Boris Eltsine et ses héritages politiques

29 avril 2021

Temps de lecture : 17 minutes
Photo : BORIS ELTSINE ET SES HÉRITAGES POLITIQUES
Abonnement Conflits
Abonnement Conflits

Boris Eltsine et ses héritages politiques

par

Boris Eltsine est un président très énigmatique. Devenu l’un des plus puissants barons de l’URSS en 1985, il devient en 1990 le premier chef d’État élu au suffrage universel dans l’Histoire de la Russie. Face à l’effondrement de l’URSS, il cède finalement sa place à Vladimir Poutine au sommet du pouvoir. Eltsine laisse un héritage présidentiel fondamental : charisme, populisme, césarisme.

 

Boris Nikolaïevitch Eltsine

Né le 1er février 1931 dans un village de la région de Sverdlovsk d’un père ouvrier dans le secteur de la construction, Boris Nikolaïevitch Eltsine est décédé à Moscou le 23 avril 2007. Diplômé de l’Institut polytechnique de l’Oural, il entre au PCUS en 1961. En 1964, il est nommé à la tête du combinat de la construction des logements de la ville de Sverdlovsk (aujourd’hui Ekaterinbourg). En 1968, il est promu responsable du secteur de la construction du comité régional du parti de Sverdlovsk. En 1976, il accède à la fonction de premier secrétaire du parti de la région de Sverdlovsk. En 1981, il est élu membre du Comité central lors du XXVIème Congrès du PCUS. Après l’élection de Mikhaïl Gorbatchev à la tête du PCUS (mars 1985), il est promu responsable du secteur de la construction au sein du Comité central (juin 1985), puis premier secrétaire du comité du parti de la ville de Moscou (décembre 1985), devenant l’un des plus puissants « barons » régionaux de l’URSS. Eltsine fait partie de la cohorte des responsables de la nouvelle génération promue par Gorbatchev, qui ont pour trait commun de n’être pas seulement des « bureaucrates », des apparatchiks, mais des cadres dotés de compétences techniques et qui, pour nombre d’entre eux, ont exercé des responsabilités à la tête d’une grande entreprise ou d’une branche de l’économie. Lors de la réunion plénière du Comité central du PCUS d’octobre 1987, Boris Eltsine s’oppose de manière frontale à Gorbatchev et au Politburo du Comité central du PCUS, instance suprême du parti, auxquels il reproche de ne pas conduire le train des réformes avec suffisamment de diligence.

Cette prise de parole retentissante provoque son limogeage presque immédiat de la direction du parti de la capitale. Profitant de la politique de glasnost’ et d’une liberté de parole inédite en URSS, il entreprend une carrière politique largement fondée sur son éviction des cénacles suprêmes du pouvoir. Jouant habilement de l’ostracisme dont il est victime, cet homme, qui a pourtant gravi toutes les échelons de l’appareil du parti, se livre à une véritable croisade populiste contre les privilèges d’une classe dirigeante – la nomenklatura – dont il est pourtant le plus pur produit ! Il en recueille rapidement les dividendes en termes de popularité. C’est ainsi que cet homme d’appareil, dont la trajectoire est très similaire à celle de Gorbatchev, son conscrit, développe un leadership charismatique de rupture avec l’appareil du parti et se transforme en porte-étendard des nouvelles forces démocrates réunies au sein de la coalition Russie démocratique. Élu député du Congrès des députés du peuple de l’URSS en 1989, puis député du Soviet suprême de la République fédérative de Russie (RSFSR) en 1990, il est élu Président de cette dernière instance en juin 1990. Le 12 juin 1991, Boris Eltsine est élu Président de la Russie au suffrage universel direct. Il devient le premier chef d’Etat élu au suffrage universel de l’histoire de la Russie.

