Le Grand Jeu

30 juin 2020

Temps de lecture : 7 minutes
Photo : Le Grand jeu, Christian Greiling. Photo : AP22348747_000002
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Le Grand Jeu

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Le concept de « grand jeu » est ici expliqué au grand public par Christian Greiling. L’auteur apporte à une culture française peu familière avec ce concept, les clés des grands évènements géopolitiques que traverse le monde contemporain. S’appuyant sur une documentation solide, il nous livre entre autres les rouages du terrorisme, des guerres au Moyen-Orient, de la crise ukrainienne…


 

Le Grand Jeu, concept phare des géo politologues

L’auteur avance que le concept de Grand Jeu est peu connu en France. Cela dépend bien de qui on parle. Il ne s’agit pas bien entendu du film américain portant ce nom, sorti en 2017, mais du Grand Jeu stratégique. En quelques lignes l’auteur en fournit une explication lumineuse.  Expression popularisée par Rudyard Kipling (1865-1936), le « Grand Jeu » fut, au XIXe siècle, la rivalité pour le contrôle de l’Asie centrale entre l’Angleterre victorienne, installée aux Indes, et la Russie tsariste.

 

 

Cet affrontement épique, qui prenait la forme d’une lutte d’influence, d’alliances avec les tribus locales et d’expéditions militaires ou scientifiques, mettait en scène aventuriers, espions ou explorateurs et se déroulait dans les décors somptueux de l’Himalaya, du Pamir ou du désert de Gobi. Il n’est pas un géo politologue qui ne parle à présent d’un nouveau Grand Jeu en Eurasie, moins romanesque mais tout aussi passionnant, dont les ramifications s’étendent à l’échelle de la planète et qui vise, ni plus ni moins, à la prééminence mondiale.

Une partie de poker infiniment plus complexe, à plusieurs joueurs – Russie, États-Unis et Chine, auxquels il faut ajouter les éternels frères ennemis Inde et Pakistan, l’Iran, la Turquie, les pays européens –, le tout saupoudré d’islamisme et de terrorisme, de ressources énergétiques fabuleuses, d’une guerre des pipelines sans merci et de conflits locaux irréductibles, dans la zone la plus disputée du globe : le cocktail est explosif. Dans la foulée d’Halford Mackinder (1861-1947), la pensée géopolitique britannique puis celle des États-Unis, qui en ont hérité, se structure autour de la thèse de pivot du monde (Heartland). Pour l’école anglo-saxonne, c’est à partir de l’Eurasie, plus particulièrement de son centre, que s’articulent toutes les dynamiques géopolitiques de la planète : « Celui qui domine le Heartland commande l’Île-Monde. Celui qui domine l’Île-Monde commande le monde. » Disciple de Mackinder, Nicholas Spykman (1893-1943) est considéré comme l’un des pères de la géopolitique aux États-Unis. S’il reprend la théorie du Heartland, il y rajoute un Rimland, croissant entourant le cœur du monde, région intermédiaire entre le Heartland et les mers riveraines. Ce Rimland comprend les régions les plus riches et les plus peuplées de l’Eurasie : Europe, Moyen-Orient, sous-continent indien et Extrême-Orient. Pour Spykman, c’est dans cette zone tampon que se joue le vrai rapport de force entre la puissance continentale et la puissance maritime ; il convient d’empêcher tout prix l’union du Rimland et du Heartland en soutenant les États du croissant contre le centre.

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Le tour d’horizon d’une stratégie globale

Les notions de Grand Jeu, de Heartland et de Rimland, même si elles sont déjà datées et ne collent pas toujours à l’extrême complexité des rapports de puissance dans le monde actuel, n’en fournissent pas moins un cadre conceptuel fécond à la fois pour l’analyse, la prospective et l’action. De ce fait elles n’ont cessé d’irriguer la pensée stratégique anglo-saxonne, russe et plus récemment chinoise. Pour l’auteur, le Grand jeu explique pour bonne partie les décisions, jamais explicitées (ce qui est tout de même contestable) par les médias, des dirigeants de ces puissances sur la scène internationale. En quelques chapitres denses et argumentés il se livre à un tour d’horizon complet des tempos et de lieux dans lesquels cette stratégie globale s’est déployée.

