Depuis la reconnaissance par la France de l’appartenance du Sahara occidental au Maroc, rien ne va plus dans ses rapports avec l’Algérie. Une rupture qui ne fait que révéler au grand jour un état d’ambiguïté qui règne depuis 1962 et les accords d’Évian.
L’ancien ambassadeur de France Xavier Driencourt, à travers son dernier essai, nous aide à y voir plus clair, en se livrant à une analyse approfondie des relations complexes entre ces deux pays.
Xavier Driencourt, France-Algérie, Le double aveuglement, Les éditions de l’Observatoire, mai 2025, 192 pages.
Xavier Driencourt dédie son ouvrage à Boualem Sansal, avec qui il a dîné à Paris la veille de son arrestation à Alger, alors même que l’ancien ambassadeur lui avait formellement déconseillé d’y aller, dans le contexte de la volte-face française au sujet du Sahara occidental.
Cet épisode ne fait qu’exacerber des tensions entre les deux pays qui ont toujours existé depuis les accords d’Évian en 1962.
Des accords viciés dès le début
Pour mieux comprendre le caractère toxique des relations entre les deux pays, nous dit Xavier Driencourt, il faut avoir en tête – ce qui est souvent ignoré – que ceux qui ont, de bonne foi, négocié les accords d’Évian, ont été balayés trois mois plus tard par le coup d’État des militaires de « l’Armée des frontières », avec à leur tête notamment Boumédiène et Bouteflika, perpétrant les massacres que l’on connaît. Ce qui a fait prendre un bien mauvais départ aux relations entre les deux pays, d’autant que ce coup d’État sera suivi par un autre en 1965, Boumédienne renversant un président ben Bella devenu trop indépendant et jugé trop modéré à ses yeux, pour lui substituer durablement un régime militaire à parti unique, le FLN, et un système économique d’inspiration communiste.
Malgré cela, le général de Gaulle jugea souhaitable la mise en place d’un pouvoir fort et décida de « faire comme si », peu confiant face à l’état de confusion qui régnait en Algérie. Autrement dit, le choix de la complaisance fut celui opéré ; fermer les yeux et se montrer « bienveillant » face à un pouvoir autoritaire prêt à tomber dans le giron soviétique.
C’est cet aveuglement qui a nourri l’ambiguïté qui a perduré jusqu’à aujourd’hui dans les relations de notre pays avec l’Algérie, nourrie de non-dits et largement toxique. Une situation d’autant plus délicate que l’on estime à environ 10% la population française ayant des rapports de près ou de loin avec l’Algérie, ce qui en fait aussi un enjeu de politique intérieure. D’autant plus que les politiques – de gauche comme de droite – s’avèrent à la fois naïfs et complaisants à l’égard de l’Algérie, aveuglés notamment par la question du débat migratoire.
Un régime quasi-dictatorial
À l’inverse, en Algérie, « ses gouvernants et son élite nous connaissent, sont informés par leurs multiples réseaux officiels ou officieux de nos hésitations, de nos scrupules, de nos tentations comme de nos remords. Ils savent parfaitement jouer de nos contradictions et frappent là où ils savent faire mal. Nous ne sommes pas dans un combat équilibré ou égal : les Algériens nous connaissent bien mieux que nous ne les connaissons ».
C’est aussi la raison pour laquelle la France est l’objet de la politique intérieure algérienne, le régime policier en place vivant de la rente mémorielle et ne cessant d’instrumentaliser l’histoire, cultivant la haine de l’ancien colonisateur, jusque chez les Algériens de France et les binationaux, avec la complicité d’une presse algérienne mise au pas.
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Les élections y sont truquées, au su des dirigeants français qui font mine de ne rien voir, et les espaces de liberté ne cessent de se restreindre, surtout depuis l’arrivée au pouvoir du Président Tebboune, qui n’hésite plus à arrêter les opposants et tous ceux qui peuvent émettre le moindre avis un tant soit peu dissident. Avec la complicité passive de la France.
Xavier Driencourt rappelle brièvement les grandes périodes des relations franco-algériennes, faites de petites lâchetés et compromissions françaises successives, jusqu’aux atermoiements et sinuosités d’Emmanuel Macron, attitudes dont la naïveté n’a en rien entamé la détermination algérienne à exiger toujours davantage d’excuses et de repentance, la France se laissant ainsi piéger inexorablement.
La crise actuelle
L’absence totale de reconnaissance des autorités algériennes à l’égard des gestes français à son égard, et au contraire, les critiques et insultes récoltées, ont conduit le président Macron à considérer que la France ne serait jamais payée en retour. C’est dans ce contexte que notre président, en froid avec le roi du Maroc Mohammed VI, a reconnu l’appartenance au Maroc du Sahara occidental. Non sans pratiquer son fameux art du « en même temps » destiné à ménager l’Algérie en espérant une réaction modérée de sa part.
