Les montagnes, par leur relief escarpé et leurs conditions climatiques souvent extrêmes, ont toujours représenté un grand défi pour les armées. Bien que rarement au centre des conflits, dont les combats décisifs ont lieu en plaine ou en ville, les évolutions technologiques ont indéniablement intensifié la guerre en montagne et lui ont apporté une nouvelle valeur stratégique.
Les montagnes sont perçues depuis toujours comme des barrières naturelles protégeant des invasions. Mais elles ne sont pas imparables. Les reliefs, qui offrent des positions défensives avantageuses, cachent aussi des routes de contournement ou des lieux d’embuscades redoutables. Leur exploitation nécessite donc une compréhension fine de la géographie, des compétences logistiques avancées et une capacité à mobiliser des troupes capables de résister aux rigueurs des conditions montagnardes.
Antiquité : éviter les montagnes
Les batailles de l’Antiquité offraient la victoire à l’armée disposant de la plus grande force d’inertie au corps à corps. Ainsi la formation hoplitique, la phalange macédonienne puis les légions romaines devinrent-elles presque invincibles sur la plaine. Mais par nécessité ou audace, les commandants purent cependant exploiter le terrain montagneux.
Pour retarder l’invasion perse, Léonidas et des contingents grecs alliés bloquèrent le passage étroit des Thermopyles, un goulot montagneux situé entre la mer Égée et des falaises escarpées. C’était l’unique voie d’accès rapide à la Grèce continentale, large d’environ deux chariots côte à côte. Face à l’immense armée perse de Xerxès, qui comptait des dizaines de milliers d’hommes, les Grecs bâtirent un mur au point le plus étroit pour neutraliser l’avantage numérique de leurs adversaires. Mais une trahison permit à des contingents perses de contourner les défenseurs par un sentier de chèvres. Cette bataille était un accident. L’intervention sacrificielle du roi spartiate sur un terrain montagneux n’aurait jamais eu lieu si les Grecs eussent été déjà unis.
Hannibal nous offre un autre exemple. Carthage, puissance navale, aurait dû attaquer par la mer ou atteindre l’Italie en longeant la côte provençale. Il était impensable que les Alpes, rempart infranchissable, pussent être traversées par une armée d’invasion aussi lourde en logistique. En bravant les rudes conditions alpines, 40 000 soldats, 9 000 cavaliers et près de 40 éléphants contournèrent les défenses romaines au prix de nombreuses pertes, mais obtinrent un effet de surprise majeur (218 av. J.-C.). Au lac Trasimène (217 av. J.-C.), Hannibal choisit un chemin étroit entre une colline boisée et le lac pour embusquer ses troupes. Profitant de la brume matinale, il lança une attaque surprise alors que l’armée romaine avançait à l’aveugle. Piégée entre le lac et les pentes escarpées, elle fut encerclée et détruite en quelques heures. Par une exploitation impensable de la montagne, Hannibal a infligé à Rome l’une des plus terribles défaites de son histoire.
Le Moyen Âge : la montagne marginalisée
Au Moyen Âge, la nature des conflits évolua. Les grandes armées médiévales privilégièrent les plaines pour permettre les charges de cavalerie lourde, devenue l’arme décisive des batailles depuis l’apparition de l’étrier au VIe siècle. Les villes et les châteaux, pièces maîtresses de la stratégie féodale, limitèrent l’importance des montagnes. Elles étaient considérées comme des zones reculées et peu propices au monde médiéval, où le déboisement et l’assainissement des marais valorisèrent l’agriculture. La richesse était en plaine, et la montagne, toujours inaccessible.
Pourtant, les montagnes ne furent pas totalement absentes des conflits. Elles jouèrent fréquemment un rôle secondaire, en tant que refuges pour des populations persécutées ou des groupes insurgés. Les Pyrénées, par exemple, devinrent un bastion pour les cathares au cours de la croisade albigeoise. Le cas de Montségur, l’un des derniers de leurs refuges, illustre bien cette dynamique. Située à 1 200 mètres d’altitude, cette forteresse imprenable leur permit de résister pendant plusieurs années avant de tomber en 1244. Les cathares exploitèrent le lieu pour résister aux assauts des croisés, mais leur isolement finit par les condamner, notamment en raison des difficultés logistiques liées à leur ravitaillement qu’ils n’ont pas réussi à dépasser.
