Gandamak, grande bataille. Afghanistan : le « tombeau des empires »

6 décembre 2020

Temps de lecture : 5 minutes
Photo : La bataille de Gandamak. (c) Wikipédia
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Gandamak, grande bataille. Afghanistan : le « tombeau des empires »

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Une fois n’est pas coutume : la bataille de ce trimestre ne marque pas une inflexion dans l’histoire militaire, ni la fin d’un empire ou le début d’une hégémonie. Il s’agit même d’un engagement plutôt médiocre au regard des effectifs et de ses effets stratégiques. Pourtant, il constitue un archétype du destin qui attend tous les conquérants se hasardant en Afghanistan, depuis la plus haute Antiquité jusqu’à… nos jours.

En cette première moitié du xixe siècle, le Royaume-Uni a installé sa thalassocratie. Débarrassé de la menace de la France impériale, il a vu sans déplaisir les royaumes ibériques perdre à leur tour leurs colonies américaines et reste ainsi le plus vaste empire colonial avec principalement le Canada et les Indes, qu’il défend contre la politique agressive de la Birmanie (première guerre anglo-birmane, 1824-1826). Mais une nouvelle menace semble plus inquiétante, venant du nord-ouest, cette fois : la pénétration russe en Asie centrale. Ayant atteint la mer Noire (fondation de Sébastopol en 1783) et le Caucase, les tsars poussent en effet leur avantage vers les steppes à l’est de la Caspienne et semblent prêts à profiter de l’affaiblissement des puissances musulmanes pour atteindre les « mers chaudes » (Méditerranée, océan Indien), menaçant l’Empire ottoman, allié des Britanniques pour le contrôle de la Méditerranée, et peut-être les Indes.

Victimes du « Grand Jeu »

C’est le capitaine Arthur Connolly qui attira le premier l’attention des autorités sur l’importance de l’Afghanistan comme bastion avancé de la défense de la « frontière du Nord-Ouest » à l’issue d’un périple à travers la Russie puis l’Asie centrale (1829-1831). Cet idéaliste, fermement convaincu de la mission civilisatrice de l’homme blanc, créa aussi l’expression de « Grand Jeu » mais dans une optique sensiblement différente de ce qu’elle deviendra : il suggérait en effet une coopération sincère et « cordiale » avec les Russes et les autres puissances (Perse et émirats d’Asie centrale) pour favoriser la pacification et une action civilisatrice dans une région où se pratiquait toujours l’esclavage.

Les dirigeants britanniques retinrent surtout le danger que représenterait une implantation russe en Afghanistan ; leur « Grand Jeu » consistera donc – et c’est en ce sens que Kipling utilisera l’expression dans son roman Kim (1) – à empêcher l’avancée russe vers le sud, surtout par des moyens diplomatiques, sans exclure cependant le recours aux espions, à l’intimidation, à la corruption, voire aux coups d’État fomentés pour mettre en place des dirigeants favorables à leurs vues – en Afghanistan, ils souhaitaient ainsi remplacer l’émir Dost Mohamed Khan, jugé trop proche des Russes, par Shah Shuja (2), qui avait régné sur le pays entre 1803 et 1809 avant d’être renversé par son frère.

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Du triomphe apparent…

Malgré l’avis contraire d’Alexander Burnes, un excellent connaisseur du pays parlant plusieurs langues locales (3), lord Auckland, gouverneur général des Indes, envoya William Macnaghten en territoire afghan avec un corps expéditionnaire qui prit Kaboul et y installa Shah Shuja en août 1839, avec comme résident britannique Burnes, plus ambitieux que cohérent. La reddition de Dost Mohamed en novembre 1840 semblait assurer le succès de l’opération. Pourtant, les Britanniques n’arrivaient pas à imposer l’autorité du khan au-delà des principales villes. Réduisant leurs forces dans le pays, ils s’exposèrent à un harcèlement notamment le long de leur ligne de ravitaillement par la passe de Khyber. L’émir, membre d’une dynastie peu populaire et exilé depuis trois décennies, n’était guère apprécié des Afghans et son retour dans les fourgons d’une armée étrangère n’avait guère fait remonter sa cote… Les mœurs un peu trop libertines de Burnes complétèrent l’exaspération des populations, déjà travaillées par les partisans de l’ancien émir.