S’ajoutant à d’autres sources de frictions entre les deux pays, cette décision a mis le feu aux poudres (et justifié aux yeux d’Alger l’arrestation de Boualem Sansal, qui avait osé aborder la question très délicate du Sahara occidental, principale source de conflit de longue date entre Alger et Rabat, dont l’auteur nous rappelle le contexte historique à travers l’un des chapitres).
Il s’agit, comme l’auteur y insiste, de la plus grave crise entre les deux pays depuis 1962. Fruit selon lui d’un double aveuglement français, l’un en matière de politique étrangère, l’autre de politique intérieure, les réseaux d’influence algériens étant beaucoup plus structurés que nos gouvernants ne l’avaient estimé. Or, selon l’ancien ambassadeur, la sinuosité de la politique étrangère sous la présidence d’Emmanuel Macron a été considérée comme de la faiblesse par Alger.
Le manque de clarté dans ses déclarations successives à l’égard de la colonisation notamment, qui ont semblé pour le moins contradictoires et ambiguës, alors même que notre président cherchait la voie de l’apaisement et de la réconciliation historique, ont semé le trouble et suscité des attentes finalement déçues, malgré la multiplicité des signaux positifs envoyés par ailleurs par le président français.
L’occasion fut ratée aussi, face aux mouvements de contestation de la population, que les gouvernants français ont fait mine de ne pas voir, laissant le pouvoir militaire reprendre les choses en main et placer le président Tebboune à sa tête. Ce dernier, « fort de l’appui de l’armée, mit tout en œuvre pour éliminer les espaces de contestation ou de liberté, au point que nombre d’Algériens avouent aujourd’hui regretter Bouteflika ».
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« En même temps, on fit délibérément le choix à Paris de fermer les yeux sur les atteintes aux droits de l’homme en Algérie, de ne jamais évoquer la répression et les atteintes à la liberté de la presse. Là où les ambassades américaines et britanniques intervenaient, au moins par des communiqués ou des Tweets, la France restait muette. Nous rations ainsi une nouvelle occasion ».
En outre, l’attitude française de liens privilégiés avec l’Algérie, en rupture avec l’équilibre qui avait toujours été recherché par nos présidents successifs, a eu pour effet de froisser quelque peu le Maroc, qui s’est tourné vers d’autres alliés : Espagne, États-Unis, Israël. Une situation rendue d’autant plus complexe que les accords d’Abraham et la guerre en Ukraine ont radicalisé les positions diplomatiques, le Maroc s’inscrivant dans le camp des États-Unis et d’Israël, tandis que l’Algérie s’inscrivait dans celui de la Russie et de la Chine. « En un mot, nous avons été écartés du Maroc et nous n’avons rien récolté de notre soutien à Alger ».
D’où le renversement d’alliance finalement opéré par le président Macron en juillet 2024.
Un régime aux abois
Xavier Driencourt dénonce ensuite les contradictions et contre-vérités dont le pouvoir algérien aux abois accable la France, caractéristique d’une diplomatie affaiblie, loin de son heure de gloire des années 1970, surtout depuis la terrible guerre civile des années 1990 qui a laissé de lourds stigmates.
La rupture avec le Maroc – dont à l’inverse, la diplomatie est de plus en plus dynamique – est par ailleurs consommée. Les provocations ou accusations de part et d’autre ne cessent de se multiplier, tandis qu’Alger se trouve en outre rejeté par ses traditionnelles « chasse-gardées », le Mali et la Lybie, pour des raisons différentes, et en froid avec les Émirats arabes unis. Sans compter son jeu trouble à l’égard de son grand allié et fournisseur d’armements russe, à travers notamment « le soutien ukrainien aux rebelles maliens, qui pourrait être également alimenté en sous-main par Alger, trop heureux de damer le pion à un gouvernement malien désormais hostile à l’Algérie ».
Autre revers cuisant, qui illustre la grande fragilité au niveau international de l’Algérie de 2025, le rejet de sa candidature à l’adhésion au groupe des BRICS+, malgré d’intenses efforts diplomatiques ces dernières années.
Enfin, l’absence de soutien russe à Bachar-el- Assad en Syrie fin 2024, pourtant plus fidèle allié au Moyen-Orient, ne manque pas d’inquiéter le pouvoir algérien dans la perspective éventuelle d’un conflit armé.