De même les rebelles écossais, dirigés par William Wallace, utilisèrent les Highlands pour échapper aux armées anglaises et lancer des raids. Dans les Balkans, les populations locales exploitèrent aussi les montagnes pour ralentir l’avancée des Ottomans. Les montagnes ont aussi façonné la géographie urbaine des côtes, comme la Provence ; où les peuples s’y réfugiaient pour échapper aux raids de pirates et plus tard des Barbaresques.
Les croisades, qui mobilisèrent des armées européennes en Orient, les exposèrent également aux dangers de montagnes inconnues. La bataille de Dorylée (1097), lors de la première croisade, en est un bon exemple. Les croisés, en route vers Antioche, furent attaqués par les forces turques seldjoukides qui utilisèrent les montagnes d’Asie Mineure pour harceler et diviser les colonnes chrétiennes. Les Seldjoukides, plus légers et plus mobiles, exploitèrent à leur avantage les contraintes du terrain. Cependant, la discipline des croisés et leur regroupement en un point stratégique leur permirent de renverser la situation.
Il reste cependant que la bataille médiévale n’a pas lieu en montagne. L’idée que la montagne était un lieu « indigne » des batailles chevaleresques contribua aussi à son exclusion des grandes campagnes. Ce n’est qu’à l’époque moderne que l’on constate une nouvelle valeur stratégique de la montagne dans la guerre.
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Époque moderne : la renaissance stratégique de la montagne
L’avènement des armes à feu transforma les stratégies militaires en augmentant considérablement la portée du tir. Leur précision croissante et l’introduction des fusils à longue portée offrirent de nouvelles opportunités pour exploiter les positions élevées, transformant les crêtes et les cols en véritables bastions, points clés de passage et terrains idéaux pour des manœuvres de contournement.
La bataille de Turckheim (1675) en est une belle illustration. Le maréchal de Turenne, l’un des plus brillants tacticiens de son époque, utilisa les contreforts des Vosges pour contourner l’armée coalisée des Impériaux et du Brandebourg. En plein hiver, saison traditionnellement peu propice aux campagnes militaires, il surprit l’ennemi en exploitant des itinéraires jugés impraticables. Ce mouvement audacieux permit aux Français de s’imposer rapidement et de consolider leur contrôle sur l’Alsace.
Les campagnes napoléoniennes intensifièrent les combats en terrain montagneux. Lors de la campagne d’Italie (1796-1797), Bonaparte montra une capacité remarquable à utiliser les reliefs à son avantage. Les Alpes devinrent un bouclier naturel pour ses armées. Il les traversa à plusieurs reprises pour déjouer les plans des Autrichiens, notamment en 1796 pour remporter les victoires de Rivoli et d’Arcole. En traversant des cols secondaires ou en forçant le passage à travers des routes jugées impraticables, il parvint à contourner les positions autrichiennes. Ces mouvements lui permirent de couper les lignes de communication ennemies, de diviser leurs forces et de les affronter isolément.
L’importance croissante des cols alpins, des Pyrénées et des Vosges en tant que points de passage stratégiques incita les puissances à développer des infrastructures militaires spécifiques, comme des routes et des forts protégés par des canons. Les ingénieurs militaires s’attachèrent à rendre ces terrains plus praticables tout en renforçant les positions défensives naturelles. Les fortifications de Vauban dans les zones frontalières françaises en sont un exemple.
