Grand entretien – La Grèce : un pays fragilisé qui tient le choc

22 juin 2020

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Grand entretien – La Grèce : un pays fragilisé qui tient le choc

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Puissance incontestée et berceau de l’Europe sous l’Antiquité, la Grèce a connu des moments plus difficiles. Dans son histoire contemporaine, elle a été durement touchée par une crise économique dans les années 2010. A l’épreuve du coronavirus ou bien de la crise des migrants, elle semble parvenir à se relever.

Propos recueillis par Louis Collin.

Conflits. Comme l’ensemble des pays du monde, la Grèce a été concernée par l’épidémie du coronavirus. Comment cette crise a-t-elle été gérée ?

Olivier Delorme. La gestion de l’épidémie a été remarquable ; elle s’est incarnée dans deux hommes : Sotiris Tsiodras, un professeur d’infectiologie de renommée mondiale, et Nikos Hardalias, le ministre délégué à la Protection civile. Chaque soir à 18h00, ce duo de choc faisait un point télévisé, très suivi à travers tout le pays, de l’état de la pandémie, de la situation dans les hôpitaux, des nouvelles mesures arrêtées, du respect de celles en vigueur. Pour un Français, ce discours pédagogique, clair et précis, contrastait chaque jour davantage avec la communication brouillonne, faite d’approximations, de contradictions, et à l’occasion de mensonges, des différentes autorités françaises prenant tour à tour la parole dans une cacophonie finalement inaudible.

Cette pédagogie à deux visages et deux voix – le Premier ministre s’est pour l’essentiel cantonné à l’annonce des mesures économiques d’accompagnement – a misé sur l’intelligence des citoyens. C’est sans doute la raison pour laquelle ceux-ci ont très largement respecté les consignes durant la période de confinement. Ils sont même allés au-delà des recommandations officielles en matière de port du masque (il n’y a pas eu de pénurie grave et prolongée) et des gants – sans doute aussi à cause d’une grande sensibilité des Grecs aux questions d’hygiène et d’une crainte largement répandue des maladies infectieuses.

 

Au total, le taux d’approbation de l’action des deux hommes est ressorti dans un sondage réalisé à la mi-avril à 94,6 % pour Tsiodras et 84,3 % pour Hardalias ! Quant au Premier ministre Kyriakos Mitsotakis, il recueillait, à la fin du mois de mai, 68 % de satisfaction – niveau que n’a plus atteint un chef de gouvernement grec depuis très longtemps.

Et de fait, les résultats obtenus sont remarquables : au 15 juin, on recense 3121 cas avérés et 183 morts pour 10,7 millions d’habitants, soit 1,71 mort[simple_tooltip content=’Données de l’Université Johns Hopkins’](1)[/simple_tooltip] pour 100 000 habitants, alors que l’Allemagne en compte 10,61, la France 43,90, l’Italie 56,83, ou l’Espagne 58,08.

Ce résultat est d’autant plus remarquable que la population grecque est plus âgée que la française – donc plus vulnérable à ce virus – et que le système de santé a été sinistré par les destructrices politiques de déflation qu’impose à la Grèce depuis dix ans une Union européenne régie par les dogmes économiques et monétaires allemands. Les hôpitaux publics grecs ont perdu, durant cette décennie terrible, 40 % de leurs lits, tandis que nombre de médecins, notamment des anesthésistes et spécialistes des maladies pulmonaires, sont partis chercher en Europe occidentale, en Australie ou aux États-Unis des salaires décents auxquels les coupes budgétaires ne leur permettaient plus de prétendre en Grèce. Les bâtiments se sont délabrés faute de crédits d’entretien, les équipements techniques n’ont pu être renouvelés et tombent en panne, de manière récurrente des patients ne peuvent obtenir leur indispensable chimiothérapie… Car en réalité, ce qu’on a appelé la « crise grecque », qui dure toujours parce que – contrairement à la propagande européiste reprise en chœur par les médias –, l’économie grecque n’est jamais repartie, a généré une grave crise humanitaire : de 2009 à aujourd’hui, le taux de mortalité est passé de 9,8 ‰ à 11 ‰.

Or le gouvernement grec arrivé au pouvoir l’été dernier ne pouvait ignorer cette situation. Et c’est parce qu’il a compris qu’elle risquait de tourner à la catastrophe qu’il a réagi vite et fort. Dès janvier, un plan est élaboré pour regrouper les moyens techniques dans un hôpital par région, bloquer des lits pour les futurs malades infectés par le coronavirus et constituer une réserve dans les hôpitaux militaires ou des cliniques privées réquisitionnées, acheter du matériel. Si bien que, au pire de la pandémie, le nombre des lits de réanimation mobilisables a toujours été notablement supérieur aux besoins. Et dès que l’épidémie s’est déclarée, les foyers d’infection ont été placés en quarantaine tandis que les populations proches étaient systématiquement testées.

 

Bien sûr, si l’on s’en tient à la seule chronologie, à chaque stade la Grèce ne prend les mesures d’interdiction des rassemblements, de fermetures des établissements scolaires et des commerces, de confinement qu’avec seulement quelques jours d’avance sur la France. Mais cette constatation est trompeuse. Car la chronologie de l’épidémie n’est pas la même et la Grèce est touchée plus tard. En réalité, chaque fois, les mesures sont prises alors que la proportion de cas par rapport à la population est bien plus faible qu’en France : la propagation du virus est donc considérablement ralentie dès les premiers jours. Il n’y a que trois malades dans le pays quand le gouvernement annule le carnaval de Patras ; avec bien davantage de malades en France, le gouvernement ne voit aucun inconvénient à ce que 3000 supporters de football débarquent à Lyon, venant d’une Italie où la pandémie est déjà en phase d’explosion ! La Grèce ferme tous ses jardins d’enfants, écoles, collèges, lycées et universités alors que 89 cas ont été identifiés et que nombre d’établissements ont déjà été fermés en Attique, les commerces non alimentaires le sont au lendemain du premier décès ; le gouvernement français prend des mesures similaires alors que le pays compte 3000 cas recensés et 60 morts. La précocité de la réaction grecque a été déterminante dans l’endiguement de la contagion.

