Le syndrome post-impérial désigne un ensemble de phénomènes psychologiques, politiques et culturels affectant un pays ou une société après la perte de son empire. Un phénomène qui touche particulièrement la Russie
Le syndrome post-impérial désigne un ensemble de phénomènes psychologiques, politiques et culturels affectant un pays ou une société après la perte de son empire. Avec la Russie, il est nécessaire de dire « les empires » car, dans l’histoire russe, les empires se sont succédé depuis Pierre 1er, dit le Grand, en 1721, jusqu’à Nicolas II dont l’empire s’acheva le 14 septembre 1917, jour de la proclamation de la République russe. Cette république laissa ensuite la place à l’URSS (Union des républiques socialistes soviétiques) qui constitua également un empire dont le territoire était quasiment équivalent en superficie à celui du dernier tsar. Le 25 décembre 1991, le président soviétique Mikhaïl Gorbatchev, huitième et dernier dirigeant de l’URSS, démissionne et transfère ses pouvoirs au président de la Fédération de Russie, Boris Eltsine. Le 26 décembre, le Soviet suprême de l’Union soviétique par la déclaration no 142-N (soit 142-Н en alphabet cyrillique) crée la Communauté des États indépendants (CEI) et reconnaissent officiellement les indépendances, proclamées les mois précédents, des républiques qui composaient l’Union des républiques socialistes soviétiques. La dissolution de l’URSS est actée. En décembre 2021, Vladimir Poutine, dans un documentaire baptisé « Russie. Nouvelle histoire » décrit la fin de l’URSS comme la « plus grande catastrophe géopolitique du XXe siècle. Après tout, qu’est-ce que l’effondrement de l’Union soviétique ? C’est l’effondrement de la Russie historique sous le nom d’Union soviétique« . Pour V. Poutine, est-ce une simple nostalgie de la grandeur impériale passée ou bien la volonté de reconstitution de l’empire passé ? Ou alors, la nostalgie alimente-t-elle le souhait de reconstitution ?
La nostalgie de l’empire ou l’idéalisation du passé
L’empire russe a toujours été une mosaïque de nationalités sous l’autorité exclusive d’un empereur, d’un César (tsar) avec comme pilier la religion orthodoxe, contrôlé par le souverain au travers du saint synode. La Russie est née d’un empire. Dès le début, l’identité russe s’est structurée dans une idée d’empire qui a précédé le sentiment national. Les empires qui se succèdent sont expansionnistes et cette expansion va durer 300 ans, d’Ivan le Terrible à Pierre le Grand en arrivant, évidemment à Catherine II, princesse allemande devenue impératrice qui annexe la Pologne et, plus durablement encore, la Crimée. Régnant d’une main de fer sur un ensemble « multiethnique », elle va structurer un empire qui ne cesse de s’agrandir. Au 20e siècle, Joseph Staline, après les conférences de Yalta (février 1945), puis de Potsdam (juillet/août 1945) ajoute à l’URSS les pays dits d’Europe centrale. L’empire s’agrandit encore. Vladimir Poutine est sensible à cette grandeur géographique et géopolitique passée. Il a pour modèles, Lénine, Pierre le Grand, Staline et Djerzynski, le fondateur de la Tchéka, l’ancêtre du KGB, et il promeut une vision où se mêle la nostalgie impériale, la continuité historique, l’enracinement idéologique et la justification politique.
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La Nostalgie de l’Empire russe
Poutine s’inscrit dans une tradition qui glorifie la Russie comme une grande puissance. Cette grandeur repose sur trois piliers :
L’expansion territoriale.
L’autorité d’un État fort et centralisé.
Le rôle de puissance protectrice du « monde russe » (Russki Mir), qui inclut les populations russophones hors de Russie.
Une Continuité historique
Poutine se présente comme un restaurateur de l’État fort et expansionniste, dans la lignée des tsars, comme Pierre le Grand ou Catherine II, notamment en revendiquant des territoires considérés comme historiquement russes. Il reprend la rhétorique de la réunification et de la mission civilisatrice de la Russie, une idée qui remonte à l’Empire russe. Parmi les sources philosophiques de cette pensée conservatrice, le philosophe et essayiste Michel Eltchaninoff cite Constantin Leontiev (1831-1891) qui défend une « Russie byzantine« , où l’autorité forte et la religion sont essentielles à la survie de l’État et aussi le philosophe monarchiste Ivan Illine (1883-1954), qui prône une Russie chrétienne, autoritaire et anti-occidentale et dont Vladimir Poutine cite régulièrement les écrits.
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Il recourt fréquemment au concept d’État-civilisation, aussi bien en politique intérieure que sur le plan extérieur. Dans son discours du 5 octobre 2023 lors du forum annuel du club Valdaï (think tank pro Kremlin), le président russe insiste sur cette dimension civilisationnelle, « condition indispensable à la réussite dans le monde actuel, un monde malheureusement en désordre, dangereux et qui a perdu ses repères ».
Un Nationalisme russe réinventé
Ce concept désigne une évolution du nationalisme russe traditionnel. Il s’agit d’un mélange de patriotisme, d’impérialisme et de conservatisme qui repose sur l’affirmation d’une civilisation russe unique opposée à l’Occident décadent. Poutine s’appuie sur l’orthodoxie russe et l’idée de la Russie comme une civilisation à part en mentionnant la « voie russe » qui s’exprime par l’idée que l’Occident s’est engagé « dans une voie décadente et autodestructrice », qu’il a oublié ses racines chrétiennes et se reconnaît dans un « relativisme généralisé ». La culture, l’histoire et la religion orthodoxe sont valorisées comme fondements de l’identité russe. Ce discours rappelle celui des idéologues tsaristes qui voyaient Moscou comme la « Troisième Rome* », dernier bastion de la vraie foi et de la vraie souveraineté. On peut citer Nikolaï Danilevski (1822-1885), philosophe slavophile qui a développé l’idée d’une civilisation russe distincte opposée à l’Occident, principalement dans son livre « La Russie et l’Europe » (1869) où il critique la modernité occidentale et prône une unité des peuples slaves sous la direction de la Russie.
