<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> « La patrie bleue » : quand la Turquie regarde la mer

29 janvier 2021

Temps de lecture : 5 minutes
Photo : Bateau turc d'exploration "Piri Reis". Les frontières sont aussi sur la mer. /Credit:MEHMET OZDOGRU/A.A./SIPA/1109291133
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« La patrie bleue » : quand la Turquie regarde la mer

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Entretien avec le contre-amiral Cihat Yaycı, réalisé par Aurélien Denizeau.

 

Le contre-amiral Cihat Yaycı a été chef d’état-major de la marine turque de 2017 à 2019. Il dirige désormais le Centre de stratégie maritime et globale de l’université Bahçeşehir. Cihat Yaycı est, avec l’amiral Cem Gürdeniz, un des principaux théoriciens de la doctrine de la patrie bleue (Mavi Vatan), moteur de la stratégie turque en Méditerranée Orientale.

 

 

Le contre-amiral turc Cihat Yaycı

 

Comment définissez-vous le concept de Mavi Vatan ? Se réfère-t-il aux eaux territoriales de la Turquie, ou à sa zone économique exclusive (ZEE) ? Est-il lié à d’autres doctrines géopolitiques, comme l’eurasisme ?

La Mavi Vatan est avant tout une doctrine qui vise à défendre et à développer les droits et les intérêts de la Turquie, en s’appuyant sur le droit international. On peut considérer que des idées comme l’eurasisme, ou l’atlantisme, sont à caractère géopolitique. En revanche, la Mavi Vatan relève avant tout de questions légales. En réalité, la ZEE renvoie au territoire d’un État : certes, sa souveraineté n’y est pas totale (il garantit par exemple le droit de passage des navires étrangers), mais elle lui attribue l’exclusivité dans la recherche, l’exploitation et la préservation des ressources naturelles. C’est pourquoi on peut dire que la ZEE de la Turquie est une partie intégrante de son territoire. Avec plus de 8 000 km de littoral, cette ZEE s’étend sur 460 000 km². La doctrine de la Mavi Vatan a pour objectif de défendre la souveraineté turque sur cet espace.

 

Quelle est la position de la Turquie à l’égard des îles grecques qui se trouvent dans l’espace maritime qu’elle revendique ? Remet-elle en cause la souveraineté grecque sur ces îles ?

En premier lieu, je tiens à préciser que le débat ne porte que sur la ZEE et le plateau continental, prolongement du territoire turc. La Turquie ne revendique donc ni les îles elles-mêmes ni leurs eaux territoriales. Leur statut est très clair, elles ont été cédées à la Grèce par les accords de Paris et de Lausanne, et cette souveraineté n’est pas remise en cause. Cela étant dit, elles sont à l’origine d’un certain nombre de problèmes qui doivent être résolus.

Si nous prenons tout d’abord les îles grecques en Méditerranée orientale, en particulier l’île de Kastellórizo, elles sont utilisées par la Grèce pour revendiquer une ZEE qui bloquerait tout accès de la Turquie à la mer. Or, le littoral de ces îles ne représente que 160 km, face à une côte anatolienne de 1 870 km. Au regard de cette disproportion et de la jurisprudence du droit international, ces îles ne peuvent pas permettre la constitution d’une ZEE grecque.

D’autre part, en ce qui concerne les îles en mer Égée, un exemple récent montre la complexité du sujet : le 1er novembre, nos deux pays ont été meurtris par un terrible tremblement de terre. Les îles grecques proches de nos côtes, comme l’île de Samos, ont été frappées en même temps que l’Anatolie occidentale. En revanche, le continent grec n’a pas été touché. Cela rappelle que ces îles appartiennent au même plateau continental et qu’elles ne peuvent pas non plus justifier la création d’une ZEE grecque.

 

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Pourquoi la Turquie souhaite-t-elle tant affirmer sa présence en Méditerranée orientale ? S’agit-il uniquement d’accéder aux ressources économiques, ou bien y a-t-il des motivations politiques et stratégiques ?

En premier lieu, il y a une question de justice élémentaire : la Turquie possède les côtes les plus longues de la Méditerranée. Elle défend ses droits en fonction de cette géographie, ce qui est normal. Les îles grecques sont sur le plateau continental turc, et ne peuvent pas bloquer l’accès de la Turquie à la mer ; d’ailleurs, la vision turque est cohérente avec plusieurs décisions de la Cour d’arbitrage relatives à des cas similaires.