À lire aussi : La Russie, l’épouvantail de l’Europe occidentale

Paré d’une légitimité démocratique qui fera toujours défaut à son adversaire politique principal d’alors, Mikhaïl Gorbatchev, Boris Eltsine joue un rôle décisif en août 1991, au moment du putsch contre ce dernier. Ayant su opérer une captation du pouvoir régalien et se placer en seul chef politique légitime de recours contre les putschistes, il se fait obéir des forces armées et de la sécurité d’Etat, qui n’obtempèrent pas aux ordres des putschistes, parmi lesquels figurent pourtant le Ministre de l’Intérieur et le chef du KGB. Dans ce tournant décisif de l’histoire politique de la Russie, Eltsine a non seulement remporté une victoire contre les putschistes, mais il a également marqué un point décisif contre Gorbatchev qui, littéralement sauvé par Eltsine, se voit privé du peu de légitimité qui lui restait et, rapidement, se voit dépossédé de tous ses pouvoirs. Le 21 août 1991, Boris Eltsine dissout par décret les organisations du parti sur le territoire de la Russie. La colonne vertébrale du système politique de l’URSS est irrémédiablement touchée.

Gorbatchev et Eltsine le 23 août 1991

Après la dislocation de l’URSS en décembre 1991, Eltsine entre en conflit avec le Soviet suprême qui, en 1990, l’avait porté au pouvoir. Le parlement russe s’oppose aux réformes économiques lancées par l’exécutif en janvier 1992, qui visaient à instaurer une économie de marché par le biais d’une « thérapie de choc ». Le conflit qui oppose le président et le Soviet suprême et qui constitue une entrave au processus législatif qui doit accompagner les réformes dans tous les domaines – on parle alors d’une véritable dyarchie – atteint son paroxysme en octobre 1993. Passant outre les dispositions constitutionnelles, qui ne lui conféraient en rien une telle prérogative, le président prononce la dissolution du Soviet suprême et ordonne la dispersion par la force des députés qui, opposés à cette dissolution, s’étaient retranchés dans l’enceinte de l’assemblée, dans le bâtiment de la Maison blanche, à Moscou, aujourd’hui le siège du gouvernement. Ce coup de force présidentiel, qui se solde par la mort de 160 personnes à Moscou, est qualifié de coup d’Etat par les opposants communistes et nationalistes. Il a permis une rupture institutionnelle claire et définitive avec le passé soviétique. Le 12 décembre 1993, une nouvelle Constitution est adoptée par référendum. Le système politique russe post-soviétique est donc porté sur les fonts baptismaux sous les auspices du césarisme présidentiel. Boris Eltsine est réélu à la présidence en juillet 1996, lors du second tour d’un scrutin où toute l’élite, ou presque, s’était rassemblée autour de lui contre son principal adversaire, le chef du parti communiste (PCFR), Guennadi Ziouganov, qui avait été présenté dans les grands médias, tous favorables à Boris Eltsine, comme le candidat du « retour au passé soviétique ». Le pacte conclu par Boris Eltsine avec les principaux oligarques est alors apparu au grand jour. Boris Eltsine étant très affaibli par des problèmes de santé nombreux et répétés, son entourage, surnommé « la famille », exerce une influence décisive au cours de son second mandat. L’oligarque Boris Berezovski, Anatoli Tchoubaïs, ministre de l’économie et des finances et chef d’orchestre des privatisations des années 1990, ou encore la fille du Président, Tatiana Diatchenko sont alors les « régents » considérés comme les plus influents. Le 31 décembre 1999, Boris Eltsine annonce en direct à la télévision sa démission en faveur du Premier ministre, Vladimir Poutine. A compter de cette date et jusqu’à sa mort, Boris Eltsine disparaît presque totalement de la scène publique, russe comme internationale.

