Le 21 juillet 2025, des chasseurs israéliens frappent à nouveau le port de Hodeïda. En apparence, il ne s’agit que d’une opération de représailles. En réalité, c’est un épisode de plus dans une campagne complexe, étendue et inédite. Derrière ces frappes se dessine une recomposition doctrinale majeure : le Yémen devient, pour Israël, un théâtre d’extension stratégique, d’évolution opérationnelle et de guerre à distance.
Le 21 juillet 2025, l’armée israélienne a de nouveau ciblé des infrastructures houthis dans la région portuaire de Hodeïda, au Yémen. L’opération « Longue Tresse », la sixième en moins de trois mois et la dixième depuis un an, illustre la montée progressive en importance d’un théâtre périphérique dans le conflit plus large opposant Israël à l’axe pro-iranien. Longtemps secondaire par rapport aux fronts de Gaza, de la Syrie ou du Liban, le Yémen s’impose aujourd’hui comme un espace stratégique à part entière. Cette campagne révèle une inflexion majeure dans la doctrine israélienne : projection de puissance sur longue distance, guerre non linéaire, intégration de moyens de renseignement multi-sources, et articulation avec des acteurs régionaux dans un cadre d’alliance discrète.
Conflit pour les passages
Le conflit israélo-houthi s’est cristallisé au fil de la guerre de Gaza déclenchée le 7 octobre 2023. Dès les premières semaines, les Houthis, agissant au nom de « l’axe de la résistance » et en étroite coordination avec le Hezbollah et les Gardiens de la Révolution iraniens, ont multiplié les tirs de missiles balistiques et de drones vers le sud d’Israël, tout en menant une guerre de nuisance maritime contre les navires commerciaux liés à ses intérêts. Ces attaques, bien que souvent interceptées, ont produit un effet stratégique : elles ont intégré la façade sud de la péninsule Arabique au théâtre de la guerre israélo-iranienne.
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Face à cette menace persistante, Israël a réorienté une partie de ses capacités vers le flanc sud. Depuis le 20 juillet 2024, l’armée de l’air et la marine israéliennes ont mené une série de frappes contre les infrastructures logistiques et militaires des Houthis, ciblant notamment le port de Hodeïda, le terminal pétrolier d’As-Salif, l’aéroport de Sanaa ainsi que plusieurs dépôts d’armement. Cette première phase visait à établir un équilibre dissuasif en frappant des actifs économiques et énergétiques vitaux pour le pouvoir houthi. Cet objectif n’ayant pas été atteint, Israël a progressivement intensifié sa campagne. Aux frappes classiques destinées à affaiblir les capacités stratégiques de l’adversaire se sont ajoutées des opérations ciblant une autre catégorie d’objectifs : des cibles qualitativement plus sensibles, nécessitant un niveau élevé de renseignement en temps réel, et une capacité d’anticipation accrue.
Mettre un terme aux attaques
Ainsi, le 14 juin, une opération d’élimination ciblée a visé le chef d’état-major houthi, Muhammad Abd al-Karim al-Ghamari, lors d’un événement privé autour du khat dans la capitale yéménite. Ce raid, conduit en profondeur, s’est déroulé alors que l’armée de l’air israélienne menait simultanément, à très haute intensité, des frappes coordonnées sur des cibles stratégiques en Iran. Cette capacité à opérer sur deux théâtres éloignés (avec ravitaillement en vol), contre des ennemis distincts et fortement défendus, constitue une véritable prouesse tactique et logistique, qui atteste d’un degré de maturité opérationnelle inédit dans l’histoire militaire israélienne contemporaine.
