<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Quand le Japon découvrait la géopolitique

25 mai 2020

Temps de lecture : 5 minutes
Photo : Guerre russo-japonaise de 1905 : la première fois q'une puissance asiatique vainc un Etat européen, Auteurs : MARY EVANS/SIPA, Numéro de reportage : 51337315_000001.
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Quand le Japon découvrait la géopolitique

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Le Japon a lui aussi contribué à l’histoire de la réflexion géopolitique. Nombreux sont les auteurs nippons à s’être intéressés à la projection asiatique de leur pays, souvent en s’inspirant des auteurs allemands.

 

Le Japon a connu dans les années 1930 une importante floraison de publications se réclamant de la géopolitique. À cette époque, il est avec l’Allemagne le pays où cette discipline est le plus en vogue. Une vogue qui s’explique pour beaucoup par le rôle d’un homme familier des deux pays : Karl Haushofer.

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De la Geopolitik à la Chiseigaku 

L’intérêt japonais pour la géopolitique est ancien, mais il ne fut pas immédiatement enthousiaste. Durant les années 1920, les principales revues académiques nippones de géographie qui rendent compte des débuts de la discipline géopolitique en Europe le font de manière plutôt critique. Dès 1925, le géographe tokyoïte Nobuyuki Iimoto (1895-1989) introduit le néologisme chiseigaku pour traduire le mot allemand geopolitik. Sans rejeter en bloc ses possibles apports, les géographes japonais pointent alors les faiblesses épistémologiques et les compromissions politiques de la nouvelle discipline. Une réaction en tout point comparable à celles que l’on constate au même moment chez les géographes français ou états-uniens. Mais les choses changent à partir des années 1930, lorsque le Japon s’engage dans une politique expansionniste agressive (annexion de la Mandchourie en 1931) qui le met progressivement au ban des nations (sortie de la SDN en 1933) et le rapproche d’une Allemagne avec laquelle il partage l’ambition de redéfinir par la force un ordre mondial qu’il estime lui être défavorable. Dès lors, l’intérêt japonais pour la géopolitique allemande devient moins critique et les traductions d’ouvrages de l’école munichoise incarnée par Karl Haushofer (1869-1946) se multiplient. Non seulement les revues académiques japonaises s’ouvrent largement aux travaux se réclamant de la géopolitique, mais ceux-ci rencontrent aussi un large écho dans la presse d’information généraliste. Le premier disciple japonais de Karl Haushofer est Joji Ezawa (1907-1975) qui multiplie les traductions de travaux de l’école allemande de géopolitique et les publications promouvant la discipline auprès du public nippon. Mais il n’est pas un universitaire et rencontre donc un écho limité. Plus important est le ralliement à la géopolitique du célèbre géographe de l’université de Kyoto Saneshige Komaki (1898-1990) qui publie en 1940 un Manifeste de la géopolitique japonaise dans lequel il défend tout à la fois la pertinence de l’approche géopolitique et la nécessité de l’adapter aux spécificités de la géographie et de la mentalité nippones. Nobuyuki Iimoto qui, pour avoir forgé le mot chiseigaku dans les années 1920, ne se montrait alors pas moins critique envers la discipline, se fait désormais plus enthousiaste à son égard et prend l’initiative de la création en 1941 d’une Association japonaise pour la géopolitique dont il occupe le poste de secrétaire général, depuis lequel il supervise la publication à partir de 1942 d’une revue mensuelle sobrement intitulée Chiseigaku. Parmi son comité de rédaction figurent des géographes, mais aussi des industriels, des journalistes ou encore des juristes. Depuis Tokyo, Iimoto et sa revue constituent ainsi, au côté, mais aussi en rivalité avec celui de l’université de Kyoto incarné par Komaki, le deuxième grand pôle de production géopolitique dans le Japon des années 1940.

Mémorial de la guerre russo-japonaise. La géopolitique aussi se fait à coup d’épée.

Penser le Grand Japon

En première page de chacune des livraisons de la revue Chiseigaku, figure un manifeste rappelant qu’« il est nécessaire que la géopolitique, qui constitue la base fondamentale, le sang et la terre des peuples, soit étudiée avec plus d’attention et de diligence » par les Japonais. Chacun des numéros se referme sur une carte représentant la « sphère de coprospérité de la Grande Asie de l’Est » centrée sur le Japon dont les géopoliticiens nippons de l’école tokyoïte se font les ardents promoteurs. Cette utopie cartographique recoupe très largement la doctrine Amau énoncée dès avril 1934 par le porte-parole du ministère japonais des Affaires étrangères Amau Eiji, en vertu de laquelle Tokyo s’érigeait en garant de l’indépendance asiatique. Une ambition que vient confirmer le projet de « nouvel ordre en Asie orientale » (Towa Shinchitsujo) promu en 1938 par le Premier ministre Fumimaro Konoe et qui débouche in fine sur l’ambition d’instaurer une « grande sphère de coprospérité de l’Asie de l’Est » exprimée par le ministre des Affaires étrangères Yosuke Matsuoka en août 1940. En présentant le Japon comme le phare et le défenseur de l’Asie et des Asiatiques, tous cherchent à légitimer les prétentions impérialistes de celui-ci sur son voisinage. Derrière ce programme, se repère de manière assez transparente l’influence des théories géopolitiques allemandes du Lebensraum et leur corollaire pan-régionaliste.