Les années Eltsine dans le rétroviseur des années Poutine

Dans la Russie d’aujourd’hui, les années quatre-vingt-dix amorcent leur entrée dans l’histoire. Détail anecdotique mais assez significatif, l’année 2015 a vu le lancement d’une mode sur les réseaux sociaux : des trentenaires et quarantenaires russes (et russophones) ont publié sur leurs pages personnelles des photographies d’eux-mêmes, de leurs familles et de leurs amis, afin de se remémorer et de documenter « leurs années quatre-vingt-dix ». Cette mode a connu pendant plusieurs mois un fort succès, ce qui indique la volonté de la génération du tournant post-soviétique – la dernière génération qui ait connu une enfance soviétique – de se réapproprier les images et les sensations de sa jeunesse et de prendre des distances avec la narration systématiquement négative que les grands médias russes produisent de ces « folles années quatre-vingt-dix » (likhie devianostye). Il relève aujourd’hui presque du lieu commun de n’entendre évoquer les premières années post-soviétiques que comme une succession de crises politiques et économiques ayant entraîné le déclin du pays, l’augmentation exponentielle des inégalités sociales, une crise démographique et sociale et une explosion de la corruption, de la violence et de l’arbitraire.

Dans les narrations occidentales, en revanche, cette assimilation des années quatre-vingt-dix à un nouveau « Temps des Troubles » est vue comme le sous-produit de la propagande du poutinisme que l’on réduit bien souvent à quelques formules frappantes prononcées par Poutine. L’une d’entre elles a fait florès – « la chute de l’URSS est la plus grande catastrophe géopolitique du XXe siècle ». Cette formule a été prononcée le 25 avril 2005 par Vladimir Poutine dans son adresse annuelle à l’Assemblée fédérale. Elle est citée en boucle dans cette version (citée supra) légèrement déformée par la traduction[1] et en omettant généralement de rappeler le contexte dans lequel elle a été prononcée – il était question du drame des Russes se retrouvant hors des frontières de la Russie après la dislocation de l’URSS et du danger de désintégration qui menaçait, à son tour, la Russie. Voici donc la formule magique qui permet à elle seule de résumer le poutinisme dans toute sa complexité! Ce puissant leitmotiv alimente l’un des lieux communs les plus répandus dans les narrations médiatiques occidentales sur la Russie. La société russe serait nostalgique de l’URSS et que cette nostalgie, qui aurait gagné une grande partie de la population, entretiendrait une sorte de mélancolie collective qui, associée à la perte objective de statut de puissance de la Russie et des repères apportés par le système soviétique, constituerait le socle du poutinisme.

À lire aussi : Livre – La transition démocratique dans les pays de l’ex-URSS: (1990-2020)

On n’entend pas ici élucider les ressorts multiples et complexes des instrumentalisations médiatiques croisées qui régissent, à l’heure d’une guerre de l’information sans précédent, la formation des opinions publiques, tant en Russie qu’en Occident, ainsi que la fabrication et l’instrumentalisation des antagonismes réciproques. Néanmoins, il faut bien relever qu’un certain nombre de réflexes conditionnés et d’images bien ancrées brouillent l’analyse, formant ce qu’on a pu appeler un nouveau « rideau d’information » entre les puissances, par analogie avec l’ancien « rideau de fer »[2]. Deux grandes trames narratives s’opposent. En Russie, l’évocation des années quatre-vingt-dix comme un temps de crise généralisée alimente des discours et commentaires destinés à présenter le poutinisme sous l’éclairage avantageux d’une restauration réussie de la puissance russe et un retour à la stabilité économique et sociale. En revanche, dans les trames narratives occidentales, la Russie des années quatre-vingt-dix est une société en proie au chaos, mais qui « sort du communisme » et en marche vers la construction d’une « nouvelle Russie » qui se rapproche du modèle occidental (transition vers la démocratie libérale et l’économie de marché).

