<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> La stratégie de la contre-insurrection de Galula

24 décembre 2021

Temps de lecture : 10 minutes
Photo : Les paras de Bigeard dans le Constantinois, 1956. SIPA
Abonnement Conflits
Abonnement Conflits

La stratégie de la contre-insurrection de Galula

par

Lorsque David Galula est envoyé en Algérie en 1956 pour combattre la guérilla de l’Armée de libération nationale (ALN), il dispose d’une solide connaissance de la guerre asymétrique. En effet, ayant été attaché militaire à Pékin, pendant la guerre civile chinoise de 1945 à 1949, il a étudié la stratégie de la guérilla maoïste. Par la suite à Hong Kong, il rencontre des officiers américains, britanniques et français ayant combattu les guérillas communistes en Corée, en Malaisie, aux Philippines et en Indochine. Il est envoyé ensuite pendant un an, de 1949 à 1950, comme observateur de l’ONU, suivre les combats de l’armée grecque aux prises avec la guérilla marxiste depuis 1946.

 

De ces douze années d’expériences de conflits asymétriques (1945-1957), David Galula va rédiger deux ouvrages en anglais Pacification en Algérie (Rand Corporation, 1963, Economica, 2008), et Contre-insurrection, théorie et pratique(Praeger, 1964, Les Belles Lettres, 2016). Ses ouvrages relativement confidentiels seront tirés de l’oubli par le général américain Petraeus, à la suite des combats contre les guérillas en Irak (2006-2007). Galula, décédé en 1967, devient ainsi un des inspirateurs du Manuel de contre-insurrection (U.S. Field Manual 3.24) de l’armée américaine dans les guerres d’Irak (2003-2011) et d’Afghanistan (2001-2021)[1]. Cette célébrité posthume lui a valu le titre de « Clausewitz de la contre-insurrection » par le général Petraeus, alors même que son action de pacification pendant la guerre d’Algérie a été injustement oubliée pendant près de cinquante ans par l’armée française et les historiens français. Galula a le mérite d’avoir été à la fois un théoricien et un praticien de la contre-insurrection. Son action de pacification nourrissant sa théorie de la contre-insurrection et inversement. Néanmoins, le sous-quartier de pacification dans lequel il agit est très spécifique et n’est pas toujours comparable tant par la géographie, la population, les moyens déployés et le niveau d’insécurité à d’autres pays déstabilisés par les guérillas passées ou présentes.

À lire également

Nouveau hors-série : Armée de terre, le saut vers la haute intensité

Le sous-quartier de pacification du djebel Aïssa Mimoun

En 1956, le capitaine Galula reçoit le commandement d’une compagnie au sous-quartier du djebel Aïssa Mimoun. Cette commune de 7 000 habitants, située sur les flancs d’une montagne de Kabylie, se trouve à 5 km au nord-est de la ville de Tizi Ouzou. Les compagnies du 45e BIC (bataillon d’infanterie coloniale) sont chargées de contrôler ce quartier de pacification. Le sous-quartier de la 3e compagnie de Galula comprend les villages d’Igonane Ameur, de Bou Souar, d’Ighouna et du Grand Remblai avant de s’étendre à deux autres villages.

Le rôle de pacification est normalement de la responsabilité du chef de SAS (Section administrative spécialisée)[2]. Cet officier, représentant l’administration préfectorale sur le plan local, est chargé de reprendre contact avec la population. Avec son personnel civil et sa trentaine de supplétifs militaires algériens, l’officier SAS est chargé de développer sur tous les plans leur circonscription. Il reconstruit les écoles incendiées par l’ALN et scolarisent les enfants, les garçons comme les filles. Il soigne les malades en mettant en place une assistance médicale gratuite. Il recense les habitants pour leur octroyer des droits sociaux et les faire voter pour désigner leurs élus municipaux. Il améliore l’agriculture, construit des routes et des maisons pour les personnes regroupées. Il crée des chantiers de travail pour les hommes au chômage et distribue des secours. Proche de la population, l’officier SAS est chargé de régler les conflits (chicayas) entre les habitants se transformant en une sorte de juge. Sur le plan militaire, les SAS démantèlent l’organisation politico-administrative du FLN et recueillent des renseignements sur l’ALN. Elles protègent les villages avec leurs supplétifs. Elles contrôlent le ravitaillement et les allées et venues de la population pour éviter tout contact avec « les rebelles ». Les officiers SAS peuvent même armer en autodéfense les villages. La mission des officiers SAS est bien résumée par D. Galula : « Cantonner les troupes à des tâches purement militaires à l’heure où certaines actions urgentes ou vitales doivent être entreprises […] n’aurait pas de sens. Le soldat doit être préparé à tenir chacun des rôles clés de cette situation : il doit pouvoir être à la fois un travailleur social, un conducteur de travaux, un instituteur, un infirmier ou même un chef scout[3]. »