 

Le cas de l’Ukraine, central dans les préoccupations

L’Ukraine, tout d’abord on l’a compris, occupe une case extrêmement importante sur l’échiquier eurasiatique, sur la façade sud-ouest du Rimland. Interface entre la Russie et l’Europe et point de passage des gazoducs, elle est absolument centrale dans les préoccupations des stratèges étatsuniens, particulièrement le plus grand d’entre eux. Brillant professeur, expert réputé, Zbigniew Brzezinski est cofondateur dans les années 1970, avec David Rockefeller Jr., Kissinger et des dizaines d’autres personnalités influentes, de la Trilatérale, organisation soutenant l’idée d’une gouvernance globale – ce que d’aucuns nomment nouvel ordre mondial Il est ensuite le conseiller à la sécurité nationale du président Carter, puis éminence grise des administrations Clinton et Obama. On le retrouve par exemple derrière le soutien indirect, commencé par son prédécesseur Kissinger des États-Unis aux Khmers rouges de Pol Pot, dont le régime fit près de deux millions de morts au Cambodge. Il dira plus tard : « J’ai encouragé les Chinois à appuyer Pol Pot, j’ai encouragé les Thaïlandais à aider les Khmers rouges. Pol Pot était une abomination. Nous ne pouvions pas le soutenir. Mais la Chine le pouvait… » Le but était, après la rupture sino-soviétique au sein du bloc communiste, de soutenir le camp maoïste – Chine, Khmers rouges – contre le camp pro-soviétique dont faisait partie le Viêtnam, vainqueur des Américains quelques années auparavant. Dr Zbig est également à l’origine du soutien aux moudjahidine et djihadistes en Afghanistan. Des années plus tard, il avouera que la CIA était entrée en Afghanistan avant les Soviétiques, afin d’y attirer l’URSS et de la saigner : « De fait, Moscou a dû mener pendant presque dix ans une guerre insupportable pour le régime, un conflit qui a entraîné la démoralisation et finalement l’éclatement de l’empire soviétique.

S’agissant de l’Ukraine, dans Le Grand échiquier (1997) il a énoncé l’axiome tant de fois citée : « Avec l’Ukraine, la Russie reste un empire, sans elle ne l’est plus ». D’où la politique américaine qui s’en est ensuivie. Viktoria Nuland, sous – secrétaire d’Etat à l’époque du Maidan a clairement annoncé la couleur : les États-Unis ont investi, depuis 1991, cinq milliards de dollars afin de « promouvoir le développement des institutions démocratiques et établir une bonne gouvernance »12, autrement dit installer un régime ami à Kiev. Le Maïdan est le moment ou jamais d’arracher l’Ukraine à la sphère russe et de l’arrimer à la communauté atlantique. En filigrane, évidemment, l’avancée de l’Otan vers la Russie, objectif depuis toujours des stratèges américains. L’affaire ukrainienne, le retour/annexion de la Crimée ont suscité la plus grave crise entre la Russie et l’Occident, depuis l’effondrement de l’URSS, dont on n’est pas toujours sorti.

 

L’Afghanistan, terrain de jeu des grandes puissances

Puisque la création de l’Afghanistan, comme Etat tampon entre les Empires russe et britannique a été au cœur du Grand jeu, il n’est pas étonnant que ce « royaume de l’insolence » ait joué un rôle central dans la dernière phase de la guerre fraîche entre Moscou et Washington entre 1980 et 1988. Malgré leur rigorisme à cent lieues des valeurs postulées de l’Occident, les talibans bénéficient d’abord de la bienveillante indifférence de Washington, qui s’en remet entièrement au Pakistan dans ce dossier. Les étudiants enturbannés ne sont nullement inscrits sur la liste des entités supportant le terrorisme, émise chaque année par le Département d’État. Son porte-parole ne trouve d’ailleurs « rien de répréhensible » à l’imposition de la stricte loi islamique à Kaboul ou à la castration puis l’exécution du président déchu, Najibullah Très vite cependant, les impératifs du Grand Jeu reprennent et les États-Unis entrent en rapport avec les talibans. En filigrane, le passage par l’Afghanistan des colossales richesses énergétiques de la Caspienne.

Dans la novlangue officielle, il convient de désenclaver l’Asie centrale et de permettre à ses hydrocarbures d’accéder au marché mondial. Les estimations concernant les réserves caspiennes sont, depuis, revues à la baisse, elles conditionnent à l’époque – entre 1992 et 1999, le soudain et immense intérêt des majors occidentales et des dirigeants américains pour la région. La Caspienne reste quoi qu’il en soit incontournable sur la carte énergétique planétaire et devient le terrain de jeu des grandes puissances. Les gisements géants de Tengiz et de Kachagan au Kazakhstan – les deux plus gros gisements découverts dans le monde depuis quarante ans –, de Shah Deniz en Azerbaïdjan ou les énormes réserves gazières du Turkménistan attirent très vite les convoitises154. Dans ce festin, les hydrocarbures ont remplacé le caviar… En mars 1999, au moment même où les premières bombes s’abattent sur la Serbie et quelques jours avant que la Pologne, la Hongrie et la République tchèque ne deviennent membres de l’Otan, le Congrès américain approuve le Silk Road Strategy Act. Peu commenté à l’époque, c’est pourtant une décision fondamentale qui cible ni plus ni moins huit ex-républiques de l’URSS. Dans le collimateur, évidemment : Moscou et Pékin. Aux trois pays du Caucase (Géorgie, Arménie, Azerbaïdjan) s’ajoutent les cinq -stan d’Asie centrale : Kazakhstan, Ouzbékistan, Turkménistan, Tadjikistan et Kirghizistan.

