Entrepreneur belgo-congolais, George Forrest est à la tête du Groupe Forrest International (GFI), l’une des principales entreprises du Congo et de GoCongo, une holding agroalimentaire de premier plan dans le pays. Il répond aujourd’hui aux questions de Conflits à la suite de la sortie de son nouveau livre L’Afrique peut nourrir le monde (Éditions Le Cherche Midi). Un tableau résolument optimisme, qui tranche avec les discours pessimistes obscurcissant l’avenir du continent.
Georges Forrest, L’Afrique peut nourrir le monde, Le Cherche Midi, 2025.
Conflits – Les différents rapports, notamment ceux des Nations-Unies, nous indiquent qu’environ 20 % des Africains souffrent de la faim. Bien des pays du continent, notamment ceux traversés par des conflits armés, sont entièrement dépendants de l’aide internationale pour assurer la survie de leur population. Vous indiquez pourtant que le continent a les capacités théoriques d’assurer son autosuffisance. Pourriez-vous expliciter cette vision très ambitieuse ?
George Forrest – Il nous faut d’abord préciser que l’Afrique n’est pas un continent monolithique. Certains pays s’en sortent plutôt bien, comme les pays d’Afrique du Nord, avec une prévalence assez faible de la sous-nutrition, qui ne dépasse pas les 7 ou 8 %. D’autres la subissent de plein fouet. Je pense à certains États faillis qui font face à des conflits internes et une désorganisation structurelle de tous les pans de leur activité économique, comme le Soudan, la République centrafricaine ou la Somalie, où l’on arrive presque à des taux d’un habitant sur deux en situation de malnutrition.
Ma vision est ambitieuse, mais elle est largement partagée par les organisations internationales. La FAO (NDLR. Food and Agriculture Organization of the United Nations) indique par exemple que la République démocratique du Congo a les capacités théoriques de nourrir deux milliards de personnes. Le continent africain cumule en effet les facteurs positifs pour développer une agriculture efficace : un climat souvent adapté, des ressources en eau très généreuses dans certains endroits, des sols encore assez sains, des terres arables encore trop souvent inexploitées et une jeunesse nombreuse qu’il est possible de mobiliser.
Conflits – Vous êtes un homme d’affaires et, à ce titre, assumez pleinement la nécessité de l’intervention massive du secteur privé dans le secteur agricole. Comment comptez-vous réussir à mobiliser les investissements du secteur privé dans le secteur primaire, dont la rentabilité n’est pas toujours assurée ?
George Forrest – Il est nécessaire de partir des besoins de financement. Selon les différentes études menées, il est de 80, 120 ou 180 milliards USD par an pour le secteur agricole. En bref, il est colossal. Pour des États sous contrainte budgétaire évidente, souvent endettés, qui doivent faire face à d’autres postes de dépenses tout aussi essentiels dans les infrastructures, la santé, l’éducation ou le maintien de forces de défense et de sécurité efficaces, ces sommes ne sont pas mobilisables. Le rôle du secteur privé est donc, non pas celui d’un appoint ponctuel, mais celui de fer-de-lance de la transition de l’agriculture africaine. Pour atteindre la rentabilité, il faut engager le secteur privé dans une approche globale et à haute valeur ajoutée, à savoir le développement d’un complexe agroindustriel massif qui vise non seulement à la production, mais encore à la transformation sur place des denrées alimentaires. J’ajouterais également que des efforts sont à mener au profit des petites exploitations, en travaillant notamment à l’émergence de banques agricoles et de sociétés d’investissement locales ou encore au déploiement de mécanismes de microcrédit. Il faut, partout, permettre aux agriculteurs d’accéder aux intrants et à la mécanisation de leur exploitation dans une optique d’amélioration des rendements.
Le continent africain cumule les facteurs positifs pour développer une agriculture efficace
Conflits – Vous défendez aussi un modèle économique original et encouragez l’abandon progressif du secteur minier au profit du développement agricole, au prétexte qu’il est impérissable. Il s’agit de la « revanche des sols sur les sous-sols », selon vos mots. Pourquoi, selon vous, l’Afrique doit-elle radicalement changer de prisme de développement ?