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Première Guerre mondiale : la vraie guerre en montagne
Le XIXe siècle fit de la montagne un lieu de richesse et de puissance économique avec l’invention de la turbine hydraulique dans la première moitié du siècle puis de l’hydroélectricité ; l’énergie de l’eau de montagne accompagna la révolution industrielle. En devenant riche, la montagne gagna en importance stratégique. Les évolutions technologiques civiles (géographie, infrastructures, vêtements) la rendirent aussi plus accessible et les progrès militaires (notamment de l’artillerie) lui permirent de menacer directement la plaine. Face à la menace italienne dans les Alpes, la France ressentit le besoin de disposer des troupes spécialisées pour la guerre en montagne. Les chasseurs alpins apparurent en 1888. Les fameux Alpini italiens furent créés un peu avant, en 1872, et sont les plus anciennes troupes de montagne régulières au monde.
C’est avec la Première Guerre mondiale que la guerre en montagne atteignit une intensité sans précédent. Les Vosges, le Trentin, les Dolomites et les Carpates devinrent ainsi des champs de bataille où les armées françaises, italiennes, autrichiennes, allemandes et russes durent combattre dans des conditions extrêmes : froid glacial, neige persistante, avalanches, brouillard dense et terrains escarpés.
Au cours des combats entre les troupes italiennes et austro-hongroises dans les Dolomites et le long de l’Isonzo, les deux camps rivalisèrent d’ingéniosité logistique. L’usage de téléphériques pour transporter des munitions, des vivres et même des blessés devint courant. Ces infrastructures, souvent construites sous le feu ennemi, permirent aux soldats de maintenir des positions inaccessibles autrement. Les Italiens innovèrent également en creusant des tunnels dans la roche, permettant non seulement de protéger leurs troupes des tirs d’artillerie, mais aussi de lancer des attaques surprises contre les positions adverses. L’on transforma aussi les avalanches en des armes redoutables.
Dans les Carpates, où les troupes russes et austro-hongroises s’affrontèrent dans des conditions climatiques extrêmes, le froid et la neige causèrent davantage de pertes que les combats eux-mêmes.
La guerre en montagne durant la Première Guerre mondiale exposa les soldats à des conditions extrêmes sur une longue durée. Dans des environnements aussi hostiles, la survie reposa non seulement sur les ressources matérielles – les efforts logistiques prirent une importance capitale – mais aussi sur la résilience mentale et l’innovation.
Seconde Guerre mondiale : la montagne comme barrière défensive et comme refuge
La Seconde Guerre mondiale fut une guerre différente où les mouvements de résistance menèrent de redoutables guérillas partout en Europe. Les montagnes furent à la fois des refuges pour les résistants et des théâtres de combats directs entre armées régulières.
La campagne des Alpes de 1940 montra le rôle de barrière défensive que peut aussi avoir la montagne. Sous le commandement du général René Olry, l’armée des Alpes, bien que largement sous-équipée et en infériorité numérique, parvint à contenir l’avancée des troupes italiennes lors de l’invasion de la France par Mussolini en juin 1940. Les fortifications de la Ligne Maginot alpine, bien moins médiatisées que leurs homologues du nord-est de la France, jouèrent un rôle déterminant. Construites pour exploiter les caractéristiques naturelles des montagnes, ces fortifications qui combinaient bunkers, tunnels et points d’artillerie stratégiquement positionnés furent vaillamment utilisées pour bloquer les cols et interdire l’accès aux vallées. En dépit de la débâcle sur le front principal en plaine, l’armée des Alpes réussit à préserver son secteur, démontrant la puissance d’une défense bien organisée en terrain montagneux.
Toujours dans les Alpes françaises, les maquis du Vercors et des Glières furent aussi des hauts lieux de résistance. Ces régions escarpées et difficilement accessibles servaient de camps d’entraînement pour les résistants, et de bases pour des opérations de harcèlement contre les forces d’occupation. Les maquisards utilisaient leur connaissance du terrain pour tendre des embuscades, couper les lignes de communication ennemies et désorganiser les arrières allemands.