D’autant que le 16 mars, alors que les autorités françaises continuaient à clamer qu’un virus ne s’arrête pas aux frontières, la Grèce prenait des mesures drastiques de contrôle des entrées et de mise en quarantaine des arrivants, ce qui permet évidemment d’éviter d’innombrables contaminations.

 

Ajoutons encore que des grandes fortunes et entreprises, ainsi que les Fondations Onassis et Niarchos, ont fait des dons substantiels aux hôpitaux, tandis que ministres et députés abandonnaient la moitié de leur salaire, donnant ainsi un signal symbolique que chacun participait à l’effort national. La plupart des îles ont en outre pu être protégées de toute contamination par les restrictions drastiques à la circulation des passagers depuis le continent.

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Enfin, sans que je sois en mesure de dire quel fut l’impact de ces décisions puisqu’on n’a pas d’indication sur l’utilisation de ce traitement, le gouvernement grec a acheté de manière précoce un stock de chloroquine en Inde, puis une entreprise pharmaceutique grecque a repris la production de ce médicament et l’a mis gratuitement à la disposition des équipes soignantes.

 

 

Quelles peuvent-être les conséquences de cette crise sanitaire sur le secteur touristique qui est majeur dans l’économie grecque ?

L’économie grecque est sinistrée ; la destruction systématique de l’appareil de production par les dix ans de déflation germano-européenne l’a rendue dépendante, jusqu’à l’absurde, du tourisme. C’est, avec l’armement maritime, le seul secteur qui tournait à peu près. Encore faut-il noter que les infrastructures aéroportuaires ont été bradées – sous pression germano-européenne – à l’Allemand Fraport qui n’est pas le dernier à évacuer ses profits vers les paradis fiscaux. Et encore faut-il préciser que le développement d’immenses hôtels – absurde et écologiquement ravageur dans des milieux pauvres en eau –, au mépris des lois de protection de la nature que les mémorandums européens ont fait sauter ou affaiblies, est souvent le fait « d’investisseurs » étrangers et que les revenus de ce tourisme ne profitent plus guère aux Grecs.

 

C’est notamment le cas du « all inclusive », ou des croisières, pour lesquels les touristes payent, dans les pays de départ, hébergement et prestations (ils ne consomment donc plus guère dans les restaurants, cafés ou commerces locaux) à des multinationales qui ne transfèrent en Grèce qu’une part minime des sommes versées. En effet, les mémorandums européens ayant depuis dix ans fait disparaître quasiment tout droit du travail, ces multinationales exigent des prestataires de services locaux des prix de misère qui ne permettent plus que de verser des salaires de misère, quand ces salaires sont encore versés régulièrement, quand ils ne sont pas en partie payés « en nature » ou que le patron n’exige pas de l’employé qu’il lui en rétrocède une partie en liquide, ou quand on ne fait pas venir de Roumanie ou de Bulgarie des personnels qu’on peut payer encore moins cher ! Ainsi fonctionnent – dans les faits – l’Union européenne et sa libre circulation de la main-d’œuvre !

Lorsque, sous prétexte d’une dette à 110 % ou 120 % du PIB, l’Union européenne, la BCE et le FMI ont imposé à la Grèce leur ravageuse politique déflationniste, la propagande annonçait un scénario en V – forte récession suivie d’une forte reprise. Puis la même propagande a prêché la patience et l’effort en promettant un scénario en U – forte récession, stagnation momentanée, forte reprise. Cette déflation a en réalité fait bondir la dette grecque à 180 % du PIB et le scénario est celui qu’annonçaient, au FMI, les délégués argentin, indien ou… suisse qui, ainsi que ceux des pays qui ont subi les politiques d’ajustement structurel de ce même FMI – et leur échec, partout – ont voté contre le premier « plan d’aide » à la Grèce, lequel n’a jamais aidé que les banques allemandes, françaises et grecques – ces dernières étant alors en partie propriétés de groupes français – détentrices de dette grecque. Il s’agit d’un scénario en L : violente récession, suivie d’une interminable stagnation. De 2008 à 2013, le PIB grec s’effondre de 29,8 % ; de 2014 à 2020, avec trois années de hausse, toutes inférieure à 2 % par an, et deux de baisse, il ne regagne que 5,45 %.

La stratégie déflationniste a donc été un échec – jamais, nulle part, la déflation n’a réduit une dette et créé de la croissance – d’autant plus cuisant que toutes les trajectoires de réduction de la dette du FMI, de l’UE, de la BCE ont été démenties année après année : elle est toujours de l’ordre de 180 % du PIB. De même le tassement du chômage n’a-t-il été qu’un trompe-l’œil : il n’est dû qu’au départ en émigration de plus de 500 000 Grecs, parmi les plus jeunes et les mieux formés – autre visage de la prédation euro-allemande puisque cette main-d’œuvre a été formée avec l’argent du contribuable grec et qu’elle va créer de la richesse ailleurs.

