« Géopolitique des Relations Russo-Chinoises », de Pierre Andrieu

30 avril 2025

Temps de lecture : 7 minutes

Photo :

Abonnement Conflits

« Géopolitique des Relations Russo-Chinoises », de Pierre Andrieu

par

Depuis en particulier le début de la guerre en Ukraine, une alliance de circonstance s’est développée entre la Russie et la Chine. Au-delà de leur hostilité commune envers l’Occident, c’est à des rapports ambivalents que ces deux puissances nous ont habitués. Elles sont passées par différentes phases, que l’ancien diplomate Pierre Andrieu nous présente à travers cet ouvrage instructif, mettant en relief les contours stratégiques et géopolitiques de cette alliance opportuniste.

Pierre Andrieu, Géopolitique des Relations Russo-Chinoises, PUF, septembre 2023, 187 pages.

Une histoire qui passe par différentes phases

Longtemps Russie et Chine se sont ignorées. C’est ce que Pierre Andrieu commence par retracer, en évoquant l’histoire de leurs relations.

Il a fallu attendre surtout le XIXe siècle et les colonisations de l’Empire russe pour que celui-ci impose à un Empire Qing moribond des « traités inégaux » que le peuple chinois n’a pas oubliés, étendant encore ainsi considérablement ses territoires.

Puis, ce n’est que sous la République populaire de Chine de Mao, proclamée en 1949, qu’une brève période de « fraternité socialiste » a pu exister, non exempte de méfiance réciproque et de double jeu, notamment de la part de Moscou ; interrompue par la mort de Staline en 1953, avant de dériver en franche hostilité, et de culminer en 1969, année où les deux pays se sont trouvés au bord de la guerre nucléaire. Le Grand Timonier tenta d’ailleurs un surprenant renversement des alliances, en recherchant le soutien des « impérialistes américains ».

Les relations sont devenues ensuite plus apaisées et pragmatiques à la mort de Mao en 1976 et l’arrivée au pouvoir de Deng Xiaoping. Situation confortée à la fin des années 1980, par l’accession de Mikhaïl Gorbatchev à la tête de l’Union soviétique, qui tente de ramener celle-ci à plus de réalisme. L’artisan de la Perestroïka est le premier à engager le tournant des relations vers l’Est, prenant conscience que le pivot de la croissance économique et commerciale mondiale avait commencé à se déplacer vers l’Asie-Pacifique.

Cet état de fait est demeuré jusqu’au rapprochement idéologique initié lors de l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine en 2000, puis de Xi Jinping en 2012 en Chine.

Des accords sur les frontières ont été signés dès les années 1990 puis 2000, permettant de sceller ensuite un partenariat stratégique entre les deux puissances. La Chine y gagnait notamment en stabilité des approvisionnements en matières premières et énergétiques en provenance de son voisin, tandis que la Russie pouvait se sentir à l’abri de revendications territoriales pour au moins quelques années ou décennies. Sur le plan idéologique, une forte connivence s’est développée entre eux, axée autour d’un combat commun contre « l’hégémonisme américain » et les valeurs occidentales démocratiques « prétendument universelles ». Chacun des deux acteurs pouvait aussi y trouver les moyens d’assurer la survie de son régime.

Le retour de l’eurasisme, mais aussi de la Chine puissante et revancharde

Le poids de l’Histoire est ici crucial. C’est pourquoi Pierre Andrieu revient ensuite à travers deux chapitres sur les éléments essentiels qui forgent l’identité russe et permettent de mieux en comprendre les fondements.

Mais c’est surtout l’apparition du concept d’eurasisme qui permet de caractériser l’état d’esprit actuel. Remontant au XIXe siècle et remis au goût du jour à travers le néo-eurasisme, notamment représenté par Alexandre Douguine, qui a dans une large mesure inspiré la politique nationaliste, patriotique et orthodoxe – voire dans une certaine mesure complotiste, ajoute l’auteur – de Vladimir Poutine, l’eurasisme est issu du mélange de fascination et de répulsion qu’inspirait à cette époque la Chine.

Les tendances opposées au sujet des alliances avec l’Occident ou au contraire des rapprochements avec la Chine avaient débouché sur l’idée de civilisation originale, ni européenne, ni asiatique, bien que la Russie s’étale géographiquement sur les deux continents et soit en permanence partagée entre les tentations de rapprochement avec l’un ou avec l’autre (l’aigle à deux têtes).

À lire aussi : Comment la Chine maintient la Russie en activité

Cependant, en se rapprochant de la Chine, Moscou prend le risque de se voir vassaliser par Pékin – devenu plus nationaliste et désireux que jamais, depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping, de retrouver sa puissance d’antan – surtout depuis le constat, devenu évident avec la guerre en Ukraine motivée pas la volonté de développement de l’eurasisme, des faiblesses notamment militaires, de la Russie.

