<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> L’agonie des Tatars de Crimée

8 décembre 2025

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L’agonie des Tatars de Crimée

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Les Russes les avaient chassés de leurs maisons à l’époque du tsar et de l’Union soviétique. Avec la Crimée de nouveau sous le contrôle de Moscou, les Tatars – la communauté musulmane autochtone de la région – « sont en danger d’extinction », selon les termes de Refat Chubarov.


Article original à retrouver sur Limes, revue italienne de géopolitique et partenaire de Conflits.

Par Cecilia TOSI – Journaliste, rédactrice de Rainews24. Elle a collaboré avec Limes, East, Repubblica.it, Outreterre.


Chubarov est l’un des dirigeants en exil de ce peuple turcophone qui a vécu mille exodes et qui regroupe aujourd’hui environ 250 000 personnes dans la péninsule de la mer Noire. En 2014, il a quitté la Crimée pour Kiev avec des dizaines de milliers de personnes lorsque le Kremlin a interdit l’organe qu’il présidait, le Mejlis : une sorte de Grand conseil des Tatars de Crimée. « Les Russes finiront le travail commencé par le tsar et poursuivi par Staline qui, en trois jours, en 1944, déporta 190 000 Tatars de Crimée vers l’Ouzbékistan. Ils veulent effacer notre identité », a-t-il expliqué.

Arrestations extrajudiciaires, persécutions et discriminations

Chubarov dénonce les tentatives russes d’annuler l’essence même de son peuple en sapant ses deux piliers : la religion musulmane et la langue tatare. Des caractéristiques que les Tatars partagent avec des peuples d’États n’appartenant pas à la Fédération (notamment la Turquie), ce qui les rend aux yeux de Moscou de possibles agents étrangers, instigateurs ou promoteurs de désagrégation. La stratégie du Kremlin en Crimée, comme dans tous les territoires russes à forte présence islamique, vise l’assimilation : contrôler les autorités religieuses et les activités culturelles, réprimer la dissidence et les tentatives d’autogestion, limiter les liens avec les États « frères » et, enfin, absorber les institutions locales pour « russifier » les peuples potentiellement autonomistes.

Carte de Laura Canali – 2022

Selon Chubarov et les autorités de Kiev, l’élimination de la dissidence passe surtout par les arrestations de Tatars sous le prétexte d’accusations d’extrémisme religieux. Une pratique qui a atteint son apogée le 15 octobre 2025, lorsque les autorités russes ont arrêté quatre jeunes femmes tatares en les accusant de faire partie de Hizb ut-Tahrir, une organisation religieuse qualifiée de « terroriste ». « L’une de ces femmes a cinq enfants, une autre est institutrice en maternelle », s’emporte Chubarov. « Elles sont très jeunes, pacifiques, n’appartiennent à aucun groupe subversif, mais elles ont été accusées de terrorisme et mises à l’isolement. » Les quatre femmes risquent entre 13 et 19 ans de prison : en détention, on les a forcées à retirer leur voile et soumises à des examens psychiatriques. Jusqu’en 2014, dit Chubarov, aucun Tatar en Ukraine n’avait jamais été jugé pour extrémisme ou terrorisme – et jusqu’en 2025 aucune femme n’avait été arrêtée en raison de cette accusation.

Les proches des quatre femmes, cependant, ne se sont pas laissé faire. À seize personnes, ils ont pris une camionnette et se sont dirigés vers Moscou pour rencontrer la médiatrice russe des droits de l’homme, Tatyana Moskalkova. Résultat : ils ont été arrêtés eux aussi, quatre fois. Ils ont été interceptés en route, parfois parce que « soupçonnés d’extrémisme », d’autres fois pour « infractions à l’ordre public » ou « infractions contre l’administration ». Ce sont les mêmes chefs d’accusation qui, depuis 2014, ont été retenus en Crimée contre plus d’une centaine de Tatars considérés comme prisonniers politiques par les défenseurs des droits humains. Certains ont été déchus de leur citoyenneté, d’autres menacés d’être déportés en Ouzbékistan, comme ce fut le cas en 1944 avec Staline.

