Livre – La Russie et la France de Pierre Le Grand à Lénine

25 février 2020

Temps de lecture : 5 minutes
Photo : Saint-Saint-Pétersbourg, "fenêtre sur l'Europe" et ville du francophile Pierre le Grand, (c) Pixabay.
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Livre – La Russie et la France de Pierre Le Grand à Lénine

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Entre le voyage de Pierre le Grand en France en 1717 et la venue de Vladimir Poutine à Versailles en 2017, soit trois siècles plus tard, l’Histoire semble se répéter. L’ouvrage présenté vient infirmer, du moins modérer, cette affirmation. Comme dans un couple, si l’amour peut s’étioler à certains moments, les fondements de la relations demeurent. L’amitié franco-russe pourrait, à certains égards, reprendre cette image. 

Après avoir analysé en profondeur le dialogue que le général de Gaulle n’a cessé d’entretenir avec la Russie, qu’il n’avait jamais nommé « Union soviétique », voilà qu’Hélène Carrère d’Encausse consacre son vingt-neuvième ouvrage aux relations au long court entre nos deux pays qui se trouvent aux deux extrémités de cette Europe de l’Atlantique à l’Oural rêvée par de Gaulle. Il est vrai que de Pierre le Grand à Lénine, il s’est agi d’un véritable roman que celui de cette longue relation – trois siècles – qui tant de fois attira, unit, opposa, réconcilia la Russie et la France ! La Russie, État-continent qui s’étend en Europe et en Asie, s’est toujours revendiquée comme une puissance européenne. Mais c’est surtout après sa victoire sur la Suède à Poltava, en 1709, qu’elle a réellement intégré le concert européen. L’Europe, pour la Russie et au plan géopolitique, fut d’abord et toujours la France mais ses liens commerciaux ont d’abord été noués avec la Grande-Bretagne, sous le règne d’Ivan IV dit le Terrible ou le Sévère.

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La France, celle de Louis XIV, des Lumières, de la Révolution et de l’Empire, des idées, de la langue, de la culture, de la liberté et de la puissance, représente un véritable allié pour la Russie. En 1717, Pierre le Grand voulait offrir à la France une alliance se substituant à celle qu’elle entretenait avec la Suède depuis la guerre de Trente ans et avec la Turquie depuis François Ier, la déliant de son amitié vis-à-vis de la Pologne. A ce renversement total des alliances, la France, deux ans après la disparition du roi Soleil, n’y était pas préparée, pas plus qu’elle n’aurait consenti à une union entre le futur Louis XV, âgé de neuf ans, avec sa fille Elisabeth Petrovna, âgée de douze, qui monta sur le trône en 1741, son règne ayant été marqué par une forte inclination vers la France. Mais l’abbé Dubois, devenu cardinal en 1721 et auquel le Régent avait confié la conduite des Affaires étrangères, ne voulut pas affliger Albion, qui s’opposait à une perte de son influence dans le Nord de l’Europe. Dans son Mémoire sur l’Orient qu’il adressa en 1828, à sa demande, au ministre français des affaires étrangères, Chateaubriand, alors ambassadeur à Rome, résuma fort bien le grand dessein de l’empereur russe : « il y a sympathie entre la France et la Russie ; la dernière a presque civilisé les mœurs. Placées aux deux extrémités de l’Europe, la France et la Russie ne se touchent point par leurs frontières ; elles n’ont point de champ de bataille où elles puissent se rencontrer ; elles n’ont aucune rivalité de commerce et les ennemis naturels de la Russie (les Anglais et les Autrichiens) sont aussi les ennemis naturels de la France. En temps de paix, que le cabinet des Tuileries reste l’allié du cabinet de Saint-Pétersbourg, et rien ne peut bouger en Europe. En temps de guerre, l’union des deux cabinets dictera les lois au monde. » Aussi, durant trois siècles, cette France a fasciné tous les souverains Romanov, acharnés à s’en faire reconnaître, accepter, aimer, à se voir accorder le statut de puissance égale de la France. La France y opposa durablement méfiance et hostilité, voyant dans la Russie un pays attardé, barbare, étranger à l’Europe et dangereux, avant de s’y allier lorsque le puissant Empire allemand lui imposa ce tournant. Durant trois siècles, la relation heurtée de ces deux pays a constitué une part essentielle de l’histoire européenne avant de sombrer dans le grand cataclysme de la Première Guerre mondiale. Au delà de cette passionnante rétrospective historique, c’est la lecture des derniers chapitres qui nous interpellent, ceux qui traitent de l’Alliance franco-russe et des voyages de Nicolas II en France (1897, 1903).