 

Dans ces conditions, on ne saurait décrire ce que sera le scénario grec de l’après-crise sanitaire, puisque le gouvernement estime pour l’heure la récession à 13 % – alors que la pire des années noires (2011), avait vu une baisse du PIB de 9,13 % ! Si la prévision actuelle se réalise (encore faut-il préciser que les chiffres définitifs, depuis dix ans, ont toujours été pires que les prévisions), cela signifie que le PIB grec, à la fin de 2020, sera de plus de 37 % inférieur à celui de 2007 : c’est, je crois, un cas unique dans un pays développé en temps de paix !

Comment la société grecque réagira-t-elle à ce nouveau choc ? Il est trop tôt pour le dire.

 

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Depuis le début de la crise, le gouvernement a annoncé nombre de mesures : baisses de loyers pour les entreprises et les salariés touchés dans leurs revenus, reports d’échéances d’impôts, notamment pour les propriétaires impactés par ces baisses de loyers, aides diverses aux particuliers et entreprises en difficulté, autorisation du chômage partiel, baisses provisoires de TVA notamment pour les activités en rapport avec le tourisme, plan d’aide au tourisme intérieur…

Dès le début de la crise, il a aussi annoncé s’affranchir de l’obligation d’excédent primaire fixé par les créanciers, et il affirme aujourd’hui qu’il n’aura pas recours aux mécanismes de financement créés par l’UE. La conditionnalité des prêts à des « réformes structurelles » rappelle trop les trois mémorandums européens ! Le Parlement grec avait alors dû adopter, sous la menace d’un arrêt de versement des crédits, des textes de quelques articles autorisant le gouvernement à traduire en droit interne les milliers de mesures contenues dans chaque mémorandum – non intégralement traduit en grec –, le tout dans des délais rendant matériellement impossible aux députés de prendre connaissance de ce qu’ils adoptaient, au mépris des principes fondamentaux de la démocratie parlementaire, et notamment du droit d’amendement.

 

Le gouvernement grec préfère donc retourner sur les marchés : mais combien de temps le pourra-t-il, alors que le PIB va connaître un nouvel effondrement, que les recettes fiscales vont donc baisser, les dépenses augmenter et que le ratio dette/PIB va, cette fois, probablement dépasser les 200 % ?

Quant à la population, elle est tenaillée par deux craintes : celle de nouvelles baisses des salaires et des pensions qui paupériseront encore davantage une population qui, après dix ans de déflation, se trouve pour les deux tiers en dessous ou autour du seuil de pauvreté – « on va avoir faim en Grèce l’hiver prochain », entend-on aujourd’hui ; celle de voir revenir le virus avec les touristes, qu’il arrive cette fois dans des îles jusque-là épargnées, dont les infrastructures sanitaires sont peu développées. Et de ces deux craintes, la première n’est pas forcément la plus vive.

 

Quant à l’objectif du gouvernement en matière de tourisme, le ministre l’a fixé à cinq millions de visiteurs, au lieu de trente-trois en 2019, et il a annoncé la mise en place d’un dispositif sanitaire exceptionnel dans les petites îles qui ne disposent souvent que d’un dispensaire. Il avait d’abord prévu que les arrivants présentent à leur embarquement dans l’aéroport de départ un test négatif réalisé au plus tôt 72 h auparavant, ce qui garantissait une sécurité raisonnable aux passagers des avions comme aux Grecs qui les accueilleraient. Mais l’Union européenne s’y est opposée au nom de la libre circulation !

Depuis – résultat de pressions européennes ou de désaccords sur les priorités au sein du gouvernement ? –, les conditions d’accès au territoire grec et les obligations imposées ou non aux ressortissants de tel ou tel État varient presque chaque jour, donnant une impression de flottement et d’improvisation qui contraste avec la fermeté de la gestion de la crise elle-même. Reste à espérer qu’une ouverture prématurée et mal gérée des frontières ne débouche pas sur une catastrophe.

 

Presque un an après l’arrivée au pouvoir du gouvernement Kyriákos Mitsotákis, quel bilan est-il possible de dresser ?

Les élections législatives du 7 juillet 2019 ont porté au pouvoir Mitsotakis – héritier d’un des grands clans politiques grecs – sur un programme proeuropéen et libéral, la relance de l’économie par des baisses d’impôts et l’affirmation que, étant bien en cour à Berlin, il obtiendrait de l’Allemagne plus de latitude que son prédécesseur, point sur lequel les illusions ont été rapidement dissipées. Il a surtout été porté par le rejet de Syriza qui s’est traduit dans l’abstention comme dans le vote en faveur du parti conservateur Nouvelle Démocratie. Il est en effet périlleux de se faire élire à gauche, en promettant la rupture, pour passer sous la table et mener une politique de droite – la seule que tolère l’Union européenne et qui est conditionnée par les traités disciplinaires fixant les règles de la zone euro. Tsipras comme Hollande et quelques autres en ont fait l’expérience.

La victoire de Mitsotakis s’est également jouée sur la signature par Tsipras d’un accord avec Skopje, sous intense pression allemande et américaine, afin que la Grèce lève son veto à l’entrée dans l’OTAN (directement dirigée contre la Russie) de l’ex-République yougoslave de Macédoine ainsi qu’à l’ouverture de ses négociations d’adhésion à l’UE. Aux termes de cet accord, cet État est devenu la République de Macédoine du Nord. Or, pour des raisons qui tiennent à l’histoire[simple_tooltip content=’Conditions des soulèvements contre l’Empire ottoman et terrorisme macédonien visant à la fois Turcs et Grecs ; partage de la région géographique de Macédoine entre Grèce, Bulgarie et Serbie lors des guerres balkaniques de 1912-1913 ; bulgarisation forcée de la Macédoine grecque durant le second conflit mondial ; instrumentalisation de l’idée de Macédoine par les démocraties populaires durant la guerre civile grecque de 1947-1949 ; irrédentisme du parti nationaliste au pouvoir à Skopje durant 17 des 29 années d’indépendance du pays’](2)[/simple_tooltip], l’utilisation du terme Macédoine est inacceptable pour beaucoup de Grecs – y compris à gauche –, et une très large majorité d’entre eux ont considéré cet accord comme une trahison de l’hellénisme, ce que Tsipras a électoralement payé au prix fort, notamment dans le nord du pays.

