Le Grand Jeu, l’histoire des hostilités secrètes entre les Britanniques et les Russes. Entretien avec Taline Ter Minassian

11 octobre 2023

Temps de lecture : 7 minutes

Photo : La bataille de Kandahar (1880) lors de la 2e guerre anglo-afghane, par Richard C Woodville. (c) wikipedia

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Le Grand Jeu, l’histoire des hostilités secrètes entre les Britanniques et les Russes. Entretien avec Taline Ter Minassian

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Terme désignant la confrontation permanente entre la Russie continentale et les puissances maritimes anglo-américaines en Asie centrale, le Grand Jeu fait l’objet d’une analyse rigoureuse de Taline Ter Minassian. Dans son dernier ouvrage, Sur l’échiquier du Grand jeu. XIXe-XXIe siècles, elle raconte et explique les parties historiques qui se sont jouées dans ces régions, qui attirent aventuriers et agents secrets.

Propos recueillis par Jean-Baptiste Noé.

Qu’appelle-t-on « le Grand Jeu » ? Souvent, on entend par ce mot l’opposition entre le Royaume-Uni et la Russie en Asie centrale, à propos de l’Afghanistan et du Pakistan. Ce mot concerne-t-il des frontières fixes ou bien ces frontières ont-elles évolué au cours du temps, notamment depuis l’indépendance de l’Inde ?

L’hypothèse que j’évoque dans mon livre est fondée sur la pérennité de l’échiquier centre-asiatique, comprenant l’arche méridionale, l’Iran et bien sûr le Caucase. Au centre, les limites de l’Inde britannique sont précisément l’objet du Grand Jeu, soit la difficulté à déterminer ces limites et à assurer la défense des possessions britanniques en Inde. En particulier dans ces interfaces avec la Russie méridionale et l’Asie centrale dont la Russie fait la conquête au XIXe siècle.

À l’est, une partie de l’échiquier est évidemment dominée par les Chinois. Le plateau du jeu reste alors globalement le même. Quoique, dans la conclusion, je vais un peu plus loin en suggérant que si l’Afghanistan est la roue autour de laquelle tournent toutes les affaires stratégiques, je considère qu’aujourd’hui le Grand Jeu est bien plus élargi. Il comprend le Caucase, mais peut aussi s’étendre au Moyen-Orient. Surtout à la Syrie, ou encore l’Ukraine, qui n’est pas très éloignée de ces théâtres conflictuels. Cette dernière est de l’autre côté de la mer Noire. Il y a donc, depuis le XXIe siècle, un arc de confrontation où le conflit russo-ukrainien s’est également inséré.

Il est intéressant de constater que si l’on s’arrête au XIXe siècle, à cette confrontation entre les Russes et les Britanniques, ces derniers sont peu nombreux. Il y a peu de militaires. L’espace est très vaste, mais le nombre d’hommes est limité. Ils doivent s’appuyer sur des aides locales, des ententes, des associations avec les peuples. D’où l’intérêt prépondérant de disposer d’agents secrets qui font en sorte de faciliter les ententes avec les peuples ou les chefs.

C’est d’ailleurs le propre de toutes les puissances coloniales. Aucun empire colonial n’a fonctionné avec des hordes militaires ou policières. Le miracle est que cela ait pu tenir dans un sous-continent aussi vaste que l’Inde.

L’approche que j’ai donc choisie est de mettre l’accent sur le rôle des individus, sur la capacité d’initiative de certains, qui parfois sans le vouloir se mettent à jouer au Grand Jeu. Le Grand Jeu n’est pas une politique préconisée par les États ou les chancelleries diplomatiques. Il s’agit plutôt des conceptions géostratégiques de certains aventuriers qui se hasardent sur l’échiquier et qui, chemin faisant, difficilement, rencontrent des contradicteurs. Il repose donc sur l’agentivité des agents, leur capacité à agir sur le terrain. Ce sont des personnages parfois mus par des centres d’intérêts personnels, et qui, finalement, ont des éclairs de compréhension stratégique.