Par ailleurs, la Turquie doit pouvoir accéder aux ressources économiques qui sont en Méditerranée orientale, sans être exclue par les autres pays. Il y a des sources d’énergie qui doivent être partagées, mais il faut aussi que nos pêcheurs puissent accéder aux importantes ressources piscicoles de cette zone.

Enfin, il y a bien sûr des questions de sécurité. La Méditerranée orientale est devenue une zone de passage stratégique. Pourquoi la Turquie devrait-elle rester en retrait de ses propres mers, alors que des puissances extérieures cherchent à s’y implanter ? Dans les années 1930, les journaux français faisaient remarquer qu’il était impossible de s’implanter en Méditerranée orientale sans travailler avec la Turquie. C’est toujours vrai aujourd’hui, et il faudrait réussir à revenir à une coopération franco-turque, ce qui serait naturel entre alliés au sein de l’OTAN et bénéfique à nos deux pays.

 

En dehors de la Libye, quels partenariats la Turquie pourrait-elle construire en Méditerranée orientale ? Un rapprochement avec des pays comme l’Égypte ou Israël est-il envisageable ?

Bien entendu ! D’après mon expérience, les relations entre les États ne sont pas de nature idéologique, mais dépendent de leurs intérêts mutuels. Or, l’accord signé entre la Grèce et l’Égypte menace également les droits maritimes d’autres pays riverains. Il prive Israël de 4 600 km² et le Liban de 3 957 km² de ZEE. C’est un accord qui n’est pas favorable non plus aux Égyptiens, car si l’on appliquait les principes d’équité d’accès à la mer, ceux-ci disposeraient de 21 500 km² supplémentaires. La Turquie peut donc parfaitement trouver des intérêts communs avec des pays comme la Libye, l’Égypte, Israël – et bien sûr la Palestine –, le Liban ou la Syrie, en vue d’obtenir un partage des eaux plus équitable.

 

La stratégie navale turque indique-t-elle une volonté de se tourner vers l’Afrique, et au-delà vers l’espace indo-pacifique ?

La Méditerranée orientale est une région clé pour contrôler les lignes Europe-Asie-Afrique. La Turquie a une vision globale, elle s’intéresse à l’ensemble des pays qui souhaitent coopérer avec elle, ou qui peuvent avoir besoin de son aide. Mais cette extension, par exemple vers la Corne de l’Afrique ou l’océan Indien, ne répond pas à une logique impérialiste. Son extension vers l’Asie ou l’Afrique obéit à une logique de coopération économique et politique.

 

Comment concevez-vous l’avenir de la Turquie au sein de l’OTAN ? Quel équilibre le pays peut-il trouver entre son alliance américaine et de nouveaux partenaires, comme la Chine ou la Russie ?

La Turquie a été l’allié le plus dévoué de l’OTAN : pendant la guerre froide, elle était en première ligne face au bloc communiste, elle gardait les frontières occidentales. Elle est toujours restée loyale à son alliance, et elle y a consacré beaucoup de ses investissements militaires. Or, aujourd’hui, la Turquie est encore en première ligne, notamment face aux troubles du Moyen-Orient et à l’immigration illégale. Et dans ce contexte, l’Union européenne et l’OTAN devraient la traiter à sa juste valeur.

Cependant, après la guerre froide, nous sommes entrés dans un nouveau monde, qui n’est plus seulement structuré par l’Occident, mais qui voit émerger de nouveaux pôles de puissance, en Asie par exemple. Dans ce cadre, nos intérêts nous poussent évidemment à entretenir de bonnes relations avec les puissances non occidentales, comme la Russie ou la Chine. D’ailleurs, d’autres pays occidentaux suivent la même politique : la France avait proposé des navires Mistral à la Russie ; la Grèce ou Israël ont autorisé la Chine à investir dans leurs ports. Pour peser dans le monde de demain, il est naturel que la Turquie tisse aussi des liens politiques, économiques et stratégiques avec ces grandes puissances.

 

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À propos de l’auteur
Aurélien Denizeau

Aurélien Denizeau

Aurélien Denizeau est docteur en sciences politiques et auteur d’une thèse sur l’islam politique turc.
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