La monarchie et le shintō dans la société japonaise. Entretien avec François Macé

2 juillet 2022

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Photo : Le couple impérial lors de sa première audience après l'accession au trône de Naruhito (C): Imperial House Agency/SIPA/1905010736
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La monarchie et le shintō dans la société japonaise. Entretien avec François Macé

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Le Japon et sa culture suscitent beaucoup d’intérêt de la part des Occidentaux, mais le pays en soi reste au fond assez méconnu. C’est l’occasion de s’intéresser à des sujets qui ont profondément marqué l’histoire et la culture du Japon : la monarchie, qui est la plus ancienne du monde et le shintō, première religion au pays du Soleil-Levant, ainsi que leur place dans la société japonaise. Entretien avec François Macé, professeur au Centre d’études japonaises de l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco), Professeur émérite du département Japon et Chercheur à l’Institut français de recherche sur l’Asie de l’Est. Spécialiste du Japon, M. Macé a écrit plusieurs livres sur ce pays.

Propos recueillis par Louis Descoups

En quelques mots, qu’est-ce que le shintoïsme et pourquoi est-il largement méconnu en Occident en comparaison des autres religions orientales comme le bouddhisme et l’hindouisme ?

 Le shintō, la voie des dieux, se présente comme la religion première du Japon. Il ne répond pourtant pas aux critères que l’on se fait d’ordinaire de la religion en Occident à travers le prisme du christianisme. Il n’y est pas question de foi, mais de pratiques, pas de théologie, mais de rites, pas de dogme, mais d’attitudes. Si le bouddhisme finit par être reconnu par les Occidentaux, ce fut grâce à l’extraordinaire richesse de sa production intellectuelle au point d’apparaître plus comme une philosophie que comme la religion ce qu’il est pourtant avant tout en Asie. En comparaison, le shintō fait bien triste figure. Le Kojiki (récit des événements anciens) finit par être considéré tardivement comme un livre saint, alors qu’il fut conçu avant tout pour légitimer la dynastie au début du viiie siècle. Il renferme certes un magnifique exposé mythologique, mais ne se prête guère à de grands développements théologiques. Ceux-ci virent le jour dans le shintō en appuyant sur des concepts empruntés au taoïsme, au confucianisme et surtout au bouddhisme. Longtemps les dieux japonais ont vécu en symbiose avec les bouddhas et les bodhisattvas. Une divinité indienne comme la déesse Sarasvatī (Benzaiten dans sa version japonaise) arrivée avec le bouddhisme au vie siècle de notre ère est devenue une des sept divinités du bonheur qui ne compte qu’un seul dieu indigène. Les efforts pour doter le shintō d’une pensée originale furent ruinés par la violente politique anti-bouddhique au début de Meiji. En voulant retourner au pur shintō des origines, on le réduisit à quelques vagues notions comme l’harmonie ou la pureté et surtout à son autochtonie. Ce shintō purifié archaïsant apparut aux yeux des Occidentaux de la fin du XIXe siècle comme indigne d’une nation en train de se moderniser. Il fut pourtant un des principaux leviers qui servirent à forger un État-nation. En proclamant que le shintō n‘était pas une religion, mais l’essence même de la nation japonaise, le gouvernement japonais de Meiji pouvait proclamer la liberté de culte tout en instituant le culte impérial dans le cadre d’un shintō devenu une sorte de religion civique. Si le Japon n’avait pas vaincu les Russes en 1905, on n’en parlerait probablement pas plus que du bon tibétain.

Avant la restauration de Meiji, le shintō était morcelé en de multiples courants. Le nouveau pouvoir étatisa tous les sanctuaires, transforma les desservants en fonctionnaires et uniformisa les rites. Le shintō fut transformé en un instrument du nationalisme sans véritable contenu religieux. Celui-ci est resté l’apanage de mouvements englobés dans l’appellation « shintō des écoles » comme Tenrikyō ou Ōmotokyō qui, à la différence du shintō officiel aseptisé, avaient une véritable activité religieuse et un  certain prosélytisme.

Les célébrations villageoises continuèrent sans trop de difficulté. C’est ce qui assura la survie du shintō après la défaite. Récemment, les milieux du shintō ont mis l’accent sur l’aspect écologique de leur religion qui prônerait l’harmonie avec la nature grâce à son caractère animiste opposé à la violence du monothéisme occidental et sa version technocratique envers cette même nature.

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Dans quelle mesure le shintoïsme est-il toujours pratiqué aujourd’hui ?