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L’atmosphère franco-russe s’était réchauffée comme le démontra l’accueil enthousiaste de l’escadre de l’amiral Gervais à Cronstadt – une presqu’île, base marine près de Saint-Pétersbourg. Puis vint l’accord du 27 août 1891, simple échange de lettres n’engageant les deux gouvernements qu’à se concerter « sur toutes les questions de nature à mettre en cause la paix générale et stipuler que les deux parties s’entendraient sur les mesures à prendre au cas où l’une d’entre elle serait attaquée. » Pas d’engagement de mariage, donc une simple promesse de fiançailles … L‘accord signé le 18 août 1892 alla plus loin: « dans le cas où les forces de la Triple Alliance, ou d’une des puissances qui en font partie, viendraient à se mobiliser, la France et la Russie, à la première annonce de l’évènement, et sans qu’il soit besoin d’un concert préalable, mobiliseront immédiatement et simultanément la totalité de leurs forces et les porteront le plus près possible de la frontière» Sur le second point, le texte précise : « si la France est attaquée par l’Allemagne, la Russie emploiera toutes ses forces disponibles pour attaquer l’Allemagne. Si la Russie est attaquée par l’Allemagne ou par l’Autriche-Hongrie soutenue par l’Allemagne, la France emploiera toutes ses forces disponibles pour combattre l’Allemagne. »

La France s’engage à mobiliser au moins 1 300 000 hommes contre l’Allemagne ; la Russie, entre 700 000 et 800 000, le reste devant l’être contre la double Monarchie. S’établit en somme, entre les points de vue russe et français, un compromis : la France a obtenu gain de cause sur la question de la mobilisation « simultanée et automatique » et elle a fait préciser quels effectifs l’armée russe devrait lancer contre l’Allemagne, mais elle a été obligée de s’engager à mobiliser, même dans le cas où l’Autriche-Hongrie, sans participation de l’Allemagne, déciderait la mobilisation contre la Russie. Elle n’est pourtant pas tenue, dans cette hypothèse, d’entrer en guerre : seule une attaque venant de l’Allemagne déclenche la réplique. Telles sont les clauses de la convention. Telle fut la base de cette alliance franco-russe tant célébrée depuis. Nonobstant ces bonnes dispositions, cette convention militaire mit du temps à être signé. Ce n’est qu’après la visite de l’escadre russe à Toulon, en octobre 1893, que le tsar se décida à le faire, ce qui fut fait le 27 décembre. Un traité de commerce signé en juin 1893 complétait la convention militaire, faisant de l’entente une véritable alliance. Cette alliance franco-russe, rendue publique qu’en 1897, en faisant contre-poids à la Triple Alliance, rétablit-elle un, ou l’équilibre en Europe ? Alliance défensive ou offensive ? Mettait-elle en cause le statu quo territorial, règle d’or de l’équilibre européen depuis 1815, bien que mainte fois écornée, sinon carrément battue en brèche ? Pour le tsar, il ne s’agissait pas de donner carte blanche à la France pour qu’elle récupère l’Alsace-Lorraine. Pourtant, grâce à cette alliance, la France se sentit plus en sécurité sur le continent car cela lui donnait les coudées plus franches dans son désir d’expansion coloniale.

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Au-delà de ces spéculations, un fait demeure : l’alliance franco -russe pose les premiers jalons d’un système bipolaire « lâche » pour reprendre des notions théoriques qui seront développées durant la période de la guerre froide. En s’étendant, plus tard, à l’Angleterre, elle se mue en « bloc ». Cet affrontement entre les deux blocs existants en Europe ont-ils conduit mécaniquement à la guerre ? En un sens, cette histoire de la relation franco-russe fournit bien des éléments pour comprendre notre époque et notre avenir.

À propos de l’auteur
Eugène Berg

Eugène Berg

Eugène Berg est diplomate et essayiste. Il a été ambassadeur de France aux îles Fidji et dans le Pacifique et il a occupé de nombreuses représentations diplomatiques.
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