Pour Israël, l’accès à la mer Rouge est une nécessité vitale. Les attaques des houthis et les instabilités de la région menacent la sécurité de l’État hébreu, obligeant à sa défense.
La mer Rouge, l’un des axes maritimes les plus stratégiques au monde, a toujours représenté pour l’État d’Israël un talon d’Achille géopolitique. Deux passages en contrôlent l’accès : au nord le canal de Suez, au sud le détroit de Bab el-Mandeb, dont le nom, « la porte des larmes » ou « des lamentations », traduit parfaitement le casse-tête qu’il représente pour Israël. Le port d’Eilat (au nord, face au port jordanien d’Aqaba) jouait autrefois un rôle crucial, à l’époque où Israël dépendait du pétrole iranien. Le refus de laisser passer des navires israéliens par le canal de Suez et les détroits de Tiran dans les années 1950 et 1960 fut l’un des motifs de l’opération de Suez (1956) et de la guerre des Six Jours (1967).
Assurer l’accès aux détroits
Depuis, la réouverture du canal de Suez en 1975, les accords de paix avec l’Égypte en 1979 et la révolution islamique en Iran la même année, ont changé la donne. Le port d’Eilat a perdu de son importance tandis que les ports méditerranéens d’Israël, à Ashdod et à Haïfa, sont devenus plus dépendants du passage par le canal, et donc des détroits de Bab el-Mandeb, au large du Yémen. Pour les stratèges israéliens, ce théâtre est devenu un problème militaire dès le début des années 1970.
En juin 1971, un commando du Front populaire de libération de la Palestine a ouvert le feu depuis l’île de Perim sur le pétrolier Coral Sea, en route du golfe Persique vers Eilat, où l’oléoduc Eilat-Ashkelon (« Katzaa ») acheminait l’hydrocarbure iranien vers la Méditerranée en contournant le canal de Suez.
Cette nouvelle menace poussa Israël à renforcer sa présence navale dans la région avec de nouveaux navires lance-missiles de type Reshef (400 tons, contre 250 pour les vedettes de construction français), spécialement conçus pour les conditions spécifiques de la mer Rouge et son régime particulier de vagues et de vents dans ce couloir maritime. Livrées en mars et août 1973, les corvettes INS Reshef et INS Keshet devaient rejoindre la zone dès l’automne 1973, mais leur transfert fut retardé par la guerre de Kippour. Pendant le conflit, la marine égyptienne a bloqué les détroits aux navires israéliens à l’aide de vieux destroyers et de sous-marins. Très largement inférieurs aux moyens navals israéliens, les vaisseaux égyptiens disposaient néanmoins d’un avantage déterminant : ils étaient déjà déployés sur place, tandis que les corvettes israéliennes se trouvaient en Méditerranée.
Accéder au pétrole
Sous la menace de voir l’acheminement du pétrole iranien interrompu, Israël accepta de lever ce blocus en échange de sa carte maîtresse : la levée de l’encerclement de la troisième armée égyptienne, prise au piège par Tsahal sur la rive est du canal. L’amiral Binyamin Telem, commandant de la marine israélienne pendant la guerre, résuma la situation de manière cinglante : « En mer Rouge, les Égyptiens, avec deux vieux destroyers délabrés, ferment cette mer et nous ne pouvons rien faire. » La frustration était d’autant plus grande que le départ des deux corvettes pour leur voyage autour de l’Afrique avait été fixé au 15 octobre, neuf jours après le début de la guerre. Cependant, ces deux lance-missiles contribuèrent de manière décisive à la destruction des marines égyptienne et syrienne en Méditerranée, prenant part aux premières batailles navales où le missile antinavire s’imposa comme l’arme principale.
Pour combler cette lacune stratégique, Israël obtint en septembre 1975 des garanties américaines dans le cadre de l’accord intérimaire avec l’Égypte. Ces garanties stipulent que : « Les États-Unis soutiennent pleinement le droit d’Israël à une libre circulation sans entrave dans les détroits de Bab el-Mandeb et de Gibraltar. »
Près d’un demi-siècle plus tard, dans le cadre de la « guerre de l’ombre », Israël a ouvert en 2019 un nouveau front maritime en ciblant des pétroliers iraniens transportant du carburant vers la Syrie. L’Iran a riposté en attaquant des navires liés à Israël dans le golfe d’Oman et l’océan Indien. Pendant ce temps, les Houthis ont développé leurs capacités anti-navires, touchant des bâtiments saoudiens et émiratis. Ainsi, lorsque la guerre de Gaza a éclaté, les Houthis, encouragés et soutenus (mais pas contrôlés) par l’Iran, se sont joints au conflit, d’abord par des tirs de missiles et des drones sur Israël, puis par des actions dans le sud de la mer Rouge.