Les convulsions politiques et économiques de cette transition sont souvent présentées comme des séquelles du communisme avec lequel la rupture était inéluctable. Et c’est justement le cours de cette transition que le poutinisme serait venu interrompre, faisant rétrograder la Russie sur l’échelle du « développement démocratique », opérant une sorte de retour en arrière vers le passé soviétique. Observons que, dans les deux cas – discours dominant en Russie et en Occident – c’est la rupture entre les présidences Eltsine et Poutine qui est systématiquement accentuée, au détriment de la considération des continuités, systématiquement minorées, entre l’ère Eltsine et l’ère Poutine. Or, cette continuité est un trait essentiel de l’évolution politique russe post-soviétique. Elle est d’ailleurs parfois soulignée par le discours officiel russe. Dans un discours prononcé sur la tombe de Boris Eltsine à l’occasion du premier anniversaire de sa mort, Vladimir Poutine a souligné que « les tempétueuses années quatre-vingt-dix furent l’époque des changements radicaux et des personnalités audacieuses et hors du commun, des personnalités capables d’aller à contre-courant, qui ont su mobiliser des masses de gens derrière elles pour atteindre de nouveaux objectifs. Boris Eltsine, sans exagération aucune, a fait partie de cette pléiade d’excellence »[3].

Nous allons voir que cette continuité s’appuie sur les institutions politiques post-soviétiques nées dans les années Eltsine. Dans la lettre de la Constitution du 12 décembre 1993, mais aussi dans l’esprit des institutions (et les pratiques de pouvoir), le système politique est maintenu et renforcé après le départ du premier président russe du pouvoir (31 décembre 1999): centralité de l’exécutif présidentiel (ou présidentialisme), leadership de type charismatique, démocratie non-compétitive caractérisée par l’absence d’un mécanisme d’alternance au pouvoir[4].

Si discontinuité politique il y a entre l’ère Eltsine et l’ère Poutine, si rupture il y a, elle est à rechercher du côté de la politique internationale, et non de la politique intérieure russe. Et cette rupture est, d’ailleurs, bien antérieure à l’avènement de la présidence Poutine, du poutinisme, du boom du prix des hydrocarbures et de la période de forte croissance économique de la Russie (après 2001). La recomposition politique et stratégique du continent européen au cours des années quatre-vingt-dix (interventions dans les conflits en ex-Yougoslavie, élargissement de l’OTAN) fait progressivement perdre toute illusion, dans les cercles dirigeants russes, quant à l’objectif stratégique poursuivi par Washington. Si l’idée avait un temps prévalu que la Russie n’avait guère d’autre choix que de s’associer à l’Occident au sein d’un « nouvel ordre mondial », l’avènement de la « doctrine Primakov » (nommé ministre des affaires étrangères en janvier 1996) marque un tournant. On prend pleinement conscience, à Moscou, de l’inexorable montée en puissance, dans les cercles dirigeants américains, d’une volonté hégémonique – la notion de full spectrum dominance a déjà cours au sein des milieux stratégiques à Washington[5] – qui ne pourra pas laisser à la Russie (première puissance nucléaire, militaire et stratégique après les Etats-Unis) que le choix de l’alignement ou de l’éloignement. Il apparaît désormais clairement que les Etats-Unis, réajustant, après la fin de la guerre froide, leurs objectifs stratégiques vers une domination globale – justifiée par un aggiornamento néo-conservateur de l’idée de « destinée manifeste » – où toute puissance régionale, existante ou émergente, doit être neutralisée ou combattue. Ainsi, l’intervention de l’OTAN contre la Serbie (mai-juin 1999) marque un tournant bien plus décisif dans les relations russo-occidentales que la succession Eltsine-Poutine, qui intervient au cours de l’automne et de l’hiver de la même année.

Moscou perçoit les bombardements de l’Alliance atlantique comme une marque d’hostilité à l’égard de la Russie. L’OTAN inaugure une nouvelle stratégie qui dévoile sa mue post-guerre froide en une organisation sécuritaire globale. Pour la première fois de son histoire, l’Alliance atlantique sort du domaine de compétences défini par l’art. 5 de la Charte qui la fonde – l’intervention a été déclenchée en l’absence d’une agression directe contre l’un de ses Etats membres, de surcroît, sans mandat du Conseil de sécurité de l’ONU. Face à cette mutation des structures de sécurité occidentales, la « doctrine Primakov » indique clairement que la Russie, plutôt que de s’intégrer, ou même simplement de s’associer, à ces structures, entreprend de reconstruire son rang au sein d’un « monde multipolaire » et de mettre fin à ce qui est désormais officiellement présenté comme un déclassement de son rang depuis la chute de l’URSS. Cet abandon de l’orientation « atlantiste » de la politique étrangère russe refroidit nettement les relations russo-occidentales. On entre alors dans le prologue d’une « nouvelle guerre froide », qui sera implicitement déclarée en 2004 (« révolution orange » en Ukraine), puis ouvertement déclarée en 2014 (« révolution de Maïdan » en Ukraine et annexion de la Crimée par la Russie).

