<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Entretien – Le Japon : le pays qui ne fait rien comme les autres

3 juin 2020

Temps de lecture : 7 minutes
Photo : Mont Fuji © Unsplash
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Entretien – Le Japon : le pays qui ne fait rien comme les autres

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Jean-Marie Bouissou est un historien français spécialiste du Japon contemporain diplômé de l’Ecole Normale Supérieure.  Il livre pour Conflits son analyse sur un pays singulier à bien des égards. Entre admiration et réalisme quant aux défauts du pays, Jean-Marie Bouissou est bien placé pour se prononcer sur l’originalité nippone. 

Propos recueillis par Pascal Gauchon.

 

Conflits : Pourquoi vous êtes-vous intéressé au Japon ?

Jean-Marie Bouissou : Par hasard. En 1975, l’armée m’a expédié enseigner l’histoire au lycée de Tokyo. À l’époque, j’étais fasciné par les révolutions. Je croyais savoir que le Japon n’en avait jamais connu. Pourquoi ? Mon parcours de chercheur a commencé avec cette question.

Conflits : Vous faites du Japon « un pays très incorrect ». En quoi l’est-il ?

Jean-Marie Bouissou : En tout ! Les diversités ? Il se revendique monoethnique et monoculturel. L’égalité des genres ? Il est 114e au classement mondial. Les droits de l’homme ? Demandez à Monsieur Ghosn… La solidarité ? Le taux de pauvreté est presque le double du nôtre, mais dix fois moins de foyers perçoivent le revenu minimum. Le débat public ? Il est 71e pour la liberté de la presse et les médias sont légalement tenus à la neutralité politique. La bonne gestion du pays ? Sa dette publique approche 250 % du PIB.

Pis : les principes universels n’ont pas cours au Japon. Le Mal et le Bien n’y existent pas dans l’absolu, et la liberté n’est pas le droit de faire tout ce qui n’est pas interdit. La justice peut sanctionner des conduites comme « inappropriées au regard des normes sociales ».

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Conflits : Être incorrect, est-ce un atout ou un handicap pour le Japon ?

Jean-Marie Bouissou : Tout incorrect qu’il soit, le Japon ignore les maux qui minent la société et délégitiment l’État, comme le chômage et l’insécurité. Et c’est, me semble-t-il, un pays qui se tient et qui s’aime mieux que la France ne le fait. Concluez…

 

Conflits : « Se tenir et s’aimer », qu’entendez-vous par là ?

Jean-Marie Bouissou : Dans mon quartier, ce sont les riverains et des volontaires qui débarrassent les trottoirs des mégots, et les policiers nettoient autour de leur poste. En un coup de téléphone, on retrouve son portable oublié dans le métro. À deux heures du matin, 365 jours par an, je peux trouver du poulet chaud et de la bière fraîche dans une supérette, mais aussi y déposer ou retirer de l’argent, payer mes cotisations sociales et mes factures d’électricité, et laisser un colis qui sera livré n’importe où dans l’archipel en deux jours. Cette qualité de service – entre autres – c’est « se tenir ».

Par « s’aimer », j’entends « faire nation » comme on fait corps. Ici, elle reste une valeur positive, pas un obstacle archaïque à la « mondialisation heureuse » qu’on nous promet ailleurs.

 

Conflits : Vous décrivez un Japon très attaché à son « récit national », alors que la mode intellectuelle chez nous est plutôt à le détricoter. Faut-il s’en inquiéter ?

Jean-Marie Bouissou : Les Japonais refusent de fouiller la tombe de leur premier empereur pour ne rien savoir de ce qu’elle pourrait révéler. Ils s’en tiennent au mythe d’un descendant de la Déesse solaire qui aurait établi l’Empire le 6 février 660 av. J.-C. Ils savent que ce n’est pas vrai, mais ne voient pas ce qu’ils gagneraient à le démolir. C’est une fake news qui en vaut bien une autre…

 

Conflits : Vous faites du Shinkansen un symbole du Japon. Pourquoi ?

Jean-Marie Bouissou : Ponctualité parfaite. Impeccablement nettoyé en trois minutes avant chaque trajet. Toutes les places toujours dans le sens de la marche. Tarif unique et accès absolument impossible sans billet, donc fraude nulle. Possibilité d’y monter sans réservation. Zéro subvention… À quatre ans, tous les enfants en connaissent toutes les déclinaisons. Pour eux, il est kakkoii (classe !) et sugoi (formidable !) – ce qu’aucun Français ne dit du TGV. Dès la maternelle, on est fier du Shinkansen, et à travers lui, du Japon.