Le sous-quartier de pacification repose donc sur des troupes fixes et des troupes mobiles, des unités chargées à la fois de pacifier (en améliorant les conditions de vie des populations) et d’autres de combattre l’ALN, ainsi que de démanteler les organisations politico-administratives qui renseignent et apportent un soutien logistique à la guérilla (collecte de l’impôt révolutionnaire, hébergement, approvisionnement). L’ALN peu nombreuse, 25 hommes divisés en deux groupes, se manifeste par l’incendie de l’école, l’assassinat d’Algériens francophiles, des embuscades contre des véhicules civils ou des patrouilles et des tentatives de désertion de membres de l’autodéfense d’un village.

« La recette » de Galula pour pacifier une région

Contrairement aux théoriciens de l’école française de la guerre révolutionnaire apparue pendant la guerre d’Algérie, comme le colonel Charles Lacheroy, le colonel Jean Nemo, le colonel Roger Trinquier, le capitaine Jacques Hogard, le capitaine Galula propose une stratégie de la contre-insurrection reposant sur une méthode très simple, composée de huit étapes, similaire à une recette de cuisine. Cette méthode a le mérite d’être compréhensible par tous, du militaire du rang, du sous-officier à l’officier, ce qui explique son adoption par l’armée américaine en Irak et en Afghanistan.

La première étape consiste à concentrer le plus grand nombre de troupes pour affaiblir la guérilla, réduire ses capacités offensives au maximum et la réduire à un rôle défensif. Cette étape est essentielle pour le succès des suivantes. Le djebel Aïssa Mimoun se trouve en Kabylie considérée comme une région stratégique par l’armée française en raison de sa proximité avec Alger et de l’existence d’un des deux épicentres de la rébellion. La France a concentré six bataillons, une unité de contre-guérilla pour quadriller la région et 77 SAS.

Dans la deuxième étape, il demande d’« affecter un volume de troupes suffisant pour empêcher tout retour en force des insurgés et installer des unités dans chaque hameau ». En rapprochant les unités de la population, l’objectif est de protéger les instances politiques locales et de leur permettre de participer à la vie locale. Le risque de cette étape est qu’en dispersant les unités, on les rende plus vulnérables à des attaques surtout si les opérations n’ont pas suffisamment affaibli la guérilla. De plus, dispersées et réduites en nombre, les unités peuvent être moins efficaces pour venir au bout de la guérilla. Galula est conscient de ces deux risques : il entraîne donc ces unités à intervenir en cas d’embuscade. Si une patrouille est attaquée, l’unité la plus proche de l’embuscade établit une ligne défensive, tandis que les unités des alentours convergent vers le lieu de l’embuscade. Pour compléter les effectifs statiques destinés à contrôler la population, il crée un commando de 20 hommes composé de quatre volontaires par compagnie à l’échelle du quartier chargé de traquer l’ALN annonçant ce que seront les commandos de chasse.

Arrive ensuite la troisième étape qui consiste à « nouer des liens avec la population et à contrôler ses mouvements pour briser les liens avec la guérilla ». Il souhaite que la population ne soit pas traitée en ennemi par les troupes loyalistes et qu’elle profite « d’actions qui lui sont directement bénéfiques ». Au lieu de laisser les SAS agir dans ce domaine, il incite ses soldats à s’occuper également des besoins de la population. Il ouvre ainsi deux écoles, dès octobre 1956, scolarisant 42 élèves. Un an plus tard, ce sont plus de 950 élèves qui sont scolarisés. Les instituteurs sont recrutés parmi les militaires.