Tout dépend de ce que l’on nomme shintō et de ce que signifie pratique. Ainsi la visite aux sanctuaires shintō au moment du Nouvel An concerne des millions de personnes pour les plus grands sanctuaires comme celui de Meiji à Tōkyō, mais la majorité des participants ne se considère pas comme des croyants. Il en est de même des fêtes (matsuri) de village ou de quartier, on y participe sans que cela témoigne d’un engagement religieux. Par contre, les funérailles shintō sont restées ultra-minoritaires.

Si les grands sanctuaires se maintiennent grâce surtout aux touristes, nombre de sanctuaires de village sont à l’abandon, faute de paroissiens partis en ville. Le métier de desservant n’est guère valorisé et ne permet pas de vivre sans une autre activité comme celle d’enseignant. Le casuel, surtout les mariages et les rites d’apaisement du sol avant une construction, est loin de suffire pour nourrir une famille. Les troncs au pied des marches des sanctuaires ne récoltent le plus souvent que des pièces de dix yens (quelques centimes d’euro) en dehors des visites plus généreuses au moment du Nouvel An. Par contre, il n’est pas question de déplacer une petite chapelle dédiée au dieu Inari par crainte de sa colère. Et l’on retrouve ses messagers, les renards blancs, dans les parkings ou au sommet d’un grand magasin.

Les Occidentaux ont du Japon l’image d’un pays très attaché à la tradition. Le religieux tient-il pour autant un rôle central dans la vie de la société japonaise ?

 Comme la « tradition » au Japon renvoie à ce qui n’est pas occidental, elle apparaît plus visiblement dans le monde contemporain que les « traditions » dans les sociétés occidentales. En ce qui concerne le religieux, les enquêtes d’opinion montrent une société largement laïcisée. La proportion de japonais répondant ne pas avoir de croyance est sensiblement la même qu’en France. Ceux qui se disent « croire » aux dieux du shintō sont à peine plus nombreux que les chrétiens eux-mêmes très minoritaires. En fait, la majorité des Japonais croyants sont bouddhistes et pourtant aucun des jours fériés au Japon ne se rattache au bouddhisme ni depuis 1948 au shintō, du moins officiellement. En effet, le « jour de remerciement aux travailleurs », le 23 novembre, correspond à la célébration de la gustation des prémices, une des grandes célébrations du calendrier du shintō officiel de Meiji.

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Quels sont les liens entre le shintoïsme et la monarchie japonaise ? Y a-t-il une séparation entre spirituel et temporel ?

Depuis décembre 1945 et la directive de l’occupant américain, tous les liens entre le shintō et l’État ont été coupés. En théorie, aucune institution publique ne doit participer sous quelque forme que ce soit à une activité religieuse. Dans la pratique, au niveau local, on observe de nombreuses exceptions pointées régulièrement par les églises chrétiennes. Officiellement l’empereur n’a aucune responsabilité religieuse au niveau national. Selon la constitution de 1946, il est simplement le symbole de la nation. Cependant, il participe à titre privé aux célébrations de la maison impériale, kōshitsu saishi, dans les trois sanctuaires du palais. De plus, les trois rites d’avènement contiennent des éléments quasi ou clairement religieux. La passation des insignes impériaux : le miroir, l’épée, le joyau renvoie directement au mythe fondateur de la dynastie. Ils auraient été remis par la grande déesse solaire Amaterasu à son divin petit-fils, ancêtre de la dynastie, lors de sa descente sur terre. Si l’apparition solennelle du nouveau souverain est une adaptation d’un ancien rite impérial chinois, la Grande Gustation, elle, apparaît clairement comme religieuse. Le souverain y communie avec la Divinité (probablement Amaterasu). Ce rite, considéré comme religieux, ne peut donc être pris en charge directement par l’État, mais l’agence de la maison impériale qui l’organise reçoit une subvention à cette occasion.

Par ailleurs, les Premiers ministres renouent avec l’usage d’avant-guerre en se rendant depuis 1967, certes à titre privé, au sanctuaire d’Ise où l’on vénère Amaterasu, pour la visite de Nouvel An. C’est aussi à Ise qu’Abe Shinzō organisa le G7 en mai 2016 avec visite au sanctuaire pour les participants.

Ces visites ne suscitent pas trop de controverses. Par contre, celles faites au Yasukuni, sanctuaire dédié aux soldats morts pour le Japon dont des criminels de guerre, déclenchèrent un tollé dans l’opposition et surtout en Chine et en Corée quand Nakasone Yasuhiro en 1985, puis Ko’izumi Junichirō en 2006 signèrent le livre des visiteurs en mentionnant leur titre de Premier ministre.