À lire aussi : Livre – L’économie de la Russie et des pays de l’ex-URSS

La décision de Primakov (premier ministre depuis août 1998), qui se rendait à Washington pour une ultime négociation, d’ordonner à son avion de faire demi-tour au-dessus de l’Atlantique – pour protester contre la décision (déjà prise) de bombarder la Serbie – et l’interview télévisée donnée par Boris Eltsine en marge d’une visite d’Etat à Pékin, deux semaines avant de quitter le pouvoir (31 décembre 1999) – dans laquelle il accuse le président Clinton d’ « oublier que la Russie est une puissance dotée d’un arsenal nucléaire complet »[6], donnent le coup d’envoi. Observons que la riposte occidentale s’enclenche toujours de manière oblique, sur le terrain de la politique intérieure. Ainsi, le général Wesley Clark, commandant-en-chef des forces de l’OTAN en Europe, dresse dès le lendemain de l’interview du président russe un parallèle éloquent entre la Russie et la Serbie et, plus précisément, la politique russe en Tchétchénie et la politique serbe au Kosovo… Dans les années 2000, les dirigeants occidentaux critiqueront de plus en plus fréquemment les évolutions de la politique intérieure russe en reliant presque toujours l’hostilité croissante de la Russie à la politique occidentale – et en particulier américaine – à une montée progressive de l’autoritarisme en interne, comme si cette évolution ne pouvait pas être me produit d’une redéfinition par la Russie de ses intérêts sécuritaires, en réaction au déploiement de stratégies occidentales d’expansion de sa sphère d’influence toujours plus à l’est de l’Europe… Les médias occidentaux leur emboîteront le pas, dans leur grande majorité, générant un biais malheureusement très répandu dans les analyses. Or, lorsqu’on opère l’indispensable disjonction des séquences de la politique extérieure et de la politique intérieure russe, on s’aperçoit que la réorientation de la politique étrangère russe n’est en rien conditionnée par la politique intérieure et que le changement de président en 2000 et la montée en puissance ultérieure du « poutinisme » sont, en premier lieu, la poursuite d’une trajectoire dessinée au cours des années Eltsine.

L’héritage du présidentialisme eltsinien: charisme, populisme, césarisme

 Outre que la Constitution russe de 1993 a été directement inspirée par la Constitution française de 1958, il faut souligner que ces deux textes ont une généalogie voisine. Instaurant tous deux des régimes semi-présidentiels dans un contexte de crise politique aiguë – celui de la guerre d’Algérie en France, celui de l’effondrement de l’URSS en Russie – ces deux Constitutions visent à mettre fin non pas simplement à une crise de régime, mais à une crise profonde, existentielle, qui questionne la légitimité même des Etats. Dans les deux cas, bien au-delà de la question des institutions politiques, l’Etat doit se réinventer et, dans l’immédiat, se réajuster à de nouvelles frontières post-impériales, celles de l’ancienne métropole et de quelques confettis ultramarins (France) et, pour la Russie, à des frontières – celles de l’ancienne République fédérative de Russie – qui ne dont pas consensus. Il faut ajouter au tableau un climat de violence politique qui règne dans les deux cas. En France comme en Russie, on assiste notamment à des tentatives de putsch (putsch des généraux à Alger, putsch d’août 1991 à Moscou). La tentation du recours à la force est fréquemment évoquée pour renverser les institutions existantes, ou mettre fin à une situation d’instabilité perçue alors comme chronique. Enfin, la Cinquième République, tout comme la Constitution russe du 12 décembre 1993, sont étroitement conditionnées, dans leur texte et du fait du contexte de leur élaboration, à la très forte incarnation du pouvoir présidentiel par des leaders charismatiques – le général de Gaulle et Boris Eltsine – à l’aune desquels (et à la mesure desquels) les nouvelles lois fondamentales ont été rédigées.

