Géopolitique du soja

9 décembre 2025

Temps de lecture : 4 minutes

Photo : Soja russe. © Yuri Smityuk/TASS/Sipa

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Géopolitique du soja

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Le soja est devenu une légumineuse essentielle pour la nourriture animale. Contrôler les espaces, investir en capitaux, conquérir des marchés figurent parmi les nouveaux espaces de conquête.

De façon générale, la géopolitique des matières premières, mais cela peut également concerner les terres rares, traduit des rapports de force et engendre différentes formes de conflictualités. Cela est une évidence pour le pétrole, cela reste encore le cas pour cette légumineuse, assez mal connue en général, et pourtant fondamentale.

À lire également : Le soja américain, victime collatérale des relations sino-américaines

Géopolitique du soja, Olivier Antoine, Armand Colin, septembre 2025.

Contrairement au blé, au maïs, au riz, le soja n’est pas porteur d’une charge symbolique et n’a pas été l’élément nourricier d’une civilisation. Domestiqué en Asie de l’Est il y a près de 5 000 ans, il a été précocement utilisé dans les pratiques agricoles. Sa diffusion a été difficile, et il apparaît en Europe au XVIe siècle, mais c’est au XIXe siècle qu’il se développe aux États-Unis comme élément pour les nourritures animales.

Une polyvalence d’emploi

Le soja, en raison de la polyvalence de ses emplois, en consommation directe ou transformée, est devenu, à partir des années 1950 l’un des piliers du commerce international.

On apprend d’ailleurs dans cet ouvrage que c’est l’invasion de la Mandchourie par le Japon, au début des années 1930, qui a contribué à redessiner la géopolitique agricole mondiale. Les États-Unis s’engagent résolument dans cette culture pour éviter une quelconque dépendance à l’égard du Japon, premier producteur mondial avec la Mandchourie.

À cet égard, le soja est devenu peu à peu le moteur de la reconfiguration de la puissance agricole à la fin du XXe siècle. Déjà, lors de l’embargo sur les importations de céréales par l’Union soviétique, le soja a pu jouer un rôle comme élément complémentaire d’exportation pour l’Argentine et le Brésil, qui ont passé outre le blocus américain.

De la même façon, la crise de la vache folle favorisait le recours de plus en plus important aux protéines d’origine végétale, les protéines animales étant désormais rejetées par les consommateurs.

En tout état de cause, le soja se retrouve aujourd’hui au cœur d’un commerce mondial d’une ampleur inédite, structurant les échanges entre puissances économiques et redessiner en les rapports de force internationaux. La production mondiale est passée en moins de 50 ans de 26 à 400 millions de tonnes sur 1 million de kilomètres carrés. Le soja repose sur une géographie asymétrique puisque seulement six pays, Brésil, les États-Unis, l’Argentine, la Chine, l’Inde et le Paraguay concentrent l’essentiel de la production. Trois pays du Mercosur, Brésil Argentine et Paraguay, rassemblent 80 % de l’offre mondiale et près de 90 % des exportations.

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Un besoin pour la Chine

Dans le contexte actuel, marqué par les tensions commerciales entre les États-Unis et la Chine, l’empire du Milieu a fait comprendre très clairement à Donald Trump que la dépendance à l’égard des États-Unis n’était pas une fatalité. Comme l’Union soviétique à l’époque, d’autres fournisseurs sont prêts à se substituer aux agriculteurs américains qui paient d’ailleurs le prix des foucades du locataire de la Maison-Blanche.

De ce point de vue le Brésil et l’Argentine se sont engagés dans une restructuration de leurs espaces agricoles, de leurs infrastructures de transport, pour alimenter le marché chinois.

Dans un monde où l’accès aux protéines est un enjeu stratégique, le soja s’impose comme une des clés du pouvoir commercial du XXIe siècle. Et encore une fois, la domination dite « occidentale », se heurte aux intérêts bien compris des pays de ce que l’on appelle par commodité « le Sud global ».

Cela génère incontestablement une reconfiguration des espaces agricoles, y compris en Chine, berceau de cette culture, puisque le pourcentage des surfaces cultivées est passé de 13 % à seulement 7,5 %.

Soja russe.
© Yuri Smityuk/TASS/Sipa

On trouve d’ailleurs dans cet ouvrage une carte sur la nouvelle géographie des flux, avec une Union européenne toujours dépendante pour son apport en protéines destinées à l’élevage, même si l’essentiel des cultures latino-américaines, mais également nord-américaines se dirige vers l’Asie, la Chine, mais aussi l’Inde. La Chine importe tout de même 62 % de la production mondiale, plus de 112 millions de tonnes.

L’auteur examine donc l’ensemble des enjeux autour de cette légumineuse que l’on a pu connaître sous forme de sauce dans des petites bouteilles, dans les restaurants chinois, et qui occupe désormais un rôle essentiel dans l’agriculture et l’alimentation mondiale.

La culture du soja pose, comme bien d’autres, le problème de l’utilisation des organismes génétiquement modifiés, celui du recours massif aux intrants chimiques, mais également celui de la préservation des sols. Le soja a pu longtemps être considéré comme un améliorateur du sol, par sa capacité à fixer l’azote, mais il se développe incontestablement au détriment du couvert végétal naturel, que ce soit la pampa argentine ou la forêt amazonienne.

Une culture essentielle

Culture paradoxale, le soja se retrouve aujourd’hui au sommet des systèmes agricoles mondiaux, comme un élément déterminant de la sécurité alimentaire globale. Elle permet de fournir des protéines au bétail comme aux humains, il est une matière première pour l’industrie, sous forme d’huile et comme additif dans l’industrie agroalimentaire. De ce point de vue il n’est plus seulement une matière première agricole, mais une monnaie d’échange dans les rivalités internationales et un levier de pression dans les conflits commerciaux. L’Union européenne, en tête de souveraineté dans bien d’autres domaines, particulièrement celui de la défense, cherche aujourd’hui son indépendance protéique. Et à cet égard, dans un pays comme la France avec un potentiel agricole considérable, il reste sans doute beaucoup à faire. Actuellement, aucune alternative, à ce jour, ne dispose des volumes, des rendements et d’infrastructures qui font du soja un pilier central du système agroalimentaire mondial. Tant que la diète carnée dominera, le soja restera le carburant silencieux de la sécurité alimentaire mondiale.

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À propos de l’auteur
Bruno Modica

Bruno Modica

Bruno Modica est professeur agrégé d'Histoire. Il est chargé du cours d'histoire des relations internationales Prépa École militaire interarmes (EMIA). Entre 2001 et 2006, il a été chargé du cours de relations internationales à la section préparatoire de l'ENA. Depuis 2019, il est officier d'instruction préparation des concours - 11e BP. Il a été président des Clionautes de 2013 à 2019.

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