Les Chinois n’ont jamais oublié les humiliations infligées dès les années 1840 par les interventions colonialistes occidentales, japonaises, mais aussi russes. L’heure était donc venue de retrouver la grandeur passée, en réhabilitant le « Rêve chinois », s’appuyant sur un mélange de socialisme, de nationalisme et de confucianisme.

Ce qui n’a pas empêché la signature, dès 2001, d’un Traité de bon voisinage, d’amitié et de coopération, venu solidifier les relations, renforcé en 2014 par la crise ukrainienne, puis en 2016 par la guerre commerciale initiée par Donald Trump contre la Chine.

Des relations complexes

Officiellement, les deux pays mettent en avant de manière grandiloquente les sommets qui scellent leur partenariat stratégique « complet ».

Il est vrai que Vladimir Poutine et Xi Jinping se sont souvent rencontrés. La coopération économique et commerciale, technologique et militaire, sur les matières premières aussi à mesure que la guerre en Ukraine entraînait des restrictions au commerce avec les pays occidentaux, s’est nettement intensifiée depuis leur arrivée au pouvoir.

Ce qui n’empêche pas la méfiance réciproque dans certains domaines comme la sécurité des données ou la maîtrise des savoir-faire technologiques, sans oublier les risques de fuite des cerveaux. Surtout côté russe, face à la connaissance des pratiques chinoises en la matière, mais aussi du fait de l’amertume face à sa perte de puissance et le renversement des rôles, elle qui avait joué le rôle de « grand frère » durant une grande partie du XXème siècle. Préoccupation d’autant plus légitime que la Chine aspire à retrouver son rôle de puissance dominante et ne s’embarrassera sans doute plus très longtemps de ménager la susceptibilité et la fierté russes, alors que le poids relatif de la Russie dans le monde ne lui permet plus de prétendre jouer dans « la cour des grands ».

À lire aussi : « La Chine est beaucoup plus dangereuse que la Russie ». Entretien avec Stephen Wertheim

Les échanges commerciaux sont d’ailleurs peu favorables aux Russes et sont six fois moindres que ceux entre la Chine et les Etats-Unis. Ce qui donne la mesure des choses. D’autant que les exportations russes sont essentiellement énergétiques, alors que la Chine privilégie de plus en plus d’autres sources d’approvisionnement, notamment pour le gaz. Sans parler des investissements chinois en Russie, qui demeurent très faibles.

De manière générale, la Chine n’entend sceller aucune alliance stratégique avec la Russie, dans quelque domaine que ce soit, et préfère ne s’en tenir qu’au simple partenariat.

Des sphères d’influence rivales

L’Asie centrale (Kazakhstan, Ouzbékistan, Kirghizistan, Tadjikistan, Turkménistan) constitue une bonne illustration des rivalités russo-chinoises. Alors que la présence russe y est ancienne et affirmée, et que l’URSS y a assuré une mainmise ferme et arbitraire orchestrée par Staline, l’éclatement de l’empire soviétique n’a pas empêché l’influence russe de perdurer, de manière multiforme, ainsi que nous le montre Pierre Andrieu à travers rappels historiques et analyses actuelles.

Cependant, la présence stratégique dans cette région a amené la Chine à s’y intéresser, conduisant à un recul relatif de la Russie. De fait, cette région faisait partie de la sphère d’influence de l’Empire Qing ; et à partir de 2000, la Chine s’y est de nouveau intéressée, y affirmant sa présence dans les domaines économique et financier. Elle s’y pourvoit notamment en gaz et autres matières premières. Mais c’est surtout le projet de « Nouvelle route de la soie » qui a marqué la présence de plus en plus marquée de la Chine dans la région. Même si la Russie a tenté au maximum de s’y greffer.

La guerre en Ukraine a constitué un tournant majeur.

Si la Chine considérait l’Ukraine comme un partenaire important pour Pékin avant l’invasion russe, notamment dans le cadre de sa nouvelle route de la soie, et que Xi Jinping n’a pas été mis au courant du projet d’invasion russe malgré une rencontre avec Poutine quinze jours avant, elle a fait le choix officiel de la neutralité, tout en se gardant de désavouer l’important partenaire russe. Surtout dans un contexte géopolitique de rivalité avec les Etats-Unis.

Cependant, la Russie s’est nettement affaiblie, devenant tributaire du marché chinois pour ses débouchés à l’exportation de gaz notamment, mais aussi en matière de monnaie, sa volonté de s’alléger en dollars accroissant en outre la dépendance à l’égard du yuan, avec tous les risques politiques que cela induit en cas de détérioration des relations entre les deux pays. Sans compter les importations croissantes de produits chinois en substitution de produits américains par exemple. Le tout conduisant à une forte asymétrie au niveau économique et financier, qui transforme la Russie en junior partner de la Chine, insiste Pierre Andrieu.