De son côté, l’Agence des sanctuaires, Jinja honchō, qui regroupe la majorité des sanctuaires shintō, s’affiche comme l’héritière du shintō officiel de Meiji et milite pour le rétablissement des liens entre l’État et le shintō. C’est devant un groupe de députés liés à cette agence que le Premier ministre Mori Yoshirō a pu dire en 2000 comme une chose allant de soi que le Japon est le pays des dieux avec l’empereur pour centre. Toutefois cette attitude des dirigeants politiques du parti au pouvoir est loin de refléter l’opinion générale plutôt indifférente.

La monarchie japonaise est la plus ancienne du monde. Pourtant on a du mal à la nommer. Il y a un empereur, mais pas d’empire. Quels sont le rôle et le rayonnement de cette monarchie dans la société japonaise moderne ?

Le Japon s’est nommé Dai nihon teikoku, l’empire du Grand Japon, depuis le milieu du XIXe siècle jusqu’en 1945. Cette appellation a laissé de très mauvais souvenirs en Asie orientale d’où son abandon après la défaite et la perte des possessions extérieures, Corée, Taiwan, Sakhaline, Kouriles. Si cela n’apparaît pas dans la dénomination officielle, le Japon est une monarchie constitutionnelle de type britannique. Comme la reine d’Angleterre, l’empereur japonais n’a aucun pouvoir si ce n’est représentatif. Il est difficile de parler de rayonnement dans la société, disons qu’il s’agit plutôt d’une institution qui ne gêne guère et qui rassure par sa continuité. Autant les nostalgiques de l’Empire du Grand Japon peuvent être bruyants sans entraîner une véritable adhésion de la population, autant les adversaires de ce régime qu’ils considèrent comme anachronique sont loin d’être populaires. Les tensions entre ces deux extrêmes n’apparaissent qu’aux moments forts de la famille impériale, funérailles, avènements, mariages. L’abdication du précédent souverain, qui renoue avec une pratique antérieure à Meiji, semble indiquer une certaine prise de distance de la maison impériale avec l’héritage parfois encombrant de la période du Grand Japon. Il a, de plus, émis le vœu d’être incinéré comme la quasi-totalité des Japonais et non plus inhumé. L’incinération ayant été apportée par le bouddhisme, les souverains surtout depuis la séparation du bouddhisme et du shintō ne pouvaient s’y soumettre.

Depuis la défaite contre les Alliés en 1945, le visage politique du Japon a été profondément remodelé. Comment la monarchie japonaise a-t-elle traversé cette période de transition ? Est-elle parvenue à se renouveler, surtout depuis l’accession au trône de l’empereur Naruhito ?

 Au moment de la défaite, le système impérial aurait pu être aboli et l’empereur jugé comme criminel de guerre au Procès de Tōkyō (1946-1948) comme les responsables nazis à Nuremberg. Désireux d’empêcher le Japon de devenir communiste au moment où se mettait en place la guerre froide, les Américains se contentèrent d’exiger la proclamation d’humanité du souverain en 1946. Il renonçait ainsi à son statut de dieu vivant, akitsu mikami. La nouvelle constitution lui retirait enfin tout pouvoir. On s’efforça alors de rendre son image plus démocratique en le faisant poser avec sa famille comme dans un cadre bourgeois. On le fit voyager à la rencontre de la population bien loin des voyages officiels d’avant-guerre et de la quasi-vénération attendue du peuple.

C’est cette image de bon père de famille qui s’est imposée pour l’empereur Shōwa (Hirohito) d’après-guerre. Son fils Heisei (Akihito) continua dans la même direction. On le vit avec l’impératrice rendre visite aux victimes de la catastrophe de Fukushima et s’agenouiller pour leur parler. L’empereur actuel (Naruhito) ne semble pas devoir apporter de grandes modifications à cette ligne de conduite.

Si les formules d’une extrême politesse ne sont plus de mise quand on s’adresse au souverain, et si on n’encourt plus de poursuite pour crime de lèse-majesté comme ce fut le cas jadis et comme cela se pratique encore en Thaïlande, il reste la pression des groupuscules d’extrême droite et des yakuzas et leurs manœuvres d’intimidations parfois violentes. Il est devenu rare d’entendre parler de « sa majesté l’empereur, tennō heika, », mais on nomme depuis Meiji, les souverains d’après le nom d’ère de leur règne, Meiji, Taishō, Shōwa, Heisei. Leur nom personnel Mutsuhito, Yoshihito, Hirohito, Akihito est certes connu, mais guère utilisé. L’empereur régnant est simplement désigné sous le nom de « l’empereur actuel, kinjō tennō ». L’emploi du nom personnel est contraire à l’usage. Son utilisation reste une sorte de provocation dans un but polémique. Les historiens de gauche peuvent ainsi parler de la responsabilité de Hirohito, et non de l’empereur Shōwa, dans la guerre de quinze ans (1931-1945).

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