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Chubarov affirme que, « pour les piéger », les Russes espionnent les Tatars dans les mosquées – leurs lieux d’agrégation les plus importants. Ils installent des caméras, interceptent les appels téléphoniques et les accusent d’être membres de l’organisation religieuse Hizb ut-Tahrir, souvent assimilée à d’autres organisations salafistes fondamentalistes parce qu’elle prône l’unité des musulmans dans un califat mondial et rejette l’ordre démocratique, tout en reniant la violence et sans avoir jamais commis d’acte terroriste ni en Russie ni en Ukraine. En Crimée, l’organisation a toujours été minoritaire et n’a exercé une certaine influence que grâce à ses revendications sociales liées au fort chômage et à la défiance envers la capacité du Mejlis à améliorer les conditions de vie des Tatars. Pour Moscou, c’est une étiquette de terrorisme facile à appliquer à quiconque ne lui est pas agréable.

L’incarcération est également prévue pour ceux qui ne veulent pas participer à « l’opération militaire spéciale » en Ukraine. « Pour renforcer les rangs, Moscou oblige criminels et drogués à s’enrôler, en promettant d’effacer leur peine en échange de leur service », dit Chubarov. Les « déviants » sont aussi raflés par d’autres stratégies comme l’Opération Deliberator, lancée fin novembre pour retrouver les personnes « qui éludent l’obligation de suivre un parcours de réhabilitation de la toxicodépendance ».

Les organes de représentation sont également dans le viseur de Moscou. Avant l’occupation russe, les Tatars disposaient d’une assemblée élue – le Kurultaï (250 membres) – qui élisait à son tour un Conseil – le Mejlis, composé de 33 membres. Aujourd’hui, seul le Kurultaï existe encore. Les Russes ont interdit le Mejlis en 2016, le qualifiant « d’organisation extrémiste capable seulement de servir les intérêts étroits et égoïstes de certains politiciens ».

Enfin, la langue. Chubarov se plaint que « les écoles et les médias tatars ont été fermés, nos manuels scolaires interdits ». Si en 2014 il y avait 384 cours en tatar dans les écoles de la péninsule, il n’en reste aujourd’hui que 119. À Sébastopol, par exemple, durant l’année scolaire 2024/2025, il n’existait aucun niveau scolaire – de la maternelle au lycée – dans lequel on enseignait en tatar. En janvier 2024, saisie par Kiev, la Cour internationale de justice a jugé que la réduction de l’enseignement en langue ukrainienne et tatare après 2014 constitue une « violation de l’obligation d’éliminer la discrimination raciale ». Cependant, les juges ont rejeté les accusations ukrainiennes portant sur une « vaste discrimination ethnique » et sur le prétendu soutien russe au terrorisme. Moscou a accueilli le verdict comme la confirmation qu’« en Crimée, il n’y a pas de discrimination envers Tatars et Ukrainiens ». En réalité, la Cour n’exclut pas la discrimination, mais estime qu’elle vise des opposants politiques, non une ethnie.

© Laura Canali

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Les leaders de la branche islamique majoritaire – hanafite ou « traditionnelle » – sont cooptés, tandis que la chaîne télévisée tatare Millet, créée par le Kremlin, souligne que « les mosquées tatares sont restaurées et valorisées ». À Bakhtchissaraï – la « capitale » du khanat tatar de Crimée – a été inauguré en 2022 un mémorial dédié à la déportation : un geste conforme au décret promulgué par Poutine en 2014 pour la « réhabilitation des déportés ». L’objectif est de reconnaître symboliquement la persécution et d’assurer un soutien, y compris économique, pour protéger leur identité. Un décret qui, selon les autorités, « démontre la compréhension du président pour les problèmes des Criméens ».