 

Le tandem sino-russe, partout à la manœuvre

Ces chapitres controversés, qui ont conduit au 11 septembre et au plus long engagement militaire de l’histoire américaine, appartiennent désormais au passé, mais le Grand jeu, lui n’a pas disparu, mais revêtu de nouveaux aspects. L’ours et le dragon, BRICS, dédollarisation, BAII, (Banque asiatique d’investissement et d’infrastructures) nouvelles routes de la soie, OCS (Organisation de coopération de Shangaï) … Derrière ces sigles se cache le tandem sino-russe, partout à la manœuvre. Les deux compères se complètent d’ailleurs parfaitement : à la puissance énergétique, militaire et diplomatique de l’un fait écho la prépondérance économique, démographique et technologique de l’autre. La Russie est maintenant alliée à la Chine, dans un tandem qui met en péril la puissance du dollar et débauche l’un après l’autre, par l’entremise de l’OCS et des nouvelles routes de la soie, les anciens alliés de Washington, comme le Pakistan en passe d’être lui aussi perdu. Rarement dans l’histoire aura-t-on vu une telle communion. Le maître du Kremlin n’a pas tort lorsqu’il évoque le « niveau sans précédent des relations sino-russes », que son homologue chinois considère à « un plus haut historique et un modèle entre grandes puissances Le président russe l’affirme sans ambages : « Dire que nos deux pays coopèrent stratégiquement est dépassé. Nous travaillons désormais ensemble sur tous les grands sujets. Nos vues sur les questions internationales sont similaires ou coïncident. Nous sommes en contact constant et nous nous consultons sur toutes les questions globales ou régionales. » Xi n’est pas en reste, déclarant tout de go que les deux pays seront « amis pour toujours Faramineux contrats gaziers et pétroliers, manœuvres militaires communes, accords rouble yuan entre les banques centrales, entente à l’ONU sur à peu près tous les sujets, intégration de l’Union eurasiatique russe aux nouvelles routes de la soie chinoises, joint-ventures dans l’aéronautique y compris militaire, vente à l’armée chinoise du S-400 russe (le système de défense anti-aérien le plus performant de la planète . C’est ainsi qu’est créé pour endiguer la Chine en 2007 le QUAD, sur proposition japonaise et non américaine. Le Quadrilateral Security Dialogue est un attelage informel regroupant les États-Unis, le Japon, l’Australie et l’Inde. Plateforme de dialogue, il organise aussi, plus rarement, des exercices navals conjoints. S’il n’est officiellement dirigé contre aucune puissance, tout le monde sait bien en coulisses qu’il vise la Chine dans les deux océans, Indien et Pacifique. D’aucuns y voient même les prémices d’une Otan indopacifique

Si le terrible conflit syrien participe sans aucun doute du Grand Jeu, le Moyen-Orient possède également une dynamique propre, partiellement indépendante du gigantesque affrontement sur l’échiquier eurasiatique. Il est donc normal que l’auteur lui consacre son chapitre final.

Ainsi l’histoire semble de répéter ou emprunter les mêmes voies. Après l’affrontement entre l’ours et la baleine (Russie-Angleterre), l’aigle et l’ours, voilà que l’aigle américain considéré l’ours russe et le dragon chinois comme des adversaires stratégiques. Cette compétition implique en fait beaucoup plus d’acteurs que ceux dont a parlé avec talent, l’auteur. En témoigne les récents affrontements violents entre Inde et Chine à la frontière entre Ladakh indien et Aksaï Chin chinois. La vaste rétrospective à laquelle se livre l’auteur ne manque pas de souffle. Elle éclaire un des grands enjeux géopolitiques des décennies à venir.

À propos de l’auteur
Eugène Berg

Eugène Berg

Eugène Berg est diplomate et essayiste. Il a été ambassadeur de France aux îles Fidji et dans le Pacifique et il a occupé de nombreuses représentations diplomatiques.
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