Au-delà de la frappe cinétique visant des cibles de plus en plus sensibles, la campagne révèle une architecture plus large, dans laquelle Israël s’insère dans un maillage de coopération régionale implicite. Un premier cadre est fourni par les États-Unis, qui, avec le Royaume-Uni, ont mené pendant dix-huit mois leur propre campagne aérienne contre les Houthis. Cette opération, interrompue en mai 2025 après plus d’un millier de frappes, a conduit à un cessez-le-feu négocié via Oman. Mais cet accord n’incluait ni Israël ni les actions dirigées contre ses intérêts. Les Houthis ont rapidement indiqué qu’ils se réservaient le droit de viser l’État hébreu, et ont mis leur menace à exécution dans les semaines suivantes.
Accroître la pression
Israël, de son côté, a accentué la pression tout en s’appuyant sur des relais locaux. Le 16 juillet, le gouvernement yéménite reconnu par la communauté internationale a annoncé la saisie de plus de 750 tonnes d’armements iraniens à destination des Houthis : missiles de croisière antinavires, composants pour systèmes sol-air, moteurs de drones Shahed. Cette interception témoigne du maintien des flux logistiques iraniens malgré la pression militaire occidentale, mais aussi, en creux, de la précision du renseignement israélien. La convergence d’intérêts entre Israël et certaines factions anti-houthis, notamment celles alignées sur Tariq Saleh, ancien commandant des forces spéciales, semble s’approfondir. Sans confirmation officielle, tout indique que le renseignement israélien a joué un rôle déterminant dans cette opération, illustrant un mode d’action hybride mêlant frappes directes et guerre de l’ombre.
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Parallèlement, plusieurs sources ouvertes évoquent l’existence d’une présence israélienne discrète dans la Corne de l’Afrique. Sur l’île d’Abd al-Kuri (archipel de Socotra), occupée par les Émirats arabes unis depuis 2018, des installations de surveillance électronique et une piste aérienne seraient en cours d’aménagement avec une possible implication israélienne (Al-Estiklal, 2023). Le site Emirates Leaks mentionne également des accords entre Abou Dhabi et les autorités du Somaliland permettant à Israël d’accéder, de manière indirecte, à la base navale de Berbera. Ces implantations s’inscrivent dans un axe officieux Israël–Émirats–Somaliland, centré sur la sécurisation du détroit de Bab el-Mandeb, le contrôle du trafic d’armes iranien, et la mise sous pression des capacités balistiques et navales houthies.
Bien que jamais confirmés par des canaux officiels, ces dispositifs (SIGINT, plateformes aériennes, partenariats sécuritaires) composent un réseau de projection cohérent, permettant à Israël de déployer des capacités militaires dans un espace jusqu’ici hors de sa portée opérationnelle classique. Il s’agit moins d’une stratégie de conquête territoriale que d’une extension fonctionnelle de sa profondeur stratégique, par saturation de capteurs, frappes ponctuelles et maîtrise de l’environnement maritime régional.
Cette stratégie répond à la transformation contemporaine des conflits : asymétrie des menaces, dissémination géographique, nécessité d’une permanence capacitaire hors des frontières. Israël agit désormais à plus de 2 000 kilomètres de son territoire, sans troupes au sol ni soutien direct de puissances occidentales dans la zone d’opération.
Continuer la lutte
En retour, les Houthis ne renoncent pas. Malgré les pertes, ils ont revendiqué récemment l’attaque du cargo Eternity C et poursuivent leurs tirs balistiques vers le sud d’Israël. Le front yéménite s’est donc transformé en théâtre d’usure prolongé, marqué par un duel technologique de haute intensité. L’avantage israélien en matière de renseignement, de technologie et de logistique est incontestable, mais la résilience houthie, déjà éprouvée face à l’Arabie saoudite et aux Émirats, reste un défi stratégique.
Ce conflit périphérique illustre une nouvelle morphologie de la guerre au XXIe siècle : éclatée, multi-niveaux, et durable. Une guerre sans ligne de front, sans victoire décisive, mais dont la gestion exige une supériorité dans le renseignement, la logistique régionale et la capacité à frapper avec agilité dans des environnements politiquement fragmentés. C’est une sorte de maladie chronique avec laquelle il faut apprendre çà vivre en espaçant les crises et limitant leur gravité.
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