En réalité favorable à cet accord, qui diffère peu de celui qui avait provoqué la chute de son père, Konstantinos Mitsotakis, Premier ministre de 1990 à 1993, Kyriakos a laissé monter au créneau ceux qui, majoritaires dans son parti comme dans l’opinion, y étaient hostiles. Et il a tiré les marrons électoraux du feu sans avoir la moindre intention de remettre en cause un accord exigé par l’Allemagne, dont il espère plus de « compréhension » en matière économique. Les prochaines élections législatives en Macédoine du Nord (reportées du 12 avril au 4 juillet prochain pour raison de pandémie) montreront si cet accord a été un marché de dupes et si, une fois ouvertes les portes de l’OTAN et de l’UE, les nationalistes irrédentistes reprennent le pouvoir dans cette petite République en partie maffieuse, perpétuellement menacée d’éclatement du fait de sa minorité albanaise tentée par une Grande Albanie (Albanie, Kosovo, ouest de la République de Macédoine du Nord), guettée par la Bulgarie qui la considère comme appartenant à son territoire historique, et ouverte à une influence turque dans laquelle se mêlent les ambitions néo-ottomanes d’Erdogan et la réislamisation sur un mode radical de la minorité albanophone, majoritairement musulmane, alors qu’elle était historiquement acquise à un islam syncrétique et peu observant.

 

Quant à l’action économique du gouvernement Mitsotakis, il est bien difficile d’en faire le bilan alors qu’il est arrivé au pouvoir dans l’été et que la crise sanitaire a bouleversé son agenda dès janvier. En réalité, sa principale mesure a été la très populaire et substantielle baisse de l’impôt foncier, dont la création avait été imposée dans le cadre des mémorandums européens et qui a augmenté ensuite à plusieurs reprises. Il faut savoir que nombre de Grecs, modestes et paupérisés, sont néanmoins propriétaires de biens immobiliers dans une société où la réforme agraire a été, en Europe, une des plus complètes (avec la France), où l’on a souvent conservé la maison de famille au village d’origine (souvent aussi on y vote, on s’y marie, on y baptise les enfants, même lorsqu’on habite la ville) et où l’achat du domicile a été le mode privilégié d’épargne.

Or la paupérisation massive résultant de la déflation imposée par l’UE a conduit nombre de propriétaires pauvres à ne pouvoir payer cet impôt, à être contraints de vendre leur bien à vil prix dans un marché immobilier déprimé par la dépression, ou à se voir confisquer ce bien en vertu d’une législation exigée par l’UE. Durant les années Syriza, un mouvement citoyen important s’est créé cotre cette spoliation de grande ampleur afin d’empêcher la vente aux enchères des biens confisqués pour dette fiscale, ce qui a conduit l’UE à exiger de Tsipras, qui s’est exécuté, la mise en place d’une plate-forme de vente aux enchères par Internet.

La réduction de cet impôt honni, imposé de l’étranger, n’est donc pas pour rien dans la popularité de Mitsotakis qui, renforcée par la gestion de la crise sanitaire, donnerait au parti du Premier ministre, selon les sondages, un score supérieur à 40 %, qu’aucun parti n’a plus atteint en Grèce depuis longtemps, et ceci en devançant Syriza avec un écart record.

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L’avenir dira si la gestion économique de l’après-crise et les temps difficiles qui s’annoncent permettront le maintien de cette tendance ! D’autant que l’activité économique ne peut redémarrer tant que la Grèce aura comme monnaie l’euro, qui plombe sa compétitivité et la condamne à baisser sans fin salaires et pensions faute de pouvoir dévaluer une monnaie massivement surévaluée par rapport aux fondamentaux de son économie.

 

Depuis plusieurs années, la Grèce est aux premières lignes d’une crise migratoire qui frappe l’Europe. Quelle est la vision de Kyriákos Mitsotákis à ce propos ?

Historiquement, la Nouvelle Démocratie, le parti de Kyriakos Mitsotakis, s’est constituée, après l’effondrement de la dictature militaire en 1974, comme une fédération des droites élargie au centre, où cohabitent des sensibilités libérales, dirigistes, autoritaires, patriotes, européistes… Les luttes de tendance, souvent enracinées dans des rivalités de clans familiaux, y ont souvent été terribles, ponctuées de scissions et de réconciliations, quitte parfois à faire gagner le PASOK (Parti socialiste panhellénique) pourvu que l’ennemi à l’intérieur du parti échoue. Kyriakos Mitsotakis ne fait pas exception à la règle : il a conquis la direction du parti contre les partisans d’Antonis Samaras, Premier ministre de 2012 à 2015 qui avait fait tomber, par sa démission et la création d’un parti rival, le gouvernement du père de Kyriakos en 1993 ; il l’a aussi conquis contre le clan Karamanlis, dont il a pris un héritier dans son gouvernement – Konstantinos Karamanlis, Premier ministre restaurateur de la démocratie puis président de la République à deux reprises étant lié au père de Kyriakos par une inextinguible haine, le Premier n’ayant pas hésité à faire trébucher plusieurs fois le second lorsqu’il était président et l’autre Premier ministre.