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Qui a influencé qui ?

C’est ce modèle développé en Allemagne et au service de celle-ci qui fournit aux géopoliticiens japonais le cadre théorique de la sphère de coprospérité asiatique dont ils appellent bientôt l’avènement de leurs vœux. Elle est conçue comme un bloc régional auto-suffisant au sein duquel l’ensemble du potentiel démographique et économique de l’Asie serait mis au service de son centre naturel nippon. Pour justifier une telle mise sous tutelle japonaise de l’Asie-Pacifique, un discours panasiatique présentant les Japonais comme les libérateurs d’une région alors largement sous la coupe des impérialismes européens est développé, qui n’est pas sans rappeler la doctrine Monroe qui, au prétexte de rendre « l’Amérique aux Américains » en en expulsant les impérialistes européens, avait surtout abouti à la placer sous leadership états-unien. Plus proche dans le temps, la propagande panasiatique qui sous-tend le projet de sphère de coprospérité rappelle également l’argumentaire pangermaniste cher aux géopoliticiens allemands et qui fut utilisé dans les années 1930 pour justifier l’expansionnisme germanique en Europe. Si le développement de la géopolitique japonaise doit donc beaucoup à l’influence exercée dans ce pays par les modèles théoriques venus d’Allemagne puis acclimatés par les disciples nippons de Haushofer, on ne saurait toutefois faire de la chiseigaku un pur produit d’importation. Car la geopolitik allemande dont s’inspirent les géopoliticiens japonais des années 1930 doit elle-même beaucoup… au Japon. Son principal théoricien, l’ancien général bavarois reconverti dans la géographie Karl Haushofer, a en effet séjourné dans ce pays en tant qu’observateur militaire d’octobre 1908 à juin 1910. L’Allemagne s’intéressait alors beaucoup à cet État sorti victorieux en 1905 de son affrontement avec la Russie tsariste. De son propre aveu, ce séjour a beaucoup influencé le développement du système théorique de Haushofer et il est à l’origine de sa thèse et de son premier ouvrage paru en 1913, une étude élogieuse consacrée au Japon et à sa politique régionale. Implicitement, Haushofer y donnait en modèle à l’Allemagne ce pays engoncé dans un territoire trop étroit qui s’était montré capable d’étendre son emprise territoriale jusqu’à disposer d’une assise territoriale conforme aux besoins de son peuple, le tout sans se soucier de la réprobation des grandes puissances installées. Durant l’entre-deux-guerres, Haushofer s’impose ainsi comme le principal « bâtisseur de pont » (Brückenbauer, pour reprendre la formule de son biographe Christian W. Spang) entre le Japon et l’Allemagne. Tout en vantant le modèle militariste et expansionniste japonais auprès du public allemand, il fournit aux géopoliticiens japonais les grilles analytiques qui leur permettent de charpenter théoriquement celui-ci. Ce jeu d’influence réciproque entre géopoliticiens allemands et japonais n’échappe pas aux Américains qui, une fois la guerre terminée, envisagent de traduire Haushofer en justice pour avoir inspiré les violations du droit international à l’origine de la Seconde Guerre mondiale et de ses désastres. Certains plaident non seulement en faveur de son inculpation au procès de Nuremberg, mais aussi à celui de Tokyo, ses théories étant supposées avoir été aussi influentes, si ce n’est plus, auprès des dirigeants nippons que nazis. En raison de son âge avancé et de l’absence de preuve d’une telle influence directe, Karl Haushofer échappe finalement à tout procès. Ce qui ne l’empêche pas de se suicider en mars 1946 avec sa femme dans un geste que d’aucuns ont interprété comme un ultime clin d’œil à son deuxième pays de cœur, le Japon, et à sa vieille tradition du seppuku.

 

Pour aller plus loin

Atsuko Watanabe, Japanese Geopolitics and the Western Imagination, Palgrave Macmillan, 2019.

Christian W. Spang, Karl Haushofer und Japan: die Rezeption seiner geopolitischen Theorien in der deutschen und japanischen Politik, Iudicium, 2013.

 

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À propos de l’auteur
Florian Louis

Florian Louis

Docteur en histoire. Professeur en khâgne. Il a participé à la publication de plusieurs manuels scolaires. Il est l’auteur d’une Géopolitique du Moyen-Orient aux Puf et de livres consacrés aux grands géopolitologues.
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