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C’est le cas du tout premier de ces grands joueurs : le fameux petit vétérinaire, William Moorcroft. Il se rend en Asie centrale pour régénérer les équidés dont il dispose. Il se retrouve au contact indirect d’agents russes et forge au fil de ses aventures une vision géostratégique, soit l’obsession britannique d’un possible envahissement de l’Inde par une puissance hostile. Le danger viendrait de la France, puis de la Russie. Finalement, ce Grand Jeu se révèle donc être davantage le fruit d’individus que d’une pensée stratégique ou d’une action de l’État britannique.

Cette vérité entraîne toute une controverse historiographique que je signale assez longuement dans mon ouvrage : le Grand Jeu existe-t-il ou n’existe-t-il pas ? Ces dernières années, l’historiographie anglo-saxonne a totalement remis en cause son existence, ce qui me semble d’ailleurs aberrant, au vu de la configuration de la politique mondiale. Certes, ce ne sont pas des actes écrits sur des documents officiels ou des mémorenda des Affaires étrangères. Je n’en ai en tout cas pas trouvé la trace, ou alors peut-être du côté russe. Par exemple, j’ai traduit l’ordre de mission d’un agent russe d’origine polonaise, qui lui commandait de se rendre en Afghanistan. Il y a vraiment une feuille de route. Il doit accomplir un certain nombre de tâches explicites. Mais la plupart du temps, on se rend compte que le Grand Jeu est bien davantage qu’une notice ou un rapport du ministère des Affaires. C’est d’abord un état d’esprit, un jeu de représentation, du fait de personnages animés par des convictions intimes. C’est presque de l’ordre de la quête métaphysique. Un historien de la littérature anglaise écrit que les aventuriers du Grand Jeu y mettent toute leur vie. Ils jouent à être ne pas être. Toute leur personnalité est impliquée dans cette aventure. Le Grand Jeu est donc davantage contenu dans la capacité d’initiative et de représentation que dans des instructions diplomatiques. D’ailleurs, à l’époque du Grand Jeu classique, les instructions étatiques, aussi bien du côté russe que du côté anglais, sont très éloignées du théâtre des évènements. Subsiste donc une très large capacité d’initiative des agents.

Le dernier chapitre est consacré à cet extraordinaire personnage qu’est Charlie Wilson, un Texan. Aidé de nombreux agents et de richissimes armateurs ou pétroliers, il est animé par une admiration sans bornes pour l’Afghanistan, et, quasiment de sa propre initiative, apporte le soutien de la CIA au moudjahid lors de la guerre soviétique en Afghanistan. Charlie Wilson correspond ainsi au profil de ces agents du Grand Jeu qui jouent de leur propre initiative. Ils jouent, puis gagnent ou perdent. Dans son cas, il a plutôt gagné, car les Américains ont soutenu les moudjahidines, et les Soviétiques se sont finalement retirés progressivement. Mais ils ont perdu la partie suivante, avec une guerre qui s’avère être la plus longue intervention américaine sur le théâtre afghan, et qui s’est terminée, comme vous le savez, avec le retrait des Américains de Kaboul, en 2021.

Vous mentionnez un autre auteur, Rudyard Kipling, dont on connaît bien la littérature. Vous montrez qu’il a également participé au Grand Jeu, et n’a pas fait qu’écrire.

Kipling est au cœur de ces grandes théories sur le Grand Jeu. Souvent, les détracteurs du Grand Jeu, comme Malcolm Yapp, disent que le Grand Jeu n’existe pas, que c’est une notion relevant du « folklore historique » du XIXe siècle. Cette idée a véhiculé par les romans populaires, les journalistes, la littérature, et singulièrement par cet immense écrivain qu’est Kipling. L’une des manières difficiles de nier l’existence du Grand Jeu est de dire que c’est une invention littéraire de Kipling. Dans son célèbre roman, qui a peuplé l’imaginaire de générations entières d’enfants anglo-saxons, Kim, il raconte l’histoire d’un petit enfant irlando-indien qui devient agent secret, à la fin du XIXe siècle. Je trouve donc totalement réducteur de prétendre que Kipling n’est que du roman. Il parle du Grand Jeu sans arrêt, du Grand Jeu qui ne se termine jamais. Il met en scène des agents, en conflit avec une puissance inconnue, qu’il nomme « puissance bienveillante et septentrionale ». Il s’agit bien sûr de la Russie.