 

Héritier d’un père qui, dans les années 1960, trahit le gouvernement de centre gauche de Georgios Papandréou et ouvrit la crise politique qui conduisit à la dictature militaire, Kyriakos incarne aujourd’hui un centre droit néolibéral, européiste, acquis à la mondialisation, et s’est affiché à plusieurs reprises comme partisan d’une société multiculturelle. Toutes choses égales par ailleurs, on pourrait le qualifier de Renzi ou de Macron grec.

Sa position de départ sur la question migratoire, comme sur toutes les autres, était donc d’éviter les vagues avec les partenaires européens, de se montrer « bon élève » afin de « donner confiance à l’Allemagne » et d’obtenir un assouplissement du carcan budgétaire imposé par l’UE qui lui permette de mettre en œuvre les baisses d’impôts censées relancer l’économie. Si, pour cela, il fallait accepter sans broncher le flux de migrants entretenu par Erdogan et ne pas demander la renégociation des iniques conventions de Dublin qui font porter tout le poids des vagues migratoires aux pays de la frange méridionale de l’UE, il s’y montrait prêt.

 

Pour Erdogan, ce chantage est indispensable afin d’obtenir l’argent qui lui permet de se maintenir au pouvoir en alimentant la machine clientéliste du parti islamiste AKP, malgré une récession sévère depuis la fin de 2018 et la montée des oppositions devenue menaçante aux municipales de mars 2019. Et Dora Bakoyannis, sœur de Kyriakos, ancienne ministre des Affaires étrangères, n’a pas hésité, durant l’automne, à afficher sa proximité avec le président turc et à réclamer l’avènement d’une « relation spéciale » avec la Turquie.

Mais à la fin février, le gouvernement grec s’est trouvé confronté à une révolte de la population, à Lesbos et dans plusieurs autres des îles orientales, principaux lieux de débarquement de migrants dépêchés par le gouvernement d’Ankara – car il est absurde de continuer, dans cette affaire, à parler de réfugiés. Ceux qui ont droit à ce statut ne sont plus aujourd’hui qu’une petite minorité. La réalité que refusent de voir tant de « belles âmes » de la presse française, et beaucoup d’ONG qui se font ainsi les auxiliaires du projet islamo-expansionniste d’Erdogan, c’est qu’en levant l’obligation de visas d’entrée sur le territoire turc pour les ressortissants de 70 pays, dont beaucoup sont des pays d’émigration, le régime islamiste turc a organisé depuis une dizaine d’années ce que l’ancien ambassadeur tunisien Mezri Haddad nomme justement un « pipeline humain », qu’il utilise de manière cynique afin de faire chanter l’UE. Qu’il s’agisse d’obtenir des conditions de circulation plus faciles pour les Turcs dans l’Union ; qu’il s’agisse en 2015 et 2016 d’obtenir 3 puis 6 milliards d’euros accordés par la chancelière Merkel (et réglés par les contribuables européens) afin de mettre fin au flux déclenché par ses déclarations irresponsables ; ou qu’il s’agisse, l’hiver dernier, d’extorquer à l’UE son soutien dans les opérations impérialistes de Syrie… où l’armée turque a réorganisé en supplétifs les restes de Daesh et d’Al Qaïda.

Le flux de migrants manipulés par Ankara ayant recommencé à augmenter au début 2020, le gouvernement Mitsotakis a fait débarquer à Lesbos matériaux et engins de chantier pour construire six camps supplémentaires. Mais dans cette île à forte tradition de gauche, dont les pêcheurs avaient même été proposés pour le prix Nobel de la Paix en raison de leur accueil exemplaire des vrais réfugiés au moment où la guerre civile faisait rage en Syrie (et où le régime islamiste turc soutenait Daesh en blanchissant son pétrole comme en tirant sur les Kurdes), la population n’en peut plus des effets cumulés de la paupérisation résultant de dix ans de déflation, du sentiment de submersion face à un flux ininterrompu, des comportements agressifs, déprédations et menaces de certains migrants aux convictions islamistes, de l’étouffement des activités touristiques dans l’île, aussi bien que du comportement « colonial » des ONG et de certains journalistes occidentaux, prompts aux condamnations morales d’une population locale à bout de nerfs.

Or cette population, cette fois, refusa de plier – y compris devant la violence disproportionnée dont elle fit l’objet de la part de l’équivalent de nos CRS, les MAT. Si bien qu’après quelques jours, ces MAT, harcelés jour et nuit, se trouvèrent contraints de se réfugier dans un camp militaire où ils furent assiégés, l’un d’eux fut blessé par un tir de chevrotine, et on vit dans la foule quelques armes moins traditionnelles. Pour Mitsotakis, la situation devenait d’autant plus périlleuse que les élus de son parti, dans cette île et dans d’autres, se solidarisèrent avec la population : or si la majorité du Premier ministre est de huit voix au Parlement, sept députés de son parti viennent des îles qui bordent la Turquie.

 

Le Premier ministre décida alors de céder : les MAT quittèrent Lesbos sous les huées de la foule, matériaux et engins rembarquèrent également, et plus d’un personnel d’ONG suivit. Quand ailleurs dans le pays les relocalisations de migrants se faisaient de plus en plus difficiles, nécessitant véhicules banalisés et déploiement de policiers, voire de militaires. En réalité, les règles de l’espace Schengen qui font de la Grèce une nasse à migrants sans frontière terrestre avec d’autres États appartenant à cet espace, et l’égoïsme des États européens qui refusent aussi bien de prendre leur part du fardeau que de tenir au régime islamiste turc le seul langage dont il tient compte, celui de la force et des sanctions, mettent la Grèce dans une situation intenable. Et quelle que soit sa vision personnelle de la question, depuis la « révolte de Lesbos », Mitsotakis sait qu’il ne peut continuer à laisser se déverser sur le sol grec le flux qu’y dirige Erdogan.

