<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> La géopolitique anglo-saxonne face à l’Eurasie

4 janvier 2020

Temps de lecture : 7 minutes
Photo : Les administrations russes et américaines lors du G20 d'Osaka, au Japon, le 28 juin 2019, Auteurs : The White House/Sipa USA/SIPA, Numéro de reportage : SIPAUSA30174492_000134.
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La géopolitique anglo-saxonne face à l’Eurasie

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Les États-Unis s’intéressent à l’Eurasie, et y interviennent directement et régulièrement pour en modeler les équilibres. Mais de quand au juste date cette cristallisation de l’idée d’Eurasie dans l’histoire intellectuelle américaine ?

 

L’un des premiers Américains à réfléchir en termes géostratégiques à l’importance que revêt l’équation de puissance en Eurasie est Homer Lea. En 1909, dans The Valor of Ignorance, il prophétise une guerre future entre les États-Unis et le Japon. En 1912, dans The Day of the Saxon, il annonce le conflit « inévitable » entre les puissances maritimes anglo-saxonnes et l’expansionnisme allemand et russe. Très critiqués, ses livres, s’ils retiennent l’attention de certains militaires, n’influencent cependant pas les décideurs politiques américains.

Plus scientifique que Lea, le géographe britannique Halford John Mackinder est, en 1904, puis en 1919 (dans Democratic Ideals and Reality), le premier à véritablement articuler une pensée « globale » de l’Eurasie. Selon lui, dans « l’Océan-monde » qu’est le globe terrestre existe un pivot fixe, une masse continentale écrasante autour de laquelle s’articulent toutes les stratégies de puissance des États dominants. Cette « Île mondiale » eurasienne possède elle-même un cœur stratégique, le Heartland, dont l’immensité et les ressources, conjuguées à l’amélioration des moyens de communication terrestres, lui donnent un potentiel de puissance immense. Protégé autant qu’enclavé par des obstacles géographiques naturels (océan Arctique, hautes montagnes), ce Heartland ou cœur du système-monde est bordé par les Coastlands (terres côtières) qui le ceinturent, et lui donnent accès à l’Océan mondial. Autour de ce pivot et de ses ceintures se trouve enfin le croissant insulaire (insular crescent) formé tout d’abord de deux États maritimes proches, la Grande-Bretagne et le Japon, tandis qu’en profondeur les États-Unis, troisième pôle maritime mondial, complètent le dispositif extérieur encerclant le Heartland.

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Contrairement à l’Allemagne, où Karl Haushofer fera son profit des conceptions de Mackinder, les États-Unis ne sont pas influencés immédiatement par cette vision du monde. La publication de Democratic Ideals and Reality à New York en 1919 passe presque inaperçue. Les rares critiques américains qui s’y intéressent, tel Charles Dyer, reprochent à Mackinder sa vision impérialiste anglaise qui le conduirait à cartographier les États-Unis comme un « satellite » périphérique de sa géopolitique de puissance.

Le rôle décisif de Spykman

Toutefois, vingt ans plus tard, les nouvelles conditions stratégiques de la Seconde Guerre mondiale vont changer ce regard du tout au tout.

En 1942, l’opportune réédition américaine de Democratic Ideals and Reality est un véritable succès [simple_tooltip content=’Halford John Mackinder, Democratic Ideals and Reality : A Study in the Politics of Reconstruction, London, Constable and company, 1919.’](1)[/simple_tooltip]. Mackinder devient une référence incontournable aux États-Unis. C’est à ce moment que les conceptions selon lesquelles l’Amérique doit contrôler le potentiel de puissance eurasiatique pour sa propre sécurité font l’objet d’une appropriation plus profonde dans la pensée géopolitique américaine. La réédition en 1942 de The Valor of Ignorance de Lea est également un indice fort de l’intérêt renouvelé pour la problématique eurasiatique.

Néanmoins, le plus important des théoriciens américains en ce qui concerne le regard porté sur l’Eurasie reste Nicholas John Spykman. Né en 1893 aux Pays-Bas, devenu citoyen des États-Unis en 1928, mort en juin 1943, il marque le débat stratégique américain de manière profonde avec America’s Strategy in World Politics, publié en 1942 [simple_tooltip content=’« Qui contrôle l’Europe orientale contrôle le Heartland; qui contrôle le Heartland contrôle l’Île mondiale ; et qui dirige l’Île mondiale dirige le monde.» Halford J. Mackinder, “The geographical pivot of history”, The Geographical Journal, vol. 23, 1904, p. 421–437.’](2)[/simple_tooltip].