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Il m’a fallu approfondir sa biographie pour me rendre compte que ses romans sont parfaitement documentés par son amour de l’Inde. Il a grandi dans ce pays, et commence très jeune une carrière de journaliste et de reporter, notamment pour un journal de Lahore, La Civil and military gazette. Il a donc une connaissance très journalistique du terrain du Grand Jeu à la fin du XIXe siècle. Il assiste à des conférences avec l’Afghanistan. Ce n’est donc pas que du roman. Il connaît vraiment l’Inde britannique, en tant que société, mais également tous les évènements de son époque.

Kipling est également un joueur du Grand Jeu. Il passionne des générations de lecteurs britanniques de Londres et de l’Empire, mais aussi américains. Même un personnage comme Charlie Wilson, quand il se rend en Afghanistan à la fin du XXe siècle, dit avoir l’impression de se retrouver dans du Kipling. Ce dernier a donc forgé l’univers mental, au moins du côté anglo-saxon, peut-être aussi du côté russe, mais d’une manière différente. C’est sa manière de jouer.

Enfin, j’ai découvert l’analyse d’une nouvelle de Kipling qui m’a vraiment passionnée, Porté disparu. On voit apparaître un authentique personnage russe. Kipling peut se lire non seulement comme un témoignage historique, à propos des avancées ou des reculs du Grand Jeu à son époque, mais aussi comme un auteur forgeant le mobilier mental des joueurs. C’est un performateur, il anticipe. Ce n’est pas un voyant, mais il injecte dans sa littérature des visions de ce que sera la domination britannique, ou de ce que seront les rencontres entre les Anglais et les Russes. J’en fais également un agent, perpétuellement en action à travers ses personnages qui lui ont survécu.

A-t-on aussi une conception particulière de l’influence russe dans la région, voire de la conquête ? On sait que la Russie s’est beaucoup étendue au cours des XVIIIe et XIXe siècles, notamment en Asie centrale. A-t-elle un projet global de contrôle des territoires ?

Le point de vue russe est beaucoup plus conforme aux théories géopolitiques du Grand Jeu classique, du XIXe siècle. L’Empire britannique n’existe qu’en Inde, alors que la Russie comprend aussi son expansion continentale, en particulier avec la dernière poussée de conquête ou d’achèvement de l’empire continental russe, par la conquête de l’Asie centrale dans le dernier tiers du XIXe siècle.

L’intention est donc plus claire. Cette conquête s’opère à partir d’une ligne de fortins, aux limites de la plaine casaque. Je suggère que des agents sont utilisés. L’un des plus fascinants d’entre eux est Witkiewicz. Son nom n’est pas russe, mais d’origine polonaise. En effet, les agents russes ne sont jamais des Russes à proprement parler. Ce sont plutôt des personnages dont le parcours est en ligne brisée, souvent issus des nationalités de l’Empire russe. Witkiewicz, arrêté en Pologne puis déporté au fin fond de la steppe kazakhe, a trouvé le moyen de résoudre son destin en se passionnant pour les langues et en se mettant finalement au service de l’expansion de l’empire russe.

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On constate donc que les nationalités non russes ont contribué à la formation de l’empire russe. C’est l’une de ses caractéristiques. Citons également ce personnage très étrange, le moine bouddhiste Dorijiev. Venu de Bouriatie, il se rend au Tibet. On ne sait pas très bien s’il se met directement au service de l’empire russe. Il devient un véritable motif d’obsession pour les autorités britanniques. C’est pour cette raison qu’ils déclenchent leur fameuse et meurtrière expédition de Younghusband au Tibet.

Saint-Pétersbourg utilise ces individus étrangers au moment opportun, puis les lâche quand elle n’est plus intéressée.

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Photo : La bataille de Kandahar (1880) lors de la 2e guerre anglo-afghane, par Richard C Woodville. (c) wikipedia

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