Le 2 novembre 1841, Burnes et sa suite sont massacrés dans les rues de Kaboul. Les troupes anglaises se réfugient dans la citadelle, à l’écart de la ville, et Macnaghten tente de négocier leur retrait ; il est tué à son tour par Wazir Akbar Khan, un fils de Dost Mohamed le 23 décembre. Les Britanniques quittent alors la ville : escortés par 4 500 soldats (principalement des « cipayes », troupes indigènes de la Compagnie des Indes, appuyés par environ 700 Européens dont le 44e d’infanterie, futur « Essex regiment »), quelque 12 000 civils – fonctionnaires, domestiques, familles des soldats… – tentent de gagner Jalalabad, à environ 150 kilomètres à l’est, au pied de la passe de Khyber, voie d’accès au Pendjab et aux Indes.

…au désastre exemplaire

Quittant la ville le 6 janvier en pensant avoir négocié avec Akbar Khan un retour en sûreté jusqu’à Jalalabad en échange de l’abandon de leur artillerie et de la livraison d’otages, ils vont vivre durant une semaine une odyssée infernale, tant par les conditions – froid glacial, sans abri – que par les attaques incessantes des montagnards afghans, surtout de la tribu des Ghilzai alors que les émirs appartenaient aux Durrani. Le 13 janvier au matin, les derniers survivants, 45 soldats et 20 officiers, principalement du 44e, furent encerclés en haut de la colline de Gandamak – qui devait résumer toute la catastrophe en donnant son nom à l’ensemble de la retraite. Par le tir à distance ou les assauts directs, presque tous furent tués, sauf un officier et 2 ou 3 soldats qui furent capturés, et 6 officiers qui purent s’échapper à cheval. Cinq d’entre eux périrent en route et la garnison de Jalalabad ne vit arriver dans l’après-midi que le seul Dr Brydon.

Le désastre, aggravé en avril par l’assassinat de Shah Shuja, resté à Kaboul, et en juin par les assassinats de Connolly et du colonel Stoddart par l’émir de Boukhara rejetant l’alliance anglaise, eut un retentissement considérable, en Europe comme en Asie, car il montrait que l’armée anglaise n’était pas invincible. Il ne resta pas impuni puisqu’une nouvelle expédition prit Kaboul en octobre, incendia le bazar et libéra un certain nombre de prisonniers et d’otages. Mais les Anglais se retirèrent et laissèrent Dost Mohamed régner jusqu’à sa mort en 1863.

La révolte des cipayes qui mit l’Inde à feu et à sang en 1857-1858 et conduisit le gouvernement à remplacer la Compagnie par une administration (l’Indian Service) peut être considérée comme une conséquence indirecte du désastre de Gandamak. Les Anglais menèrent une nouvelle intervention en Afghanistan en 1879-1881 mais ne tentèrent plus jamais d’imposer une occupation ou un dirigeant qui ne soit pas accepté par les tribus, en particulier par les Pachtounes, majoritaires, jusqu’à l’indépendance totale du pays en 1919. Le pays, dont la frontière avec les Indes fut définitivement fixée par la « ligne Durand » en 1896, resta donc une zone tampon entre leur empire des Indes et la Russie, qui n’avait en fait guère envie de s’y aventurer et borna sa conquête au flanc nord du Pamir. À voir ce qu’il advint de l’URSS quand elle renonça à cette politique prudente, cent ans après la seconde guerre anglo-afghane, on ne peut lui donner tort.

Quant aux acteurs de terrain, les Connolly, Macnaghten, Burnes… leur sort inspira peut-être à Kipling cette phrase :

« Nous autres, du Grand Jeu, nous sommes hors de protection. Si nous mourons, nous mourons. On efface nos noms du livre, c’est tout. »

  1. Voir Conflits n° 1
  2. Il est aussi connu pour avoir été le propriétaire du Koh-i-Nor, un des plus gros diamants du monde, qu’il céda en 1814 au prince sikh Ranjit Singh pour le « remercier » de l’avoir accueilli après son exil. Le diamant faisait alors 186 carats et sera confisqué par les Britanniques après la seconde guerre anglo-sikhe en 1849. Réduit à 105 carats, il est monté sur la couronne britannique en 1936.
  3. Burnes a laissé un récit de sa mission à Kaboul, traduit en français : Mission à Kaboul. La relation de sir Alexander Burnes (1836-1838) aux éditions Chandeigne (2012).
À propos de l’auteur
Pierre Royer

Pierre Royer

Agrégé d’histoire et diplômé de Sciences-Po Paris, Pierre Royer, 53 ans, enseigne au lycée Claude Monet et en classes préparatoires privées dans le groupe Ipesup-Prepasup à Paris. Ses centres d’intérêt sont l’histoire des conflits, en particulier au xxe siècle, et la géopolitique des océans. Dernier ouvrage paru : Dicoatlas de la Grande Guerre, Belin, 2013.
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