Deux chantiers sont mis en place pour la construction du bordj (fort) de la SAS et d’une piste, ce qui permet d’embaucher 100 à 120 ouvriers six jours par semaine, huit heures par jour. Des vivres (280 kg de blé et 280 kg de semoule) sont distribués par la SAS aux nécessiteux. La compagnie de Galula construit des baraques dans le village d’Akaoudj avec l’aide de la population. L’Assistance médicale gratuite permet de soigner 500 personnes par mois dans les villages. Mais l’aide à la population se double d’un contrôle de celle-ci : « Finalement les rebelles savent que leur guérilla aura perdu si nous arrivons à leur succéder en les isolant de la population[4]. » La population est recensée, ce qui permet de repérer tout étranger au village. Un système de laissez-passer permet de contrôler les déplacements de la population et ceux qui en sont démunis s’exposent à des amendes.

Une guérilla ne pouvant survivre sans le soutien de militants actifs infiltrés au sein de la population, la quatrième étape a pour but de « détruire l’organisation politique locale des insurgés ». Dans son ouvrage Contre-insurrection, il explique : « La nécessité d’éliminer les agents politiques de l’insurrection est évidente. La difficulté est de le faire rapidement et de façon efficiente, avec un minimum d’erreurs et de contestation. » Le FLN, qui a détruit la seule école au djebel Aïssa Mimoun, voit son influence contrecarrer par la politique de scolarisation de la SAS et de l’armée. Le FLN réagit, par le biais de l’OPA, en menaçant les parents des enfants scolarisés de s’attaquer à leurs enfants et lance un mot d’ordre de boycott de l’école. L’afflux de renseignements à la SAS montre que la population est hostile à la politique du FLN. L’OPA change de stratégie et incite tous les parents à scolariser leurs enfants pour mettre en difficulté la politique de scolarisation.

Pour reprendre son influence sur la population, l’OPA lance des opérations de boycott temporaire de l’école et des chantiers de travail, ainsi que des fermetures des commerces. Galula réplique en menaçant de consigner quinze jours la population des villages suivant les mots d’ordre du FLN ou de l’obliger à faire des corvées de travail aux hommes. Prise en étau, la population révèle le nom des chefs et des militants de l’OPA de chaque village. Néanmoins, des OPA subsistent, mais qui restreignent leurs activités au seul prélèvement des impôts. Pour contrecarrer la propagande du FLN, Galula attribue à chaque équipe de militaires un quartier du village pour y faire de la propagande : « Muni d’un carnet sur lequel il consigne le thème de propagande du jour, le nom des habitants à qui il l’expose, la durée du contact, les réactions du sujet. » L’analyse des carnets, sorte de sondage d’opinion avant l’heure, lui permet de se faire une idée de l’état d’esprit de la population.

Après avoir éliminé l’OPA, il faut trouver des interlocuteurs locaux qui puissent soutenir la politique de pacification menée par l’armée. La difficulté pour Galula et le chef de SAS est de sélectionner les bons interlocuteurs… La cinquième étape consiste donc à « organiser des élections locales pour désigner de nouveaux dirigeants provisoires ». Les élus étant menacés de mort par le FLN, les notables les plus compétents se défilent. Galula se voit contraint d’en désigner de force, quant aux autres, ils ne sont pas représentatifs et ont été mis en avant par la population pour se dédouaner à la fois vis-à-vis de l’armée française et du FLN. Il se pose d’emblée le problème de la compétence des nouveaux élus souvent analphabètes.