Shinkansen © Unsplash

 

Conflits : Vous commencez par décrire « les ombres et la violence » du Japon : dureté de la vie pour beaucoup, pression sociale qui restreint la liberté individuelle et favorise tous les harcèlements…

Jean-Marie Bouissou : Je ne suis pas le Lou Ravi de la crèche japonaise ! Je sais qu’on meurt ici en faisant parfois plus de 200 heures supplémentaires par mois, que des milliers de vieillards décèdent seuls chez eux, que des criminels monstrueux y sont devenus des célébrités, que les femmes n’y ont pas toute leur place. Mais la question est : pourquoi n’en résulte-t-il pas le désamour pour le pays ?

Conflits : On est donc plus heureux au Japon qu’en France ?

Jean-Marie Bouissou : Les Français rêvent d’une « vie heureuse ». Les Japonais « font bonheur de petits moments qui passent » : c’est plus facile. Chez nous, on disserte sur le vivre-ensemble qui nous rendra tous heureux. Ici, la société vous l’inculque d’une manière qui peut sembler orwellienne, mais qui en fait un monde prévisible, qui minimise l’incertitude et la pression des choix. En outre, elle orchestre de grands moments de bonheur collectif – cerisiers, fêtes saisonnières du quartier et de ses temples – dont nous n’avons plus l’équivalent.

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Conflits : Vous soulignez aussi un dynamisme économique en berne, une crise démographique majeure… Vous évoquez même « un pays qui rétrécit ». En quoi ?

Jean-Marie Bouissou : Depuis un quart de siècle, la croissance moyenne annuelle du Japon n’a pas dépassé 1 %, alors que même la France a réalisé 1,4 %. Sa part dans le PIB mondial est tombée de 10 % à moins de 6 %. L’indice boursier Nikkei, qui avait culminé à plus de 40 000, stagne aujourd’hui autour de 21 000.

La population du Japon a atteint 128 millions en 2010. Il en a déjà perdu presque deux millions. À ce rythme, les Japonais ne seront plus que 100 millions vers 2060, dont 38 % de plus de 65 ans. Déjà aujourd’hui, il manque de main-d’œuvre au point qu’on y compte 160 offres d’emploi pour 100 demandes.

 

Conflits : Le Japon est-il donc obligé de changer, et comment ?

Jean-Marie Bouissou : Il doit absolument s’ouvrir à l’immigration et donner aux femmes toute leur place dans l’économie et la gestion du pays. Il a d’ailleurs déjà commencé. Il pourrait bien être en passe de créer un modèle d’immigration que je qualifie de « gagnant-gagnant ». Même sans quotas réservés, les femmes sortent de la sphère dans laquelle elles sont traditionnellement maîtresses absolues pour accéder aux emplois stables et aux responsabilités. Le Japon peut résoudre ainsi son problème de population active d’une manière qui lui donnera un nouveau souffle. Mais il le fait à sa manière, en avançant parfois en catimini, sans grandes proclamations ni mesures-couperets, ni cris de victoire de qui que ce soit.

Conflits : Vous dites d’ailleurs que les Japonais « préfèrent réparer la société que la changer »…

Jean-Marie Bouissou : Ils utilisent le même verbe (naosu) pour réparer une voiture et changer ce qui, à un moment, ne va plus dans la société. L’histoire ne leur offre aucun exemple de révolte radicale qui ait abouti. Leur Mai 68 a été bien plus violent que le nôtre, mais il n’a débouché politiquement et socialement sur rien, et culturellement sur très peu. Ils voient plutôt l’histoire des sociétés comme une succession de cycles quasi naturels : croissance, épanouissement, déclin…

 

Conflits : Mais le Japon a-t-il les moyens d’entrer dans un nouveau cycle ?

Jean-Marie Bouissou : Sur le plan économique, il reste cinquième sur l’indice de Compétitivité globale du Forum économique mondial, douze rangs devant nous. Son PIB est supérieur de 88 % à celui de la France, et il réalise cette performance sur une superficie habitable cinq fois plus petite que la nôtre, qui supporte une densité presque dix fois supérieure : 1 680 habitants/km2 !