Face à cette vieille menace, Israël dispose de plusieurs options. La première est d’exiger des États-Unis qu’ils assument cette mission, en vertu de leur engagement pris dans le mémorandum d’accord de 1975, avec ou sans la marine israélienne. La force opérationnelle américaine présente dans la région sous commandement de la 5e flotte dispose en tout cas de toutes les capacités nécessaires.
Sauvegarder la sécurité
Cette option n’a pas prouvé son efficacité : après un mois de bombardements, le président Trump a décidé de conclure un « deal » avec les Houthis, mettant fin aux hostilités en échange d’immunités pour les navires liés aux États-Unis, sans engagement concernant les intérêts israéliens.
Une deuxième option est une action militaire israélienne directe. L’objectif est double : faire cesser les tirs sur Israël et garantir une libre navigation pour les navires liés à Israël ou desservant ses ports. La stratégie choisie est « libanaise ». Puisque le problème est politique et yéménite, la solution est politique et yéménite. Le rôle d’Israël est d’affaiblir par la force les Houthis pour, avec le temps, ouvrir des opportunités aux forces yéménites qui s’opposent à eux. Alors certes, le Yémen n’est pas le Liban mais Israël dispose, contrairement au pays du Cèdres, de nombreux alliés (au moins ad hoc) dans la région : l’Egypte dont le canal souffre de la stratégie de Houthis et bien sûr, l’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis, ennemi des Houthis et adversaires de leur allié iranien.
Ainsi, Israël cible les sources de revenus des Houthis (notamment les ports), ainsi que leurs moyens militaires (missiles, lanceurs, drones, systèmes de commandement et de contrôle, logistique des matériels d’origine iranienne), et mène probablement des opérations clandestines. Rappelons qu’Israël avait déjà opéré dans ce théâtre il y a soixante ans, lorsque, à la demande des Britanniques, son aviation livrait des armes aux forces anti-nassériennes qui combattaient l’armée égyptienne. On sait aujourd’hui à quel point cette guerre a épuisé les Égyptiens et contribué à leur défaite en juin 1967.
Israël a donc envoyé son aviation frapper à huit reprises (dont trois fois en mai 2025) des cibles au Yémen, notamment les ports par lesquels transite le pétrole, source majeure de revenus pour le gouvernement houthi à Sanaa. Plus récemment, la marine israélienne est entrée publiquement dans l’arène (on peut supposer que ses moyens discrets étaient déjà engagés).
La marine, aujourd’hui dotée de corvettes Saar 6 (1900 t) et Saar 5 (1250 t), mieux adaptées et armées pour opérer à longue distance, est chargée d’assurer la sécurité de la navigation en mer Rouge, notamment dans sa partie méridionale.
Autre avantage : ces navires peuvent passer par le canal de Suez et gagner ainsi un temps précieux sur zone. Le mardi 10 juin, à 7h00 du matin, les corvettes lance-missiles de la flottille 3 (Haïfa) attaquaient par des missiles longue portée deux quais du port de Hodeïda, principal point d’entrée des marchandises et des armes pour les Houthis.
Cette attaque ne devrait pas être évaluée en termes de kilogrammes d’explosifs sur la cible. Sans doute les destructions causées par les missiles tirés depuis la mer n’ont-elles pas surpassé celles que l’armée de l’air peut provoquer avec ses bombes d’une tonne. Cependant, cette attaque navale est un élément essentiel de la stratégie israélienne globale. Contrairement à l’aviation, dont le temps dans la zone est limité (il s’agit d’un raid longue distance nécessitant des ravitaillements en vol), une force navale peut rester longtemps sur zone, mener des frappes prolongées et répétées, et bien entendu recueillir des renseignements (écoutes radio, électroniques), même dans des conditions météorologiques diverses. Enfin, la marine peut assurer un contact physique avec des forces yéménites amies, déposer ou exfiltrer des agents et soutenir les futurs frappes de l’aviation.
Les navires face aux attaques
Bien protégées par des systèmes de défense antimissile, opérant à distance et bénéficiant d’un SER (surface équivalente radar) et dimensions faibles, elles peuvent rôder et exploiter les opportunités pendant de nombreux jours, voire plusieurs semaines. En revanche, Israël n’a ni les moyens ni l’intention de maintenir une présence continue. Il suffit de démontrer la capacité et de laisser l’ennemi deviner si, oui ou non, une telle présence existe à un moment donné.
En total contradiction avec ses doctrines et sa culture militaire, Israël s’engage de plus en plus dans des guerres à basse intensité, contre des ennemis non étatiques employant des moyens étatiques, où, à l’échelle stratégique (bien que la situation soit plus claire au niveau tactique), la notion même de victoire devient impossible à définir. Dans cet environnement, ce sont les notions de temps et d’économie de moyens qui prédominent.