Comparaison n’est pas raison et il serait incongru de comparer deux personnalités aux trajectoires si différentes. Pour autant, tous deux portent et incarnent une rupture politique en se posant, dans les quelques années qui précèdent leur accession au pouvoir, en chefs politiques de recours, se tenant prêts à suppléer aux défaillances des dirigeants en place et en appelant au peuple. Ce leadership charismatique, mis au service de la mise en route de nouvelles institutions stables et non de l’instauration d’un pouvoir personnel, s’appuie, dans les deux cas, sur un socle biographique en singulier décalage avec les canons convenus du charisme en politique. Bornons-nous à rappeler ici que l’un comme l’autre ne sont ni des outsiders, ni des leaders populistes issus de la protestation populaire (de type bolivarien ou péroniste, par exemple), même si, l’un et l’autre vont en « appeler au peuple ». Dans un premier temps, ce populisme (au sens strict du terme) est dirigé contre les élites en place (jugées incompétentes, corrompues, inadaptées aux nécessités du temps) puis, une fois au pouvoir, il vise à mobiliser en faveur des nouvelles institutions. L’ « appel au peuple » est alors destiné à combattre ceux qui s’opposent à la stratégie politique du nouveau président et contestent les conditions de son accession au pouvoir[7]. Le césarisme qui préside à l’instauration des nouveaux régimes français et russe est en effet vivement dénoncé, dans l’un et l’autre cas, comme la marque d’une usurpation, d’un coup d’Etat, d’une dictature. Par césarisme, il faut entendre, de manière classique, la stratégie de passage en force des chefs des exécutifs contre le Parlement ou la classe politique, voire la classe dirigeante en général, associée à la captation du pouvoir régalien à des fins d’établissement d’un nouvel ordre politique.

Charisme, populisme et césarisme sont inscrits dans le code génétique des institutions russes post-soviétiques. Ces traits caractéristiques vont se manifester à diverses reprises tout au long des présidences Eltsine et Poutine. Les images du président Eltsine, considérablement affaibli à la fin de son second mandat (1996-2000), oblitèrent aujourd’hui celles du fringant chef charismatique qui émergea dans les années 1988-1991. En dépit de sa carrière d’apparatchik, de son apparence assez conventionnelle et d’un talent rhétorique relativement rudimentaire, Boris Eltsine est parvenu à incarner la figure du représentant « du peuple » contre les élites, tout en demeurant une figure familière, pour l’appareil du parti et, puisqu’il tenait un discours résolument et fermement réformateur, il a bénéficié du soutien enthousiaste de l’intelligentsia des grandes métropoles. Ainsi, Eltsine réalisait instinctivement la synthèse du populisme, du réformisme et de la légitimité administrative. De même, Poutine, dans les années 2000, réalisera lui aussi – dans un langage nouveau – la synthèse du populisme (anti-oligarchique), du réformisme et de la légitimité conférée non pas par une quelconque représentativité politique ou une carrière parlementaire, mais par son expérience au sein de l’appareil d’Etat. Eltsine-homme public usait et abusait d’un discours direct et rude, parfois démagogique, mais – fait notable – dépourvu des scories et des lourdeurs habituelles de la « langue de bois » de la partitocratie. Eltsine-homme d’appareil dénonçait sans relâche les privilèges de la classe dirigeante, la corruption et le pouvoir de groupes occultes puissants au sein de l’appareil d’Etat et du parti – sans toutefois jamais les nommer – l’inadaptation du modèle soviétique à la modernité… tout en demeurant, pour les initiés, un homme d’expérience, un ancien premier secrétaire du parti de la région industrielle de Sverdlovsk, un ancien membre influent du Comité central du parti. A la télévision, où il apparaissait assez rarement avant 1989, et dans les meetings qui, alors, réunissaient des centaines de milliers de personnes, Eltsine apparaissait en phase avec une opinion publique russe (et plus largement soviétique) galvanisée, de ces temps de glasnost’, par les débats dans un espace public en pleine révolution. Par le truchement de médias de moins en moins entravés par la censure, les Russes découvraient les dysfonctionnements du système politique et économique et prenaient toute la mesure des monstruosités de l’ère stalinienne. Pour reprendre la célèbre formule de l’historien Iouri Afanassiev, la campagne des élections du printemps 1989 au Congrès des députés du peuple fut à l’histoire de l’URSS ce que furent les cahiers de doléance à l’histoire de la révolution française.