La politique d’assimilation passe aussi par la mise en relation des Tatars de Crimée avec les autres musulmans de Russie et des républiques ex-soviétiques qui gravitent encore autour de Moscou. Avec l’Ouzbékistan, par exemple – où vivent encore plusieurs dizaines de milliers de Tatars, héritiers de ceux qui furent déportés par Staline – une liaison directe Tachkent-Simferopol a été activée et des rencontres culturelles sont organisées pour partager les « traditions ethnoculturelles communes ».

Mais c’est surtout avec le Tatarstan russe que les liens sont encouragés. En 2014, le président Rustam Minnikhanov visita à trois reprises Sébastopol pour convaincre les Tatars de Crimée, avec lesquels il partage des racines turcophones et la foi islamique, de ne pas craindre de persécutions de la part de Moscou et de voter « oui » à l’annexion. Gazeta.ru soutient toutefois qu’il rencontra des dirigeants inflexibles, qui aujourd’hui encore « peinent à changer d’opinion ». Ce serait, suppose le site, la raison du renouvellement constant du personnel : « au moins 100 fonctionnaires de tous niveaux sont remplacés (licenciés ou emprisonnés) chaque année ». En 2021, lors d’une rencontre à Simferopol entre universitaires des deux régions sur la préservation de la langue, une « situation désastreuse » est apparue car « horaires, nombre d’enseignants et manuels sont absolument insuffisants ». Au point que le directeur de l’Institut de recherche philologique s’est emporté : « Il n’existe pas de solidarité pan-tatare. Elle était plus vive et plus forte sous la souveraineté ukrainienne. »

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En parallèle, la Turquie a toujours soutenu les Tatars de Crimée et les a accueillis lors de leurs nombreux exodes en vertu de la proximité ethnolinguistique. Mais que fait-elle aujourd’hui pour eux ? Peu, selon Chubarov : « Bien qu’Ankara reste l’un des alliés les plus fidèles de l’Ukraine, elle ne peut pas trop se compromettre en raison de sa relation “ambiguë” avec la Russie. » En 2015, la Turquie a envoyé en Crimée une commission d’observation du respect des droits humains, qui a constaté que les Tatars sont « forcés d’acquérir la citoyenneté russe, privés du droit à un procès équitable et impartial, et fortement limités dans leurs droits religieux ». Un rapport qu’Erdoğan a remis personnellement à Poutine.

Aujourd’hui, cependant, Erdoğan est beaucoup plus prudent. En 2024, Zelensky a nommé ambassadeur à Ankara le vice-président du Mejlis, Nariman Dzhelyal, récemment libéré après trois ans de prison russe. Cette année, Dzhelyal devait rencontrer le président turc pour demander la création d’un comité international de surveillance pour la Crimée, mais Erdoğan a annulé la rencontre : selon un de ses conseillers, « ce n’est pas le bon moment ». Car le président turc souhaiterait que les négociations entre la Russie et l’Ukraine aient lieu à Istanbul.

© Laura Canali

« Si la Crimée reste entre les mains des occupants, nous donnerons à Poutine la permission de nous exterminer », déclarent Chubarov et Mustafa Djemilev, prédécesseur de Chubarov au Mejlis et député à Kiev depuis 1998. En septembre 2025, Djemilev a affirmé lors du sommet de la Plateforme pour la Crimée à l’ONU que laisser la péninsule aux occupants signifie « la disparition totale des Tatars en tant que groupe ethnique ». Dans une interview au Guardian, il a également admis : « Onze ans d’administration russe ont eu un impact. Les enfants qui étaient en maternelle au moment de l’annexion seront bientôt en âge d’être enrôlés, après une décennie d’enseignement selon le programme russe : cela ne peut pas ne pas avoir d’effet sur la conscience de certains. »

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Limes est la revue italienne de référence en géopolitique. Fondée en 1993, elle est dirigée par Lucio Caracciolo.

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