Il est surtout célèbre pour sa théorie du « rimland », les « terres du bord du monde » qu’il s’agirait de contrôler pour empêcher que ne se réalise le cauchemar de Mackinder : l’accès du « Heartland » continental eurasiatique à « l’Océan-monde ». À la « formule magique » de Mackinder – « Who controls eastern Europe rules the Heartland ; who controls the Heartland rules the World Island ; and who rules the World Island rules the World [simple_tooltip content=’The Geography of the Peaceop. cit, p. 59-60.’](3)[/simple_tooltip] » – répond le supposé renversement de perspective à la fois contradictoire et complémentaire de Spykman, exprimé en des termes tout aussi définitifs : « Who controls the rimland rules Eurasia. Who rules Eurasia controls the destinies of the world [simple_tooltip content=’Bruno Colson, Les Fondements de la stratégie intégrale des États-Unis en Europe, Economica, coll. Hautes Études Stratégiques, p. 94.’](4)[/simple_tooltip].

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En proposant de considérer que « la sûreté et l’indépendance [des États-Unis] ne peuvent être maintenues que par une politique étrangère qui empêcherait la masse terrestre eurasiatique de voir naître une puissance indiscutablement dominatrice en Europe et en Extrême-Orient [simple_tooltip content=’Voir Mark A. Stoler, Allies and Adversaries : The Joint Chiefs of Staff, the Grand Alliance, and U. S. Strategy in World War II, UNC Press Books, 2003 [2000], p. 144.’](5)[/simple_tooltip] », Spykman nuance le grandiose schéma d’opposition terre-mer induit par la centralité géo-historique du Heartland de Mackinder. Il préfère souligner le danger qu’une unification des rimlands peut représenter pour les États-Unis : géo-stratégiquement « encerclés », ces derniers se retrouveraient confrontés à un Titan combinant force terrestre et maritime, capable de projeter sa puissance par-delà les océans Atlantique ou Pacifique. Le fil rouge de la politique de sécurité américaine se déduit de lui-même : combattre résolument l’apparition de ce Titan mondial, en contrant toute tentative d’hégémonie dans les territoires correspondant à ce que l’on pourrait qualifier d’Eurasie « utile ».

 

Une obsession de l’après-guerre

La fortune du concept de « rimland » sera proprement immense. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, ainsi que le rappelle Bruno Colson, « les responsables américains de la Défense, militaires et civils, établirent officiellement, bien que secrètement, que toute puissance ou tout groupe de puissances qui essayerait de dominer l’Eurasie devrait être considéré par les États-Unis comme potentiellement hostile [simple_tooltip content=’Cf. David Wilkinson, « Spykman and Geopolitics », in Ciro E. Zoppo et Charles Zorgbibe (dir.), On Geopolitics, classical and nuclear, NATO ASI Series, Martinus Nijhoff, 1983, p. 96 : « Si Kennan est à contrecœur le père du containment, il doit en partager le mérite et l’opprobre avec Spykman».’](6)[/simple_tooltip] ». Censément adoptée par les Post-War Planners du Pentagone après 1945 [simple_tooltip content=’James Fairgrieve, Geography and World Power, London, University of London Press Ltd., 1914.’](7)[/simple_tooltip], ce principe aurait inspiré la politique américaine de containment de la puissance terrestre soviétique formalisée par la doctrine Truman de 1947, à laquelle demeure attaché le nom du diplomate George F. Kennan [simple_tooltip content=’Richard Hartshorne, « United States and the “Shatter Zone” of Europe », in Hans W. Weigert, Vilhjalmur Stefansson (dir), Compass of the World, a symposium on Political geography, New York, The Macmillan Company, 1944, p. 203-214.’](8)[/simple_tooltip].

D’autres géographes politiques pourraient prétendre avoir inspiré une telle vision, au moins de manière implicite : le Britannique James Fairgrieve par exemple, dont l’ouvrage pionnier Geography and World Power propose dès 1927 le concept d’une « Crush Zone » (« zone d’affrontement ») s’étendant entre le Heartland et le territoire des puissances maritimes [simple_tooltip content=’Gaddis, 1982, IX.’](9)[/simple_tooltip]. C’est également le cas de l’Américain Richard Hartshorne et de son concept de « Shatter zone » (zone « éclatée » ou « atomisée »), qu’il définit en 1944 en le restreignant à l’Europe de l’Est [simple_tooltip content=’Cf. Saul B. Cohen, Geography and Politics in a World Divided, Random House, Inc., 1963, p. 85.’](10)[/simple_tooltip], et de Russell H. Fifield, autre géographe américain, dans Geopolitics in Principle and Practice (1944).