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L’épidémie n’a pas mis fin à cette crise migratoire. La Grèce a-t-elle dû prendre des mesures spécifiques quant aux migrants dans la gestion du coronavirus ?

Jusqu’au 4 mai, les camps de migrants ont été soumis aux mêmes règles que le reste de la population, et à quarantaine lorsque des cas y étaient détectés, tandis que les personnes – Grecs ou autres migrants – en contact avec les porteurs identifiés du virus étaient systématiquement testées. C’est aussi le cas pour les nouveaux arrivants testés positifs et placés en quarantaine dans des structures spécifiques, souvent rudimentaires. Tous les camps ont été confinés le 23 mars, en même temps que le reste du pays et trois mille des vingt mille personnes du principal camp de Lesbos (Moria) ont été transférées sur le continent – il s’agit notamment de mineurs non accompagnés.

Mais lorsque le 4 mai, le déconfinement a commencé, le gouvernement a décidé de ne pas l’étendre immédiatement aux migrants. Cette mesure a été prolongée plusieurs fois, le déconfinement des camps devant intervenir le 21 juin.

Ces mesures ont fait l’objet de nombreuses infractions de la part des migrants et des témoignages indiquent que le confinement des camps a conduit à une importante hausse des violences entre groupes ethniques. Pour l’heure, on ne compte aucun mort dû au covid-19 dans ces camps.

 

En parallèle, Erdogan appelait la Grèce à « ouvrir ses portes » et s’est montré provoquant, assimilant les garde-frontières aux nazis. Comment ont réagi les Grecs face à de tels propos ?

Pour comprendre ce qui se joue aujourd’hui en Méditerranée orientale, il ne faut pas perdre deux choses de vue : le temps long et les difficultés intérieures du régime islamiste turc.

 

Le temps long, ce sont les quatre à cinq siècles (suivant les régions) de domination ottomane sur les Balkans comme sur le monde arabe. Nonobstant la réécriture de cette histoire qui, notamment en Europe occidentale, escamote ou euphémise la violence de la domination turque, les chrétiens (l’Empire ottoman ne reconnaissait pas les « nationalités », mais seulement les communautés religieuses) y ont été discriminés dans tous les compartiments de leur vie, spoliés et exploités souvent durement par les maîtres musulmans, soumis à la menace de la réduction en esclavage et à l’arbitraire d’une administration dont l’impéritie égala souvent la brutalité, exposés à des flambées récurrentes de violence tournant parfois au massacre à connotation génocidaire… Les Grecs se sont affranchis de cette domination à partir de leur soulèvement national de 1821 : il faudra un siècle de révoltes des populations restées sous domination ottomane lors de l’indépendance de 1830, ponctué de plusieurs guerres, pour achever la construction du territoire national dont les frontières ont été fixées par le traité de Lausanne de 1923 – dont Erdogan ne cesse aujourd’hui de proclamer la caducité.

En outre, ce siècle d’affrontement se termine en 1922-1923 par l’expulsion d’Asie Mineure et de Thrace orientale d’un million et demi de Grecs qui y vivaient depuis l’Antiquité, bien avant l’arrivée des Turcs, vers une Grèce alors peuplée de 4,7 millions d’habitants. Ces réfugiés ont été spoliés de tous leurs biens, malmenés, torturés, violés, quand les hommes n’ont pas été assassinés. Quant aux Grecs de la mer Noire, ils ont même fait l’objet d’un génocide selon des modalités identiques à celles du génocide arménien. Et beaucoup de ces réfugiés sont installés aujourd’hui dans le nord de la Grèce, où leurs descendants restent extrêmement sensibles à la menace turque…

 

La réalité du régime turc, c’est celle d’un pouvoir clanique, de plus en plus autoritaire, mégalomane et corrompu. Depuis une décennie, ce pouvoir ne tient plus que par la répression brutale de toutes les oppositions, la fraude électorale systématique et le clientélisme islamique financé en partie par le contribuable européen : les milliards déversés par l’UE au titre de la réalisation de l’union douanière et de la préadhésion servent en partie à financer des chantiers de grands travaux à l’utilité douteuse ou nulle, pour lesquels le régime exige des entreprises – en échange des marchés – des commissions qui enrichissent le clan Erdogan et alimentent les caisses des ONG islamistes gravitant autour du parti AKP. Mais ce pouvoir despotique est aujourd’hui en grande difficulté : les délocalisations de la décennie 2000, qui ont fait son succès économique initial, sont terminées, la corruption est partout, la monnaie s’est effondrée par suite d’attaques venues notamment des États-Unis, l’économie n’est guère repartie après la crise mondiale et se trouve, depuis fin 2018, dans une récession que la crise sanitaire, gérée de manière aussi erratique qu’autoritaire, va encore aggraver. Dans ces conditions, les aventures extérieures sont, pour le pouvoir, l’indispensable dérivatif à ses difficultés intérieures.

En Syrie, Erdogan est tombé sur l’os russe : il a dû aller à Canossa, d’une manière passablement humiliante, se retrouvant dans des salles du Kremlin où l’on avait pris soin de disposer ici un portrait de la Grande Catherine, qui arracha la Crimée au sultan, là une pendule évoquant la guerre russo-turque de 1877-1878 qui amena l’armée d’Alexandre II aux portes d’Istanbul. Il s’est alors retourné vers la Libye où il déverse – nonobstant l’embargo international – armes, conseillers militaires et terroristes islamistes importés de Syrie.