À lire aussi : Livre -Les quatre guerres de Poutine !

Le nouveau régime russe peut être qualifié de monarchie élective, tant il est dominé par l’institution et la figure du président. Elu au suffrage universel tous les quatre ans (le mandat présidentiel est désormais d’une durée de six ans), le chef de l’Etat de la Russie post-soviétique est à la fois le pivot des mécanismes décisionnels au sein de l’exécutif. Le président est le véritable chef de l’exécutif – le système politique russe est, comme le système politique français, doté d’un exécutif bicéphale, le président nommant un premier ministre avec l’accord du Parlement – et l’incarnation primordiale, pour ne pas dire principale, de la légitimité politique. La primauté présidentielle est consacrée par la Constitution et, dans la pratique, le caractère présidentialiste du régime n’a cessé de se renforcer depuis 1993. Mais dans la Russie du début des années 1990, la configuration même du pouvoir, dans le contexte d’une reconfiguration des institutions politiques et d’un réajustement de celles-ci aux pratiques politiques et aux modes de circulation du pouvoir, les exécutifs en général – et pas seulement l’exécutif présidentiel, mais aussi les exécutifs régionaux et municipaux – ont capté l’essentiel de ce qu’il est désormais convenu d’appeler la « ressource administrative ». Dans ce contexte, la montée en puissance de l’institution présidentielle (et des exécutifs en général : gouverneurs et maires) a anéanti les contre-pouvoirs parlementaires qui s’étaient constitués et renforcés pendant la période 1989-1993. Dès les premières semaines qui suivirent le lancement de la « thérapie de choc », Eltsine se heurta à l’opposition de plus en plus résolue du Soviet suprême de la Russie. Le conflit entre le parlement et le président, qui se disputaient la primauté de la légitimité démocratique issue des urnes (respectivement acquise en 1990 et en 1991), ne trouva pas d’issue pacifique. Six mois après un référendum en forme de plébiscite qu’il avait interprété en sa faveur, Eltsine prononce la dissolution du parlement par un décret présidentiel, jugé anticonstitutionnel deux jours après sa publication. Décrétant l’état d’urgence, Eltsine fait donner l’assaut, dans les premiers jours d’octobre 1993, contre les élus retranchés à l’intérieur du bâtiment de la Maison blanche, alors le siège du Soviet suprême de la Russie, sur les lieux mêmes où Eltsine, deux ans plus tôt, posait symboliquement sur un char pour les photographes.

