<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> La Turquie et la Libye – Les portes de l’Afrique

16 novembre 2020

Temps de lecture : 7 minutes
Photo : Un drone Bayraktar TB2 de fabrication turque (c) Sipa AP22409284_000001
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La Turquie et la Libye – Les portes de l’Afrique

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Qualifiée d’impérialiste par ses détracteurs, voire de néo-ottomane, la décision des autorités turques d’intervenir en Libye s’inscrit dans le cadre bien plus prosaïque d’enjeux stratégiques et géoéconomiques majeurs pour Ankara.

 

Le conflit en Libye est celui d’un vaste camaïeu d’acteurs, essentiellement non libyens. Deux grands pôles s’y affrontent : d’un côté le gouvernement de Fayez el-Sarraj, basé à Tripoli et reconnu par les Nations unies, et de l’autre celui du maréchal Khalifa Haftar, ancien général de Mouammar Kadhafi basé à Tobrouk, soutenu par un conglomérat de forces rassemblées sous la bannière de l’autoproclamée « Armée nationale libyenne ». Le premier, proche des Frères musulmans, peut compter essentiellement sur le soutien de la Turquie et du Qatar ; le second, qui se présente comme le pourfendeur de l’islam politique et du terrorisme, attire à lui la France, la Russie, l’Égypte, les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite.

La Libye n’apparaît pas comme un théâtre d’opérations anodin pour la Turquie : ancienne propriété de la Sublime Porte jusqu’à ce que Rome l’en chasse en 1912, la Libye revêt pour Ankara d’indubitables souvenirs de grandeur et recèle la promesse d’une expansion de l’aire d’influence turque. Toutefois, l’investissement militaire et politique turc en Libye apparaît également motivé par des considérations géoéconomiques majeures – il y est notamment question de l’exploitation de substantiels gisements gaziers en Méditerranée orientale – ainsi que politiques, la présidence turque s’employant à renforcer et promouvoir les partis islamistes dans la région face à un front de pays arabes s’opposant à l’émergence d’un islam politique mettant en péril leur pouvoir.

 

Un enjeu économique colossal pour Ankara

 

Une « mer de gaz » : c’est ainsi que le géant pétrolier italien ENI caractérisait la mer Méditerranée dans un communiqué publié début 2020. De fait, si la guerre civile actuelle en Libye remonte au mois de mai 2014 et que la Turquie apporte un soutien politique soutenu à Fayez el-Sarraj depuis sa désignation à la tête du gouvernement d’entente nationale en décembre 2015, c’est en 2019 que l’investissement turc auprès de son allié tripolitain prend une tout autre ampleur.

En effet, inquiétés par les discours de la primature turque annonçant en 2018 de prochaines missions de forage exploratoire en Méditerranée orientale, les gouvernements chypriote, égyptien, israélien, italien, grec, jordanien et palestinien décident le 16 janvier 2019 de mettre sur pied un « Forum du gaz en Méditerranée orientale » (EMFG) afin de superviser, dans le dialogue et la coopération, l’émergence d’un marché du gaz particulièrement prometteur dans les eaux de l’est méditerranéen dont la valeur serait estimée à 700 milliards de dollars. Malgré les assurances d’Athènes quant à la possibilité, pour Ankara, d’intégrer l’EMFG à condition d’en respecter la charte, cet accord excluait distinctement la Turquie tout en opposant un front uni à ses prétentions économiques dans la zone. L’EMFG s’est réuni à nouveau en juillet 2019 et a gagné concomitamment le soutien des États-Unis et de l’Union européenne.

En réponse à la création de l’EMFG et à la mise sur pied de cette coalition jugée « antiturque », Ankara signe avec Tripoli en novembre 2019, à Istanbul, un traité de coopération militaire et sécuritaire doublé d’un accord économique : ce dernier prévoit l’extension des plateaux continentaux turcs et libyens partant de leur zone économique exclusive (ZEE) respective. Sans davantage de fondement juridique, le traité acte la création d’un couloir maritime économique reliant la Turquie à la Libye, leur octroyant par la même occasion la libre exploitation des ressources s’y trouvant ; ces dernières s’avérant, fort opportunément, particulièrement riches en hydrocarbures. Cet accord, dénoncé par les puissances de l’EMFG, permet ainsi à la Turquie de se libérer du goulot d’étranglement maritime dans lequel ses concurrents méditerranéens l’avaient placée tout en s’offrant les services d’un nouvel allié dans la région.