Sur le plan financier, il est le premier créditeur mondial, avec 3 000 milliards de dollars de patrimoine net à l’étranger, alors que la France est débitrice de 570 milliards. Surtout, il a sans doute trouvé la solution idéale au problème de la dette publique : retirer peu à peu toutes les obligations d’État du marché en les faisant racheter par la banque centrale (elle en détient déjà 60 %)… et les annuler, comme les États ont fait tout au long de l’histoire. Personne n’y perdrait rien, mais cette stratégie est beaucoup trop incorrecte pour seulement en parler, et demande du temps. Cependant le moment venu, l’État sera délivré du poids de la dette qui absorbe 25 % de ses recettes, et il pourra en utiliser la totalité à des fins productives.

 

Conflits : Aura-t-il les ressources matérielles et morales pour tenir tête à la Chine ?

Jean-Marie Bouissou : Tout dépend de ce qu’on entend par « tenir tête ». Si c’est empêcher le géant de devenir la puissance régionale dominante, non. Sur ce point, tout dépend de la protection américaine. Si c’est occuper une position importante et sûre dans une région sous influence prédominante chinoise, il en a les moyens. Mais à condition de faire preuve d’un nationalisme moins crispé qu’aujourd’hui sur les querelles héritées de l’histoire.

 

Conflits : Vous dites aussi le que Japon a résolu le problème du crime organisé ? Il n’y a plus de yakuzas ?

Jean-Marie Bouissou : Ici, la sécurité est une vraie bénédiction. On y compte 8 fois moins de crimes et délits par habitant que chez nous, et pourtant la police et la population carcérale y sont moins nombreuses pour une population double. Dans les années 1970, on y recensait pourtant 180 000 yakuzas. Ils ne se livraient d’ailleurs qu’à très peu de violences sur le commun, et jamais sur la police. J’ai eu affaire à eux pour une tentative surréaliste de chantage sur un Manneken Pis en plastique, mais je n’en ai jamais eu peur. Depuis trois décennies, les autorités ont adopté une stratégie d’étouffement lent, sans coups d’éclat, en les mettant peu à peu au ban de la société dans laquelle ils étaient remarquablement intégrés. Aujourd’hui, ils ne seraient plus que 35 000.

 

Conflits : Au bout du compte, le Japon est-il devenu un « pays comme les autres » (futsu no kuni, je crois) ? Son âme se serait-elle dissoute dans la modernité et la mondialisation ?

Jean-Marie Bouissou : Je pense montrer que non. Le Japon reste une « société contextuelle », qui n’est pas entièrement régie par la rationalité froide et les règles de droit qui sont la base de la modernité. Dans le sumo, par exemple, la promotion au rang suprême ne dépend pas mathématiquement des résultats, mais aussi de la « dignité » du champion. Et à l’inverse de la mondialisation, la société japonaise est toujours une machine à fabriquer de l’identité, de la cohésion et de l’obéissance. Le Japon a toujours su emprunter à l’étranger ce dont il a besoin, mais il ne le survalorise pas par principe.

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Conflits : À ce propos, que révèle l’affaire Ghosn ? Est-ce une manœuvre pour écarter un dirigeant étranger ?

Jean-Marie Bouissou : On en discute beaucoup ici entre expatriés, mais selon moi, c’est oui. Après sa réouverture en 1868, le Japon a fait venir des milliers d’experts étrangers pour se moderniser. Il les a renvoyés mission accomplie. Celle de Monsieur Ghosn à Nissan l’était aussi. En outre, il était trop manifestement étranger aux principes de la société confucéenne, où le riche ne doit être « ni cupide, ni arrogant ». La disruption était son credo, mais ici, on préfère fabriquer du consensus – ne fût-il que de façade.

 

Conflits : Plus généralement, les étrangers comme vous sont-ils bien acceptés ?

Jean-Marie Bouissou : Moi, je suis un gaijin : un Occidental. Ceux-là conservent un prestige confortable – mais dans le métro, à choisir entre s’asseoir à côté de moi ou d’un(e) compatriote, un(e) Japonais(e) opte toujours pour la deuxième solution…

Plus de 80 % de la population étrangère de l’archipel est chinoise, coréenne, vietnamienne ou brésilienne d’origine japonaise. Cette population est peu « visible », et elle partage l’essentiel des fondamentaux confucéens. Cela réduit beaucoup les risques de friction ou le sentiment de « ne plus être chez soi ».

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Pascal Gauchon

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