Cet emblématique coup de force du président contre le Soviet suprême, qui restera « Octobre 1993 » pour l’histoire, est l’acte de naissance du nouveau régime, au sens où cet événement précipitera l’adoption de la nouvelle Constitution. L’exacerbation de la puissance régalienne du président apparaît comme l’élément indispensable de sa légitimité. Charisme et césarisme sont étroitement liés. Le président russe ne dispose pas seulement de la légitimité qui lui est conférée par le suffrage universel direct, mais aussi de l’autorité qui lui est dévolue du fait de sa prérogative exclusive d’avoir recours aux armes lors de situations qu’il juge et décrète exceptionnelles. Cette dimension de l’autorité présidentielle, consacrée par la Constitution, est fondamentale et précède l’adoption de la Constitution. La domination charismatique du président russe, pour reprendre la terminologie wébérienne, repose sur la capacité de ce dernier à résoudre, au besoin par la force, des situations de crise politique. Cette dynamique césariste confère au système politique russe un caractère décisionniste, au sens schmittien du terme – est souverain celui qui décide la situation d’exception. Le 22 août 1991, Boris Eltsine, président d’une Russie qui n’était pas encore indépendante, est apparu devant les caméras de télévision du monde entier juché sur un char, un drapeau tricolore russe en arrière-plan. Il annonçait solennellement l’échec du putsch contre son principal rival politique, Mikhaïl Gorbatchev.

Fort d’une légitimité qu’il venait d’obtenir des urnes le 12 juin 1991, Eltsine renforçait son pouvoir et son autorité en s’appuyant sur l’armée qui lui avait obéi à lui, et non pas aux injonctions des putschistes. En ce sens, le coup de force d’octobre 1993 doit être analysé comme le prolongement du putsch déjoué en 1991, animé par la même dynamique césariste. Ainsi, la captation des ressorts du pouvoir régalien ainsi que le savoir-faire dans le maniement des arcanes de l’Etat profond apparaît à l’évidence, dès les origines, constituer l’un des fondements du nouveau régime post-soviétique. Dans le sillage de Boris Eltsine, Vladimir Poutine a fondé son leadership sur sa capacité à engager les armes et à apparaître comme un chef politique opérationnel. Dès septembre 1999, alors encore premier ministre, le futur président russe décidait d’une intervention armée contre les combattants indépendantistes tchétchènes à la suite d’attentats meurtriers qui leur furent attribués. Ainsi se façonna une des premières images télévisées de celui qui allait être le successeur, au plein sens monarchique du terme, de Boris Eltsine : un homme encore jeune et sportif, en uniforme, montant allègrement dans un avion de chasse pour prendre la mesure des opérations.

À lire aussi : Livre – Les Services secrets russes, des tsars à Poutine

[1] La formule citée dans le texte provient de l’édition du quotidien Le Monde du 27 avril 2005. Pour la phrase originale. Dans ma traduction, cette phrase devient: « il faut reconnaître que la chute de l’Union soviétique fut une immense catastrophe géopolitique du siècle ».

[2] A. Cygankov, « Informacionnyj zanaves : stolknovenie cennostej Rossii i SšA».

[3] Voir sur le site du Kremlin (ma traduction).

[4] J.-R. Raviot, Démocratie à la russe, Paris : Ellipses, 2008.

[5] Pour une histoire de l’évolution de la pensée stratégique américaine depuis la fin de la guerre froide, W. F. Engdahl, Full Spectrum Dominance : Totalitarian Democracy in the New World Order, Baton Rouge : Third Millennium Press, 2009. Pour une étude des déterminants internes de la politique des Etats-Unis à l’égard de la Russie, A. P. Tsygankov, Russophobia : Anti-Russian Lobby and American Foreign Policy, New York : Palgrave Macmillan, 2009.

[6] Transcription de l’intervention télévisée de Boris Eltsine à Pékin, le 9 décembre 1999.

[7] Pour une histoire politique du Général de Gaulle et du gaullisme, E. Roussel, Charles de Gaulle, Paris : Gallimard, 2002. Sur le populisme, G. Hermet, Le populisme dans le monde. Une histoire sociologique, XIXe-XXe siècles, Paris : Fayard, 2000.

À propos de l’auteur
Jean-Robert Raviot

Jean-Robert Raviot

Docteur en sciences politiques. Professeur de civilisation russe contemporaine à l'université Paris-Nanterre.
La Lettre Conflits
3 fois par semaine

La newsletter de Conflits

Voir aussi

Pin It on Pinterest