Sur le plan intérieur, le grand mouvement de contestation qui a culminé en 2019-2020, le Hirak, semble avoir bien failli emporter les dirigeants algériens, comme l’ont été les Saddam Hussein, Kadhafi, Ben Ali, ou Moubarak, auparavant. C’est la crise de la Covid-19 qui a interrompu les manifestations populaires et cassé le mouvement. Puis, la reprise en mains par le pouvoir a été très dure, empêchant toute contestation de renaître.
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Comme l’écrit Xavier Driencourt, un clan a simplement remplacé un autre, ne cherchant qu’à se maintenir au pouvoir. Depuis, ce pouvoir s’est nettement durci : des journalistes ou influenceurs ont été arrêtés, la presse ou les intellectuels mis au pas, les dissidents interpellés, un dessinateur satirique condamné à 30 ans de prison, et l’opposition politique a été muselée, la justice mise aux ordres, des églises fermées, le droit de grève fortement limité.
Le tout dans un contexte de chômage élevé et de fuites ou tentatives de fuites massives à l’étranger, et de fausse démocratie, le candidat de l’armée (qui tient les rênes du pays depuis 1962) étant simplement confronté à deux « figurants » qui se prêtent au jeu de l’élection avec l’assentiment du candidat officiel.
Les réseaux algériens en France et la question de l’immigration algérienne
Même s’il n’existe pas nécessairement un plan construit à Alger, selon l’auteur, pour déstabiliser la France de façon délibérée, il n’en existe pas moins, selon lui, des réseaux organisés et parfois agressifs, qu’il présente à travers un chapitre du livre.
« Il y a des réseaux officiels et des relais officieux, et, dans la pratique, plusieurs cercles : le premier cercle est fait des réseaux officiels, ambassade et consulats, le deuxième, des réseaux de la communauté algérienne, le troisième est celui de la grande mosquée de Paris, le quatrième est formé par les associations d’amitié, et le dernier par ce qu’on appelle aujourd’hui les « influenceurs ».
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L’affaire Boualem Sansal, ainsi que le refoulement d’un des influenceurs expulsés en Algérie, ont fortement contribué à ouvrir un nouveau débat sur l’immigration algérienne, et notamment sur l’accord franco-algérien du 27 décembre 1968 relatif à la circulation, à l’emploi et au séjour des ressortissants algériens et de leur famille, qui accorde des conditions plus favorables aux Algériens qu’aux autres nationalités, ainsi que de substantiels privilèges. Xavier Driencourt défend l’idée de dénoncer cet accord, en justifiant sa position et en discutant des ressorts juridiques qui le permettraient. Il se base pour cela notamment sur la non-exécution des OQTF par les consulats algériens, ne respectant ainsi pas leurs obligations juridiques et administratives, ce qui nous libérerait donc des nôtres.
De quels leviers dispose à présent chacun des deux pays ?
Dans le dernier chapitre du livre, Xavier Driencourt présente les leviers qu’est capable d’actionner chacun des deux pays dans leur brouille actuelle. L’arme de l’immigration côté algérien, ainsi qu’économique et culturelle dans une moindre mesure, la riposte graduée côté français, avec toute une palette de mesures très concrètes immédiates ou à plus longue échéance – dont je renvoie à la lecture de l’ouvrage pour en découvrir le détail – susceptibles d’être efficaces et surtout dissuasives pour peu que les autorités françaises aient la volonté de réagir et d’apparaître crédibles en cessant de demeurer dans l’éternelle bienveillance et un angélisme mal à propos. Dans l’idée de sortir enfin de l’impasse dans laquelle nous a menés cette crise et atteindre peut-être enfin l’âge adulte de cette relation historique, afin d’éviter de nouvelles escalades, voire une rupture des relations diplomatiques, pour tourner la page et aboutir enfin à une relation normale entre les deux pays.
Pour cela, deux conditions essentielles sont à remplir, selon l’ancien ambassadeur : cesser d’une part le mélange des genres (passionné) en séparant clairement et définitivement politique intérieure et politique étrangère, seule la seconde devant prévaloir, d’autre part, distinguer le peuple et le pouvoir algérien, ce dernier n’étant par nature que temporaire et s’arrogeant la prétention de représenter le premier, sans que la France y ait rien gagné alors que le peuple est seul celui avec lequel nous partageons véritablement des liens et une histoire, lui qui a exprimé à travers le Hirak – durement réprimé – son désir d’émancipation.
Autrement dit, selon l’auteur, c’est la réciprocité qui doit à présent prévaloir, pour œuvrer ensuite à une saine normalisation des relations et à l’apaisement nécessaire en retrouvant de surcroît un juste équilibre dans nos rapports aussi bien avec l’Algérie qu’avec le Maroc et en élargissant nos relations avec eux, sans oublier bien sûr la Tunisie. En y associant l’Espagne et l’Italie, qui ont également des liens privilégiés avec ces pays.