Si l’enjeu géoéconomique semble ainsi indubitable, la Turquie ne disposant que d’une ZEE particulièrement étriquée en raison de la constellation d’îles grecques à proximité immédiate de son littoral, l’enjeu politique de l’intervention turque en Libye est également de taille ici : si le gouvernement de Tripoli s’effondre sous les coups de boutoir du maréchal Haftar, la Turquie ne perdra pas seulement l’accord économique de novembre 2019, mais surtout un précieux allié dans la région.

 

A écouter aussi : Podcast – Gisement de gaz en Méditerranée orientale

 

Les frères d’Ankara

 

Le gouvernement de Fayez el-Sarraj s’avère proche des Frères musulmans. La confrérie islamiste ne compte pas le président Erdoğan comme l’un de ses membres, mais certainement comme un très grand sympathisant, l’accueil à Istanbul de responsables du Hamas par la présidence turque en août 2020 tend à le prouver, tout comme l’organisation de la conférence internationale des Frères musulmans dans l’ancienne capitale ottomane en septembre 2019.

Aspirant à promouvoir un islam politique à l’étranger comme elle s’emploie à le faire en Turquie, la présidence turque soutient ainsi de plus en plus ouvertement les partis et mouvements islamistes à travers le monde. Cependant, Recep Tayyip Erdoğan ne démontre ici aucune allégeance aux Frères musulmans ni ne promeut une quelconque forme de panislamisme : son soutien à la confrérie islamiste et à ses filiales est davantage motivé par son souhait de renforcer la stature régionale de la Turquie grâce au soutien reconnaissant de la puissante toile militante transnationale qu’incarnent les Frères musulmans. L’affrontement entre partisans des Frères musulmans et leurs opposants en Libye ne suffit certainement pas à expliquer à lui seul le conflit, mais permet d’en éclairer l’un des axes majeurs, et à bien des égards, l’un des principaux vecteurs de l’offensive turque.

En effet, les soutiens du maréchal Haftar, au premier rang desquels les Émirats arabes unis, l’Arabie saoudite et l’Égypte, s’avèrent également être les plus farouches adversaires des Frères musulmans. Un profond clivage idéologique et politique sépare en effet partisans et opposants de la confrérie islamique : là où les Frères musulmans aspirent à créer de véritables républiques islamiques dans les pays à majorité musulmane, les Saoudiens ou les Émiratis conçoivent leur régime politique sur l’idée de la filiation et du népotisme. Un agenda théocratique républicain comme celui de la confrérie islamique représente donc une menace évidente pour les monarchies s’opposant à leur essor. Ces tensions ont par ailleurs dépassé le simple volet idéologique pour se transformer en conflit politique durant le Printemps arabe en 2011, les Frères musulmans étant parvenus à s’imposer en certaines occasions comme la première force politique dans des pays stratégiques comme l’Égypte au grand dam des monarchies du Golfe.

Si les enjeux économiques et politiques ont incarné les principales motivations de l’investissement turc en Libye, l’intensification des tensions diplomatiques en Méditerranée orientale a par ailleurs coïncidé avec celle des affrontements en Tripolitaine et, plus particulièrement, des opérations militaires conduites par le maréchal Haftar. Début avril 2019, l’homme fort de Tobrouk, galvanisé par l’envoi à son profit de plusieurs milliers de mercenaires de la société russe Wagner, lance une vaste offensive contre son adversaire tripolitain ; ce dernier accuse rapidement de substantielles pertes territoriales et, en quelques jours, les premières escarmouches atteignent la banlieue de Tripoli.

 

Une intervention militaire turque déterminante

 

Constatant la quasi-imminence d’une victoire du maréchal Haftar, la Turquie entre en scène militairement et procède à l’envoi de matériel de guerre : le 9 mai 2019, 30 véhicules blindés de combat d’infanterie (VBCI) de manufacture turque, les Kirpi II, débarquent au sein du port de Tripoli. Les jours qui suivront verront l’arrivée de véhicules blindés lourds et de drones. En violation complète de l’embargo sur les armées édicté par l’ONU à l’encontre de la Libye, Ankara livre de substantielles quantités de matériel militaire à Tripoli. Fort du soutien turc, Faïez el-Sarraj reprend rapidement le dessus et inflige un sérieux revers à l’ANL devant Tripoli en juin 2019, contraignant au repli une partie du contingent Wagner.