George Forrest – Cette vision est portée au plus haut niveau politique au Congo, notamment par Félix Tshishekedi, pour nous assurer l’autonomie alimentaire -et peut-être plus ?-. Elle fait l’objet d’une stratégie globale et embarque avec elle le secteur privé, qui en reste la pierre angulaire. Il ne s’agit pas d’abandonner entièrement du modèle minier, qui reste un vecteur de richesse, de croissance et de développement pour la RDC. Aujourd’hui, il contribue à 70 % de notre croissance. Mais de reconnaître qu’il cumule, dans une certaine mesure, les fragilités : il est par nature périssable à moyen ou plus long-terme, il a des conséquences néfastes pour l’environnement et peut avoir être vecteur de corruption et de malgouvernance, en exposant le pays à la volatilité des indicateurs macroéconomiques internationaux. Notre préconisation pourrait être de flécher une partie des revenus issus du secteur minier vers le développement du secteur agricole, sachant que nos capacités théoriques dans le domaine pourraient nous permettre de nourrir 2 milliards de personnes. Et d’encourager les grands acteurs privés à regarder les potentialités qu’offrent notre secteur agricole, plutôt que le seul secteur minier.
Il faut encourager les grands acteurs privés à regarder les potentialités qu’offrent notre secteur agricole, plutôt que le seul secteur minier.
Conflits – Vous défendez avec vigueur le modèle des PPP en Afrique, alors qu’ils font fait l’objet de critiques réelles dans certains pays. Sont-ils selon vous pertinents pour assurer la modernisation des secteurs agricoles africains ?
George Forrest – Le PPP n’est qu’un outil qui vise à répondre à un objectif : mécaniser et machiniser l’agriculture et la moderniser par un recours accru aux intrants notamment pour en améliorer les rendements. Ils ont permis de voir sortir de terre des projets structurants pour le développement socio-économique de nombreux pays africains, comme le projet El-Guerdane au Maroc dans le domaine de l’irrigation ou encore les grandes centrales électriques au Sénégal. L’un des exemples les plus notables de la réussite des PPP dans le secteur agricole est celui de l’Irlande, qui restait un pays, jusque dans les années 1970, dominé par les petites exploitations, qui subissait un puissant exode rural et dont les productions n’étaient qu’à très faible valeur ajoutée. La transformation du secteur s’est faite par un recours accru aux PPP. Aujourd’hui, un cadre de dialogue existe même entre l’Irlande et l’Union africaine pour s’inspirer des meilleures pratiques passées et tenter de voir émerger un destin similaire pour les agricultures africaines.
Conflits – Au-delà du développement agricole, vous estimez que l’un des objectifs les plus stratégiques repose sur l’émergence de filières industrielles agroalimentaires africaines, capables d’assurer la transformation domestique des denrées agricoles récoltées localement. Pourquoi est-ce, selon vous, l’une des clés de la réussite de la transition agricole de l’Afrique ?
George Forrest – Est-il préférable, pour l’économie éthiopienne, d’exporter en Europe des paquets de café directement consommables ou des grains bruts de café ? De même, les Ghanéens ont-ils un intérêt supérieur à exporter des fèves de cacao ou des tablettes de chocolat ? La valeur ajoutée d’un produit transformé est bien supérieure à celle d’une denrée brute. Elle est, sur place, créatrice d’emplois, de compétences industrielles et d’infrastructures : autant d’éléments qui concourent à la prospérité et la croissance d’un pays. C’est d’ailleurs l’une des priorités de ma holding d’investissement, GoCongo, qui porte une vision globale des chaînes de valeur agricole : nous avons à la fois des cheptels bovins, mais aussi des installations industrielles d’abattage et de découpe pour fournir les boucheries et restaurants locaux. Nous avons des hectares de blé, des meuleries et une biscuiterie qui fournissent les magasins congolais. L’Afrique peut et doit contrôler toute la chaîne de valeur agroalimentaire.