C’est dans ce contexte qu’il faut replacer le bras de fer gréco-turc de fin février et début mars. Le pouvoir turc a alors concentré des milliers de migrants, arrivés en Turquie par le pipeline humain) des endroits où la police les a fait monter dans des bus affrétés par le gouvernement, pour les véhiculer jusqu’à l’enclave turque se trouvant sur la rive occidentale du fleuve Évros qui marque la frontière entre les deux pays, ainsi que vers des lieux d’embarquement où les attendaient bateaux fournis par l’armée et passeurs rémunérés par le régime.

 

Pour le gouvernement d’Athènes, il s’est agi là d’un défi majeur auquel il a réagi en donnant les instructions les plus fermes et en suspendant provisoirement l’exercice du droit d’asile. Sur la frontière terrestre, les migrants ont bénéficié de l’appui de l’armée turque qui leur a fourni des grenades lacrymogènes, tandis que des engins de travaux publics tentaient d’ouvrir des brèches dans la clôture installée par les Grecs à cet endroit particulièrement vulnérable de leur frontière. Sur mer, les garde-côtes turcs, dont une partie des matériels a été achetée grâce aux subventions de l’Union européenne, ont escorté les bateaux de migrants jusqu’aux eaux grecques. Et naturellement, les belles âmes de la presse française, si peu intéressées par le sort que l’UE fait aux Grecs depuis dix ans, comme les ONG, se sont fait les porte-voix exclusifs de la propagande turque en diffusant largement mises en scène et images truquées dignes de Timişoara ou Raçak.

En Grèce, cette propagande n’a bien sûr pas pris et la grande majorité de la population a approuvé la fermeté du gouvernement, tandis que des responsables de Syriza ou du vieux parti communiste (KKE) appelaient à « laisser passer » ces migrants – ce qui n’a pas contribué à revigorer leur popularité. Quant à la population grecque voisine de la frontière, elle est venue en soutien aux garde-frontières et aux unités de l’armée chargées de tenir le choc, tandis que des volontaires venaient de différentes régions du pays, notamment de Crète, pour les renforcer.

 

Pour finir, avec l’arrivée de la crise sanitaire, Erdogan a ordonné d’évacuer en une nuit ces « petits soldats » migrants qu’il avait jetés à l’assaut de la frontière grecque et, pour une fois, les responsables de l’UE ne se sont pas déshonorés et ont refusé de payer le maître chanteur. Mais un épisode du même type peut se reproduire à tout moment.

Ces dernières semaines, la tension ne cesse de monter à nouveau : la fréquence des violations de l’espace maritime et aérien grec par la marine et l’aviation turques, qui n’ont jamais cessé, atteint des sommets. L’hélicoptère transportant le ministre de la Défense et le chef d’état-major grecs en visite dans une petite île proche de la côte turque a même été harcelé. Tandis que des forces spéciales turques s’installaient dans une zone, inondée en hiver par le fleuve Evros mais à découvert à cette saison, située du côté grec de la frontière fixée en 1923. Une fois de plus, Erdogan et divers officiels turcs ont annoncé la réouverture au culte musulman de la cathédrale Sainte-Sophie, transformée en mosquée lors de la conquête en 1453 et dont Kemal avait fait un musée sans affectation religieuse. Et de nouveau, les débarquements sur les îles orientales augmentent. En réalité, la plupart des Grecs considèrent aujourd’hui comme possible – voire probable – ce qu’on appelle ici un « épisode chaud » – voire davantage.

Il faut encore rappeler que, depuis 1974, la Turquie occupe près de 40 % du nord de Chypre où elle a pratiqué le nettoyage ethnique, la spoliation des biens des Chypriotes grecs, qu’elle a peuplés de colons anatoliens aujourd’hui plus nombreux que les Chypriotes turcs et où elle a proclamé un État fantoche qu’elle est seule à reconnaître… mais auquel va une partie de l’argent européen destiné à la République de Chypre, seul État légitime de l’île. Or un important gisement gazier a été découvert entre Chypre et le littoral libano-israélien, sur lequel la Turquie nie la souveraineté chypriote, multipliant sur zone l’envoi de navires de forage escortés par des bâtiments de guerre.

 

Il faut rappeler aussi que, depuis 1973, la Turquie nie à la Grèce son droit d’exploiter les ressources (pétrole et gaz) du plateau continental en Égée conformément au droit international de la mer, et qu’elle revendique le droit d’exploiter souverainement les ressources du sous-sol de toute la moitié orientale de cette mer. Après plusieurs « épisodes chauds », les Premiers ministres grec et turc de l’époque ont convenu à Bruxelles, le 31 mai 1975, de porter ce litige devant la Cour internationale de justice de La Haye. Mais Suleyman Demirel, qui dirigeait alors en Turquie un cabinet de coalition avec l’extrême droite, se dédit dès son retour à Ankara. Et dès lors, quels que soient le gouvernement et le régime, la position de la Turquie n’a plus varié : elle exige une négociation bilatérale. C’est que la jurisprudence de la Cour sur des cas similaires permet de savoir à peu près ce que serait son arbitrage, que la Grèce s’est engagée à respecter : la Turquie se verrait probablement attribuer, proportionnellement à la longueur de ses côtes, environ un tiers de la surface de la mer (hors zones de souveraineté) sous la forme de trois ou quatre couloirs entre des îles grecques. Cette solution, recommandée par le Conseil de sécurité de l’ONU[simple_tooltip content=’La Cour de Justice, saisie par la seule Grèce, s’est déclarée incompétente tant que la Turquie ne serait pas d’accord pour recourir également à son arbitrage. Et le Conseil de sécurité les Nations Unies, saisi par la Grèce, a invité les gouvernements de la Grèce et de la Turquie, dans sa résolution n° 395 du 23 août 1976, à « tenir compte de la contribution que des instances judiciaires compétentes, en particulier la Cour internationale de Justice, sont qualifiées pour apporter au règlement de tout différend d’ordre juridique subsistant, qu’ils pourraient identifier dans le contexte de leur litige actuel. »’](3)[/simple_tooltip], permettrait à la Grèce et à la Turquie d’exploiter les richesses de l’Égée à leur profit commun. Mais la Turquie s’y refuse et un nouvel « épisode chaud », autour d’une mission de prospection turque en août 1976, conduisit les deux pays à geler toute recherche jusqu’à la résolution du litige.