L’étranger proche, reconstitution d’empire ou simple zone d’influence ?
Après 1991, on assiste à une impression de déclassement de la Russie avec une perte de son prestige et de son importance internationale après avoir dirigé l’empire soviétique, rivalisant avec les États-Unis. On a vu plus haut que Vladimir Poutine avait été traumatisé par la chute de l’URSS et que sa stratégie, appuyée par une idéologie conservatrice, visait à une sorte de résurgence d’une sorte d’empire russe contemporain, bien qu’il ait maintes fois affirmé qu’il n’avait pas d’ambition néo-impériale. En fait, dans la rhétorique poutinienne, l’empire a été, dans un 1er temps, remplacé par la notion d’étranger proche, terme qui désigne les anciennes républiques soviétiques qui ont obtenu leur indépendance après 1991 et qui reste la sphère des « intérêts vitaux de la Russie ». La Russie cherche à préserver son influence dans ces régions pour éviter qu’elles ne se rapprochent de l’OTAN et de l’UE (comme l’Ukraine et la Géorgie) et considère ces territoires comme une zone tampon (buffer zone) contre l’Occident et un espace stratégique essentiel pour sa défense. Dans la pensée stratégique russe, cet étranger proche représente, peu ou prou et au moins géographiquement, l’ex-empire soviétique et, partant, l’empire des Romanov, affirmation d’un pays habitué à dominer ses voisins depuis l’époque de l’empire russe. Mais, pour Moscou, la maîtrise de cet espace est aussi une question de sécurité nationale et, en fin de compte, de survie même de la Russie. C’est surtout à l’Ouest que ces zones-tampon sont prises en compte : Biélorussie (quasi-satellite de la Russie), Ukraine, Géorgie, Moldavie et éventuellement les pays baltes (Estonie, Lettonie, Lituanie). De là à inclure ces pays dans un projet de reconstitution de l’empire russe, il faut rester très prudents, mais c’est une stratégie à prendre en compte.
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L’empire : un rêve poutinien ?
Poutine instrumentalise l’héritage impérial pour renforcer son pouvoir, justifier son autoritarisme et légitimer son expansionnisme. Il s’inscrit dans une tradition de dirigeants russes qui veulent faire de la Russie une puissance incontournable et unie autour d’un État fort.
Le 5 janvier 2025, Vladislav Sourkov, longtemps éminence grise du Kremlin, accorde une interview à la plateforme Le Grand Continent (lien ci-dessous). Selon lui, « avec la guerre en Ukraine, Vladimir Poutine a ouvert à l’échelle planétaire une nouvelle ère impériale. Depuis, toutes les grandes puissances contemporaines se projettent dans un espace « sans frontières » : la Turquie dans le Caucase et en Syrie, la Chine avec les routes de la soie, Donald Trump avec les revendications sur le Groenland, le Canada, le canal de Panama. ».
Lors d’une cérémonie de la Société russe de géographie retransmise à la télévision. Sur scène, M. Poutine a demandé à un écolier de 9 ans, qui affirme connaître toutes les frontières de tous les pays du monde, où se terminaient celles de la Russie avec les États-Unis.
« Les frontières de la Russie se terminent au détroit de Béring avec les États-Unis », lui a répondu l’enfant. « Les frontières de la Russie ne se terminent nulle part », a rétorqué le président en riant avant d’ajouter : « C’est une blague ». Vraiment ?
La troisième Rome
L’expression « Troisième Rome« fait référence à un concept politico-religieux, formulé par le moine Philothée de Pskov, qui a émergé en Russie après la chute de Constantinople en 1453. Ce concept repose sur l’idée que Moscou est devenue l’héritière spirituelle et politique de l’Empire romain et de l’Empire byzantin. Après la chute de Constantinople, Moscou a été considérée comme le dernier bastion de la chrétienté orthodoxe. L’idée de la « Troisième Rome » continue d’être évoquée dans les discours nationalistes russes qui voient la Russie comme une puissance unique et porteuse d’une mission spirituelle et historique.
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Vladislav Sourkov, né en 1964
Durant deux décennies, Vladislav Sourkov a été un proche conseiller de Vladimir Poutine. Pour lui, il a créé un système politique sur mesure, le « poutinisme », des préceptes visant à placer le « tsar » au cœur de l’appareil d’État c’est-à-dire la verticale du pouvoir. Il est également l’auteur du concept de Démocratie souveraine.
Dans son livre Le mage du Kremlin (Gallimard, 2022), Giovanni da Empoli a révélé que le personnage de Vadim Baranov est en partie inspiré de Vladislav Sourkov.
Pour aller plus loin
De Tinguy Anne « Syndrome post-impérial et volonté de puissance ».
https://shs.cairn.info/revue-projet-2009-2-page-10?lang=fr
Le Grand Continent « interview de Vladislav Sourkov » par Guillaume Lancereau 05.01.2025 https://legrandcontinent.eu/fr/2025/01/05/retranslatio-imperii-la-tentation-imperiale-apres-le-deuxieme-partage-de-lukraine-selon-vladislav-sourkov/
Eltchaninoff Michel « Dans la tête de Vladimir Poutine » Ed. Babel 2022
Eltchaninoff Michel, Sourkov Vladislav Fondation pour l’innovation politique » « La longue gouvernance de Poutine » mai 2019.
https://www.fondapol.org/etude/la-longue-gouvernance-de-poutine