La manière dont Mackinder remet totalement à jour sa théorie du « pivot » en 1943, dans l’article The Round World, paru dans la revue Foreign Affairs, facilite l’assimilation de sa pensée en Amérique. Le Britannique, qui sous-estimait le rôle stratégique des États-Unis en 1919, convient désormais que l’alliance entre les États-Unis, la Grande-Bretagne – puissances maritimes – et la France – tête de pont sur les « Coastlands » –, pourrait contenir la puissance du Heartland dans le futur, empêchant ainsi toute unification eurasiatique. Le nouveau concept de Midland Ocean (l’océan Atlantique), formalisé sur le tard, permet à Mackinder de symboliser cette « union » transatlantique, et d’officialiser le passage de témoin « global » entre Londres et Washington.

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L’ensemble de ces efforts théoriques aura une influence directe sur les conceptions stratégiques du Pentagone au début de la guerre froide. En 1945, Frederick Dunn, bras droit de Spykman à Yale, coordonne un mémorandum collectif de 33 pages destiné au Pentagone et intitulé A Security Policy for Postwar America. On constate ensuite que la nécessité d’équilibrer les pôles de puissance de la masse terrestre eurasiatique est devenue un réflexe commun à la plupart des dirigeants du Département d’État et du Pentagone. La théorie est définitivement passée dans la « stratégie en actes », constituant ce que John Gaddis a appelé un « code géopolitique » implicite [simple_tooltip content=’Brzezinski, 1997, p. 13-14.’](11)[/simple_tooltip].

 

Au centre de la géopolitique américaine

Au fur et à mesure des épisodes de la confrontation entre Moscou et Washington, les théoriciens américains ne vont plus cesser d’approfondir les schémas stratégiques concernant l’équation eurasiatique. Democratic Ideals and Reality est réédité en 1962. En 1963, le géopoliticien Saul Cohen propose le modèle des « Shatterbelts », zones instables et contestées entre puissances continentales et maritimes. Critiquant « l’unité » du Heartland, qu’il estime fausse, il reprend la logique de la Crush Zone de Fairgrieve, de préférence à celle du rimland de Spykman (12). La politique de rapprochement avec la Chine, initiée par Nixon, s’appuie sur la pensée développée par son conseiller Henry Kissinger, fin connaisseur de Mackinder et Spykman. En 1977, dans The geopolitics of Nuclear Era. Heartland, Rimland and the Technological Revolution, Colin Gray, l’un des théoriciens américains des Relations internationales contemporaines ayant le plus d’affinités avec la méthode géopolitique et le champ des études de sécurité, reprend également les développements de Mackinder et de Spykman sur la puissance eurasiatique. Il récidive en 1988, dans The Geopolitics of Superpower.

Dans le contexte de la guerre froide, s’inscrivant dans la même continuité, le témoignage le plus connu de la centralité axiologique de l’Eurasie dans la pensée géopolitique américaine sera toutefois la parution en 1997 du Grand Échiquier de Zbigniew Brzezinski, professeur et diplomate américain, ancien conseiller du président démocrate Carter : les grands objectifs géopolitiques américains consistent à contenir la montée en puissance de la Chine et une possible renaissance de la puissance russe par la division de l’Eurasie en sous-pôles de puissance autonomes et gagnés à la démocratie libérale : « Depuis que les continent ont commencé à interagir politiquement, il y a quelque 500 ans, estime Brzezinski, l’Eurasie est le centre de la puissance mondiale […]. La politique étrangère américaine […] doit employer son influence en Eurasie d’une telle manière qu’elle crée un équilibre continental stable, où les États-Unis sont l’arbitre politique […] il est impératif que n’émerge aucun concurrent eurasiatique capable de dominer l’Eurasie et par là de menacer l’Amérique (13) ».

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De son ancêtre Mackinder à des auteurs plus contemporains comme Brzezinski, l’Eurasie continue d’occuper une place centrale dans la pensée des stratèges et des géopoliticiens américains. Le dernier ouvrage de Robert Kaplan, The Revenge of Geography (2012) témoigne de cette pérennité, par-delà la fin de la guerre froide et l’échec de la « guerre globale contre le terrorisme ». Cette pensée est encore stimulée par le développement de la pensée eurasiste russe, comme par les tentatives de convergence (pourtant timides et pleines d’arrière-pensées) entre Moscou et Pékin, symbolisées par l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS).

 

La stratégie américaine de containment du potentiel de puissance eurasiatique, héritière d’un siècle de spéculations théoriques, trouve aujourd’hui son actualité la plus marquée dans l’attitude envers la Chine, encerclée par les bases et pays alliés de l’Amérique (Japon, Indonésie, Taïwan, Corée du sud, île de Guam, Thaïlande, Philippines). Même si, avec la récente stratégie du « pivot », l’attention de Washington semble se détourner de l’Ouest eurasien pour se concentrer sur la frange Pacifique de l’Île mondiale, l’équation eurasienne dans son ensemble demeure au centre de sa stratégie globale.

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Olivier Zajec

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