Dans la sixième étape, David Galula explique : « Le succès final des opérations de contre-insurrection dans la population se mesure à l’efficacité des dirigeants nouvellement élus. […] Il convient donc à ce stade de tester ces nouveaux dirigeants. Le principe de leur mise en œuvre est simple : on leur confie des missions concrètes et on les juge sur leurs capacités à les remplir. » Cette étape comporte un aspect politique et un aspect militaire (impliquer la population dans les unités de défense). Pour Galula, tester les dirigeants locaux signifie qu’il faut les mettre à l’épreuve pour tester leur efficacité, mais également leur fidélité. Si certains élus arrivent à bien gérer leur commune, d’autres font des travaux jugés inutiles ou coûteux, comme une mosquée ou une route inutile, ce qui oblige David Galula à intervenir pour mieux utiliser les crédits, comme il le reconnaît : « Il est impossible de s’affranchir au départ d’une certaine dose de paternalisme du loyaliste vis-à-vis des nouveaux dirigeants, puisque ces derniers sont […] mal formés. » Dans cette étape, il faut engager militairement la population du côté de la contre-insurrection, qu’elle doit renforcer et finir à long terme par se substituer à l’armée. Pour Galula, « la victoire est acquise et la pacification s’arrête quand la plupart des forces de contre-insurrection peuvent se retirer sans problème, laissant la population se prendre en charge elle-même […]. Il est donc nécessaire de faire participer activement la population à l’effort de contre-insurrection. » L’implication militaire de la population dans le conflit doit se faire en organisant une autodéfense dans chaque commune (une unité statique défensive), en créant une harka (une unité mobile offensive), en laissant la population s’occuper elle-même de la sécurité de son territoire (par le renseignement) et en laissant aux leaders locaux le travail de propagande pour contrer les arguments de l’insurrection. Dans le sous-quartier de Galula, quatre autodéfenses se créent spontanément après deux assassinats et non de l’incitation de l’armée. Une harka est mise en place : les personnes non fiables sont refusées par le capitaine Galula qui s’appuie sur l’avis des maires et de personnes locales de confiance.

Les deux dernières étapes doivent consister à former un mouvement national, force politique alternative à l’insurrection, et à neutraliser les derniers groupes rebelles. Toutes les étapes s’accompagnent d’une opération de communication à destination des populations du théâtre d’opérations, des unités engagées, des insurgés et de l’opinion publique. Tous les médias (presse, tracts et radio), français comme étrangers, doivent être utilisés et s’adapter au différent public. Il a ainsi l’idée d’enregistrer l’interrogatoire d’un prisonnier et de le diffuser à la radio. Il invite même la presse à visiter son sous-quartier et à rester plusieurs jours sur place.

Le résultat de la stratégie de la contre-insurrection de Galula est ambivalent. Son action permet à ses unités de nouer des relations avec la population, de la mettre en confiance en faisant des réalisations concrètes à son bénéfice, à obtenir du renseignement, à l’impliquer dans sa défense et à démanteler une partie de l’infrastructure clandestine. En revanche, on retrouve dans son sous-quartier en Algérie en 1958, comme plus tard pour l’armée américaine en Afghanistan en 2021, les mêmes limites de cette stratégie de contre-insurrection. Il y a l’illusion de croire qu’un an de pacification puisse changer définitivement la situation politico-militaire sur le terrain ; on sous-estime la capacité de résilience du réseau de soutien à la rébellion qui se reconstitue à chaque arrestation ; on méconnaît le double jeu des élus ; on refuse de reconnaître l’incompétence et la corruption des nouvelles autorités ; enfin l’infiltration des unités supplétives par la rébellion l’alimente en renseignement et en armement qui lui permettent de reprendre l’initiative sur le terrain.

Une partie de l’échec de la contre-insurrection incombe à Galula lui-même qui a procédé de manière hâtive aux différentes étapes obtenant de bons résultats à court terme, mais en en créant d’autres qui vont s’avérer désastreux pour la pacification à long terme. En effet, en intégrant au cœur de son dispositif civil et militaire des éléments non fiables qu’il n’a pas su suffisamment « tester » ou « purger », ceux-ci ont remis en cause les résultats obtenus à la moindre faiblesse du dispositif militaire.

 

Le sous-quartier du 3/45e BIC

Source : Gregor Mathias, David Galula, Economica, 2012. Cartographie de François Guizou.

À lire également

À propos de la guerre civile. La stasis de Corcyre (Thucydide, III, 82)

 

[1] Gregor Mathias « Les redécouvertes américaine et française du stratège atypique David Galula », 14 octobre 2019, site Conflits, Les redécouvertes américaine et française du stratège atypique David Galula | Conflits (revueconflits.com)

[2] Gregor Mathias, Les sections administratives spécialisées en Algérie, entre idéal et réalité, L’Harmattan, 1998.

[3] David Galula, Contre-insurrection, Economica, 2008. Sauf mention contraire toutes les citations sont tirées de cet ouvrage.

[4] David Galula, Pacification in Algeria 1956-1958, Rand, 2006, p. 63-64.

À propos de l’auteur
Gregor Mathias

Gregor Mathias

La Lettre Conflits
3 fois par semaine

La newsletter de Conflits

Voir aussi

Pin It on Pinterest