En dehors de la France, d’autres théâtres montagneux jouèrent un rôle clé dans le second conflit mondial. Dans les Balkans, les montagnes devinrent un terrain privilégié pour les mouvements de guérilla, notamment les partisans communistes dirigés par Tito en Yougoslavie. Ces forces résistantes, opérant dans les régions montagneuses escarpées des Alpes dinariques, menèrent des campagnes prolongées contre les forces allemandes et italiennes, perturbant leurs lignes de communication et immobilisant des milliers de soldats. Comme dans les Alpes, la mobilité et la connaissance du terrain conféraient aux partisans un avantage décisif dans des zones où les armées régulières avaient du mal à manœuvrer.
En 1942-1943, les Allemands cherchèrent à prendre possession des champs pétrolifères de Bakou. L’opération Edelweiss impliqua des combats acharnés dans les montagnes du Caucase. Bien que les troupes allemandes, y compris les divisions de montagne, eussent initialement progressé, les forces soviétiques exploitèrent les hauteurs et les passages difficiles pour ralentir leur avance. Le climat et le terrain, combinés à la ténacité des défenseurs soviétiques, contribuèrent à l’échec de cette campagne, privant l’Allemagne de ressources pétrolières dont elle avait besoin.
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L’Afghanistan : l’outil contre l’instinct
Les conflits modernes, en particulier en Afghanistan, donnèrent une nouvelle importance aux montagnes. L’Afghanistan, avec ses reliefs escarpés, fut un théâtre privilégié de ces affrontements, opposant des forces conventionnelles technologiquement avancées à des insurgés talibans maîtrisant parfaitement leur environnement. La puissance de l’outil se confronta à l’agilité de l’instinct.
Les talibans, familiers des vallées et des crêtes de l’Hindu Kush, transformèrent chaque col et chaque gorge en piège potentiel pour harceler les forces de l’OTAN. Exploitant leur connaissance intime du terrain, ils tendirent des embuscades, minèrent les sentiers de ravitaillement, et attaquèrent des convois depuis des positions surélevées, souvent inaccessibles pour les troupes conventionnelles. Les vallées encaissées limitèrent également l’efficacité des tirs d’artillerie et des frappes aériennes, offrant aux insurgés des refuges naturels où ils purent se replier en cas de contre-attaque.
Pour mener une guerre en montagne, les armées modernes ont adopté une coordination interarmes, combinant infanterie légère, forces spéciales, hélicoptères et artillerie.
Les hélicoptères, en particulier, ont révolutionné les opérations en montagne. Capables de transporter des troupes, de livrer du matériel et de fournir un appui-feu précis, ils ont permis aux forces conventionnelles de compenser partiellement leur manque de mobilité dans ces terrains escarpés. Les appareils comme les UH-60 Black Hawk et les AH-64 Apache se sont révélés essentiels pour évacuer des blessés, sécuriser des cols stratégiques et mener des attaques ciblées sur des positions ennemies isolées. Cependant, ils restent vulnérables, notamment aux conditions météorologiques imprévisibles, aux turbulences provoquées par l’altitude, et aux tirs de missiles portatifs ou d’armes légères.
Les forces de l’OTAN ont également tenté de compenser leur désavantage par une surveillance technologique avancée, en utilisant des drones pour cartographier les zones montagneuses, repérer les mouvements ennemis et guider les frappes aériennes. Cependant, les montagnes afghanes, avec leurs grottes naturelles et leurs labyrinthes de vallées, limitaient souvent l’efficacité de ces dispositifs.
Comme durant la Première Guerre mondiale, les combats en Afghanistan ont également mis en avant la dimension psychologique de la guerre en montagne. Les soldats déployés dans ces régions faisaient face à un stress constant dû à l’isolement, aux conditions extrêmes et à la menace omniprésente d’embuscades. Ces conditions favorisaient les forces insurgées, habituées à opérer dans ces environnements et moins dépendantes d’un soutien logistique complexe.
Si les avancées technologiques ont porté la guerre dans la montagne, les défis fondamentaux liés au terrain n’ont pas été transformés. Malgré la mobilité aérienne et le renseignement, malgré les drones et les frappes de précision, la guerre en montagne reste un combat d’endurance, où la connaissance du terrain et l’ingéniosité humaine demeurent essentielles.
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