Le conflit rebondit en 1987 lorsque la Turquie décida unilatéralement de reprendre les prospections, ce qui conduisit le Premier ministre socialiste grec Papandréou à rappeler les réservistes sous les drapeaux. La Turquie fit alors marche arrière, mais, huit ans plus tard, la Premier ministre turque Tansu Çiller se faisait donner par la Grande Assemblée nationale l’autorisation permanente de déclarer la guerre à la Grèce si celle-ci appliquait en Égée la convention internationale de Montego Bay sur le droit de la mer de 1982 étendant les eaux territoriales à 12 milles autour de ses îles… ceci alors que la Turquie a pour sa part procédé à cette extension en mer Noire comme en Méditerranée. Çiller adopta également alors la doctrine dite des « zones grises », élaborée par l’état-major et selon laquelle, malgré les traités qui excluent cette interprétation, plus de cent îlots grecs dont le nom ne figure pas expressément dans ceux-ci, sont en réalité turcs… ce qui conduit la Turquie à revendiquer jusqu’à la petite île de Gavdos au sud de la Crète !

 

Et au début de 1996, à l’occasion de l’échouage d’un cargo turc sur un des îlots grecs inhabités d’Imia, près de Kalymnos, Ankara y affirma sa souveraineté dans une note orale puis, après diverses provocations, y débarqua des forces spéciales. Le crash d’un hélicoptère grec, qui fit trois morts, ne fut pas imputé par le gouvernement grec aux tirs turcs, mais à un accident, afin de ne pas aggraver l’escalade. Mais il fallut que les États-Unis exigent le rétablissement du statu quo ante pour qu’un affrontement armé direct entre deux membres de l’OTAN soit définitivement conjuré – les Grecs ayant pu mesurer, une fois de plus, l’absence de toute solidarité autre que verbale de leurs partenaires européens.

C’est dans cette longue série de provocations turques (on pourrait en ajouter bien d’autres !) qu’il faut replacer la dernière : le 27 novembre 2019, Erdogan a signé avec le président du gouvernement de Tripoli, en échange de son aide militaire contre les forces du maréchal Haftar, un accord proprement aberrant au regard du droit international, partageant l’espace entre les côtes turques et libyennes en deux zones économiques exclusives, au mépris des droits de la Grèce, de Chypre, mais aussi de l’Égypte, dont le président, le maréchal Sissi, est le principal soutien d’Haftar, quand Erdogan était celui des Frères musulmans dont le gouvernement fut renversé par Sissi en 2013. D’autant qu’un accord a été signé, en septembre 2018, entre Chypre et l’Égypte pour la construction d’un gazoduc qui fournira à cette dernière une partie du gaz du gisement… que la Turquie entend s’approprier.

L’accord entre Ankara et Tripoli constitue aussi une provocation à l’égard d’Israël, co-exploitant du même gisement, autrefois allié stratégique majeur de la Turquie, mais désormais brouillé avec Erdogan. En effet, aux termes de cet accord, la zone exclusive turque ferait obstacle au gazoduc qui doit relier le gisement à l’Italie via les eaux chypriotes et grecques.

 

Aussi la signature de cet accord a-t-elle provoqué l’expulsion de l’ambassadeur du gouvernement de Tripoli à Athènes, tandis que la Grèce déploie une diplomatie active afin de contrer la nouvelle provocation turque. Le 9 juin, les gouvernements grec et italien ont ainsi conclu un accord – en suspens depuis 1977 – sur la délimitation de leurs zones économiques maritimes, tandis que le soutien de Rome au gouvernement de Tripoli semble désormais appartenir au passé. Et Athènes espère conclure rapidement des accords similaires avec l’Albanie et l’Égypte – tandis que s’ébauche un axe Émirats arabes unis, Égypte, Chypre, Grèce, dont Israël (où le Premier ministre grec vient d’effectuer son premier déplacement à l’étranger après le déconfinement) ne peut être membre à part entière, mais qu’il approuve, un axe qui vise clairement à contenir l’expansionnisme islamiste turc.

 

Quant à Erdogan, il annonce désormais la réalisation de forages au sud de la Crète, dans une région qui, à l’évidence, appartient à la zone économique exclusive grecque. De sorte que, à Athènes, le ministre de la Défense nationale et le conseiller à la sécurité du Premier ministre ont affirmé publiquement que la Grèce était déterminée à défendre son territoire et ses droits, et que son armée était prête à une confrontation – tout en se disant convaincus qu’il ne sera pas nécessaire d’en arriver là. Tandis que le ministre des Affaires étrangères se rendait à Paris (15 juin) puis au Caire (19 juin), alors que la France dénonce le comportement agressif de frégates turques allant jusqu’à « l’illumination », préalable à un tir, de la frégate française Courbet chargée de la surveillance de l’embargo sur les armes à destination de la Libye, et que l’OTAN ouvre, le 18 juin, une enquête sur cet événement.

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À propos de l’auteur
Olivier Delorme

Olivier Delorme

Historien et écrivain, Olivier Delorme est notamment l'auteur des trois tomes de La Grèce et les Balkans, Folio Histoire, Gallimard, 2013. Il a également publié 30 bonnes raisons de sortir de L'Europe, H&O éditions, 2017.
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