À lire aussi : Les sanctions contre la Russie profitent à la Chine

D’autant plus que, même si la Russie reste crainte par les pays d’Asie centrale, ceux-ci se sont rapprochés de fait de la Chine – qui en a profité pour avancer ses pions – aussi bien au niveau commercial que pour leur protection militaire, même si le commerce avec eux s’est là aussi intensifié, la Russie ayant eu besoin de nouveaux débouchés pour son gaz en particulier, à la suite des sanctions européennes en la matière.

Mais il est de fait que si elle y reste puissante, elle a perdu une grande partie de son rang, au profit de la Chine, qui non seulement est devenu un client majeur de ces pays en gaz, mais qui y lance aussi d’ambitieux plans d’investissements pour sa nouvelle route de la soie, pour remplacer ceux qui devait initialement passer par la Russie et l’Ukraine en direction de l’Europe. Une destination privilégiée qui explique aussi l’intérêt que la Chine avait de garder une position officielle de neutralité vis-à-vis de la guerre en Ukraine, tout en s’évertuant en parallèle de séduire les dirigeants et populations d’Asie centrale par des engagements et accords de coopération d’importance dans de nombreux domaines (transports, industrie, agroalimentaire, visas).

Un plan de paix équivoque

Le plan de paix factice entre la Russie et l’Ukraine proposé par la Chine de manière purement politique et pragmatique visait, dans ce contexte, à se ménager son voisin disposant de l’arme nucléaire et membre permanent du Conseil de Sécurité, dans l’éventualité d’un conflit à venir autour de Taïwan et dans les mers du Sud, tout en se présentant en diplomate artisan de la paix et en n’omettant pas de se placer dans la perspective d’une reconstruction ultérieure de l’Ukraine. Jouant sur une ambiguïté telle qu’elle évitait ainsi la détérioration des relations avec l’Union européenne.

Les interprétations sur la posture chinoise sont multiples. D’autant plus que de nombreux signaux contradictoires sont venus en provenance de la Chine, comme le détaille l’auteur dans son livre. Il n’en reste pas moins qu’il est très probable que les dirigeants russes, à commencer par Poutine, n’ont aucune confiance en l’attitude de la Chine à leur égard, quel que soit le nombre de partenariats stratégiques. C’est donc toujours la défiance qui règne entre les deux pays.

Malgré tout, un resserrement des relations a eu lieu à travers la rencontre entre Poutine et Xi Jinping à Moscou en mars 2023, confortant les Russes dans leurs liens avec la Chine.

Cette dernière n’a d’ailleurs pas vraiment intérêt à ce que Poutine tombe et que la fédération de Russie se disloque, si elle veut éviter une situation d’anarchie à ses frontières avec des Etats dotés de l’arme nucléaire. Ce qui n’empêche pas certains observateurs chinois de critiquer l’approche impériale de Poutine (qui fait l’objet à part entière de tout un chapitre du livre, le dernier), dont les fondements ressembleraient plutôt à une coquille vide qu’à de véritables valeurs.

À lire aussi : Où en est la coopération militaire entre la Russie et la Chine ?

De fait, conclut Pierre Andrieu, les relations russo-chinoises sont plutôt une sorte de partenariat contraint. Les deux pays demeurent séparés irrémédiablement par une profonde « incompréhension culturelle et civilisationnelle » que seule « leur opposition commune aux Etats-Unis et au libéralisme occidental » contribue à rapprocher momentanément.

La Chine aurait intérêt, en réalité, à détourner l’attention des Etats-Unis sur le conflit en Ukraine et à la lui faire concentrer sur l’Europe, pour se faire un peu oublier. Du moins, cela pouvait-il être vrai jusqu’au retour récent au pouvoir de Donald Trump (postérieur à la parution de cet ouvrage), dont on sait à quel point il a, à ce niveau-là, rebattu les cartes…

Mots-clefs : ,

Vous venez de lire un article en accès libre

La Revue Conflits ne vit que par ses lecteurs. Pour nous soutenir, achetez la Revue Conflits en kiosque ou abonnez-vous !
À propos de l’auteur
Johan Rivalland

Johan Rivalland

Johan Rivalland, ancien élève de l’École Normale Supérieure de Cachan et titulaire d’un DEA en Sciences de la décision et microéconomie, est professeur de Marketing et d'Economie.

Voir aussi

États-Unis, Japon : une relation privilégiée en péril ?

L’annonce des droits de douane contre le Japon menace l’industrie de l’archipel. Mais c’est aussi la relation politique et militaire qui semble être remise en cause. Le 29 mars 2025 se tenait à Iwo Jima une cérémonie marquant le 80e anniversaire de la bataille du même nom. À cette...

Carte – Les projets de liaisons ferroviaires soutenus par la Chine

La Chine a considérablement renforcé ses investissements dans les infrastructures ferroviaires en Asie centrale et en Asie du Sud-Est dans le cadre de son initiative des Nouvelles Routes de la Soie (Belt and Road Initiative, BRI). Ces lignes de chemin de fer visent à améliorer la...