoise vers la Lune prévue pour 2023…

Dans tous les domaines, la participation de groupes européens est sous la menace de sanctions américaines. Les financements chinois sont donc les seuls à pouvoir s’impliquer sans crainte en Russie. Hormis Total, les Occidentaux sont ainsi totalement exclus des hydrocarbures arctiques, dans lesquels s’impliquent de plus en plus les capitaux chinois, mais aussi indiens, japonais et coréens.

La Chine a engagé en 2013 sa Belt and Road Initiative. Elle établit des liens ferroviaires réguliers avec son principal marché, l’Europe de l’Ouest et du Centre. En 2017, 3 700 convois ont emprunté cette « nouvelle route de la soie » à travers le Kazakhstan et la Russie, la route la plus courte, et qui ne traverse que des pays stables. En 2020, on en attend plus de 7 500.

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Un commerce qui ne cesse de s’intensifier

Le trafic entre l’Asie orientale et l’Europe étant presque entièrement conteneurisé, la voie ferrée offre en effet des avantages. Le train relie Shanghai à Rotterdam en treize à quinze jours, contre quarante à quarante-cinq par la mer, mais pour un prix au conteneur deux fois et demie plus élevé. Du centre de la Chine au centre de l’Europe, il faut toutefois ajouter au transport maritime le déplacement vers (en Chine) et depuis (en Europe) les côtes, dans des zones où la circulation est très dense, donc coûteuse : au conteneur, 500 km d’un port de la mer de Nord au centre de l’Europe coûtent aussi cher que la traversée Shanghai-Rotterdam. Par ailleurs, avantage pour certains trafics, la fréquence est plus grande : 7 500 trains par an représentent 20 départs par jour, contre seulement 25 par semaine par bateau. Sur un trafic annuel Chine-Europe de 10 à 13 millions d’EVP, le ferroviaire pourrait capter 3 à 4 millions d’EVP.

Sur cet axe, en Russie de l’Ouest, les services réguliers vers les villes chinoises se multiplient, alors que jusqu’alors le trafic conteneur entre Russie et Chine transitait par les ports chinois et Saint-Pétersbourg. Le commerce entre les deux pays progresse fortement. De 1994 à 2003, la Chine ne représentait que 2,5 % des importations russes et 3 % de ses exportations. En 2008, elle est devenue son premier fournisseur, de peu devant l’Allemagne. Avec la crise ukrainienne, cette part est passée de 17 % en 2013 à 22 % en 2018 (Allemagne 11 %). Alors que la Chine n’était que le quatrième client de la Russie en 2013 (7 % de ses exportations), elle est devenue le premier en 2018 (12,5 %). Dès décembre 2019, le gaz va encore accroître cette part.

Moscou pourrait certes craindre que la Chine ne soit tentée par les immenses ressources minières d’une Sibérie orientale vide d’hommes. Mais mieux vaut pour la Chine ne pas assumer les frais de gestion et d’aménagement d’un espace aussi rude. De toute façon, leur seul débouché plausible est la Chine ou l’Asie orientale. Les intérêts chinois peuvent s’y approvisionner voire s’y investir. D’autant qu’en 2015, Moscou a annoncé que les groupes chinois, et eux seuls, pourraient dépasser une participation de 50 %. Leurs 3 000 km de frontières mutuellement reconnues leur assurent en réalité un vaste linéaire sécurisé. Pékin et Moscou peuvent donc consacrer leurs forces aux zones où leurs intérêts vitaux sont en jeu, qui à l’ouest, qui à l’est.

Sur le plan politique, les deux pays s’épaulent au Conseil de sécurité de l’ONU. Ils ont la même vision d’un monde multipolaire. Pour Moscou, la participation au club des BRICS ou à l’Organisation de coopération de Shanghai, cette dernière rassemblant la moitié de la population mondiale, offre bien plus de perspectives qu’un G7 qui passe son temps à la mettre en accusation.

Dans tous les domaines, la coopération entre les deux pays leur offre des perspectives politiques et économiques sans équivalent. En s’associant, ils peuvent constituer un môle solide d’intérêts partagés au cœur de l’Eurasie. Pour la population russe, le modèle économique chinois est plus attractif que le modèle européen de chômage de masse, d’immigration incontrôlée et de déconfiture industrielle.

La seule condition sine qua non de cette alliance est la confiance entre les deux partenaires. Quel que soit son hôte, le Kremlin aurait-il intérêt à inquiéter le partenaire chinois et menacer une alliance aussi fructueuse par des contacts poussés avec un partenaire occidental dont l’humeur peut changer à la première élection ? D’autant que, depuis 1992, ces pays occidentaux n’ont jamais cessé de tout faire pour refouler la Russie hors d’Europe.

 

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À propos de l’auteur
Pascal Marchand

Pascal Marchand

Agrégé et docteur en géographie, professeur à l’université de Lyon II, Pascal Marchand est auteur de Géopolitique de la Russie, PUF, 2014.
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