C’est dans ce cadre que s’inscrit la signature, le 27 novembre 2019, des deux accords économique et militaire entre la présidence turque et la primature tripolitaine ; le traité sécuritaire prévoit l’installation de bases turques en Libye et l’envoi de formateurs et de conseillers à destination des forces de Faïez el-Sarraj. L’implication militaire directe de la Turquie en Libye est définitivement scellée le 2 janvier 2020 lorsque la grande assemblée nationale à Ankara donne son approbation à l’envoi de troupes turques en Libye. Si de nombreux conseillers et pilotes de drone sont effectivement envoyés sur le sol libyen, la présidence turque décide de ne pas engager directement des soldats turcs dans les affrontements et mobilise, à la place, ses mercenaires syriens de la mal-nommée « Armée nationale syrienne » (ANS).

L’ANS, composée essentiellement d’Arabes et de Turkmènes, compte dans ses rangs un grand nombre d’anciens combattants de l’État islamique ou d’autres groupes djihadistes et islamistes. Motivés par l’appât du gain, ils ont été de toutes les opérations turques en Syrie, de « Bouclier de l’Euphrate » en 2016 à « Source de Paix » en 2019, en passant par « Rameau d’Olivier » en 2018. Aujourd’hui, les effectifs de l’ANS déployés en Libye seraient proches des 7 000 hommes ; généreusement payés pour la plupart (certaines sources évoquent des salaires oscillant de 2 000 à 3 000 dollars mensuels), ces mercenaires ont parfois été contraints par Ankara, sous la menace ou le chantage, de participer aux opérations en Libye.

Si le pragmatisme des motivations économiques et politiques de l’intervention turque en Tripolitaine apparaît désormais incontestable, un moteur idéologique, ou plutôt doctrinal, semble également à l’œuvre dans une moindre mesure ; la Turquie semble en effet encline à s’impliquer dans les pays et régions ayant appartenu autrefois à l’Empire ottoman, renforçant la théorie, répandue aujourd’hui, d’une politique « néo-ottomane » menée par la présidence turque ; celle-ci ne manque pas, d’ailleurs, de glorifier régulièrement le passé impérial de la Turquie.

De fait, l’intervention turque a été justifiée à de nombreuses reprises par différentes figures politiques turques comme nécessaires à la protection du « peuple frère libyen », des « Turcs libyens » ou encore de celle « des petits-enfants d’Ottomans ». Toutefois, si le passé ottoman de la Libye s’avère opportun pour Ankara, son poids dans le processus décisionnel d’une intervention en Tripolitaine apparaît notoirement mineur face au prosaïsme des enjeux géoéconomiques et politiques évoqués précédemment.

L’intervention turque en Libye apparaît ainsi profondément pragmatique et dynamisée par deux enjeux majeurs : celui d’un accès aux richesses sous-marines de la Méditerranée et d’un renforcement de la stature régionale de la Turquie par un soutien appuyé aux mouvements islamistes. L’aspect doctrinal n’y occupe qu’un rôle mineur, mais permet au président Erdoğan d’en jouer sur la scène politique turque afin de flatter ses indispensables alliés ultra nationalistes du Parti d’action nationaliste (MHP). L’engagement turc a toutefois fortement cristallisé les tensions avec ses voisins régionaux, au premier rang desquels l’Égypte qui a menacé la Turquie, le 21 juillet dernier, d’une opération directe en Libye afin de soutenir le maréchal Haftar. Malgré ces fortes crispations diplomatiques, l’intervention turque en Libye n’en reste pas moins un incontestable succès pour Ankara, tant sur le plan militaire que diplomatique : audacieuse, et à bien des égards très risquée, cette intervention a permis d’accroître l’influence de la Turquie et de la hisser davantage au rang des puissances incontournables sur la scène internationale.

 

 

À propos de l’auteur
Emile Bouvier

Emile Bouvier

Émile Bouvier a travaillé au ministère des Armées, notamment au Centre de planification et de conduite des opérations (CPCO), à l’état-major des armées dans une cellule d’analyse géopolitique, ou encore en mission de défense (MdD) en Turquie.
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