Faut-il capter les avoirs russes pour financer la guerre en Ukraine ? Ou bien uniquement les intérêts ? Quelles sont les contraintes légales et les conséquences internationales d’une telle pratique ? État des lieux du débat et des interrogations en Europe
Les secousses provoquées par l’arrêt du soutien financier américain en faveur de l’Ukraine n’auront pas mis longtemps à atteindre l’Europe. Cette aide représentait, depuis le début du conflit, la somme totale de 114,2 milliards d’euros selon l’Institut Kiel, une ONG basée en Allemagne. Nous sommes loin des 350 milliards évoqués par Donald Trump, mais cela représente malgré tout une somme considérable. Les Européens, membres de l’Union européenne et pays extérieurs (c.-à-d. Royaume-Uni, Suisse, Norvège et Islande) ont de leur côté contribué à l’effort de guerre ukrainien à hauteur de 132,3 milliards d’euros.
Face à ce retrait financier impulsé par la Maison-Blanche, les Européens se voient dans l’obligation de trouver une source de financement alternative permettant à Kiev de pouvoir continuer le combat. C’est dans ces circonstances que la question portant sur les fameux avoirs russes, estimés à 350 milliards d’euros, a ressurgi et s’est imposée à l’ordre du jour des alliés de Volodymyr Zelensky. Le sort de ces avoirs, gelés quelques jours après l’invasion russe, sème depuis la discorde parmi les Occidentaux. Bilan et analyse d’une situation inédite et épineuse à plus d’un titre.
Que sont ces avoirs russes et où se trouvent-ils ?
Il est intéressant de noter que les États-Unis ne seraient en possession que d’une part très minoritaire des actifs (c.-à-d. entre 5 et 8 milliards d’euros) selon une estimation de Wall Street Journal. Le quotidien précise que le reste est réparti entre la Belgique, la France, l’Allemagne, le Royaume-Uni et le Canada.
À lire aussi : OTAN-Russie : pourquoi parler de « nouvelle guerre froide » est une dangereuse illusion
Le régime russe détient la propriété de la grande majorité de ces actifs, à hauteur de 300 milliards d’euros, au travers de la banque centrale russe sous la forme d’obligations ou de réserves de change qui sont détenues par des établissements financiers dont la plupart sont, comme nous l’avons vu, en Europe. Environ 190 milliards d’euros sont détenus par Euroclear, une société dont le siège est situé à Bruxelles et qui exerce notamment le rôle de dépositaire central de titres pour la plupart des institutions financières opérant sur la place financière européenne. Un dépositaire central a notamment pour fonction la garantie de l’existence et de l’intégrité des émissions de titres par le biais de leur enregistrement dans un compte spécifique.
Les Européens débattent : est-il légal, est-il souhaitable ?
Il faut ajouter à cela 50 milliards d’euros d’actifs qui sont la propriété d’oligarques russes et sont essentiellement composés de numéraires, d’actifs mobiliers de luxe et de biens immobiliers.
Quelles options s’offrent aux Européens ?
Pour rappel, les membres du G7 avaient déjà trouvé un accord en octobre 2024 afin d’utiliser les intérêts des avoirs russes, estimés à 3 milliards d’euros annuels, pour garantir un prêt à l’Ukraine d’environ 50 milliards d’euros. Le G7 avait justifié sa démarche en arguant que, si les fonds appartenaient bien à la Russie et aux oligarques, il en allait autrement des intérêts qui sont considérés comme la propriété des établissements qui les détiennent.
La question est plus complexe pour le capital. Selon des experts en droit international, une telle « contre-mesure » ne pourrait être prise que dans le cadre d’une relation entre deux États si l’un des deux était victime d’une violation des règles du droit international de la part de l’autre. En clair, l’Ukraine serait légalement autorisée à saisir de tels actifs du fait de la violation de son intégrité territoriale par la Russie. Mais l’Ukraine ne détient pas ces actifs. Ils sont entre les mains d’États ne pouvant se prévaloir d’une violation du droit international leur donnant le droit de prendre une contre-mesure de cette nature. Une telle saisie pourrait constituer une violation du droit international.
Selon Frédéric Dopagne, professeur de droit public international à l’université de Louvain, en Belgique, le G7 maintient le gel des actifs en vue d’une utilisation future si « la Russie ne répare pas les dommages causés ». Mais la guerre n’étant pas terminée, la Russie ne saurait être considérée comme nation vaincue et donc comme tenue de réparer les dommages causés à l’Ukraine. La situation est d’autant plus périlleuse qu’aucun précédent ne s’est jamais présenté.
Quels sont les enjeux ?
Les Occidentaux pourraient envisager une saisie pure et simple des actifs ou encore leur utilisation en garantie d’un nouveau prêt octroyé à l’Ukraine. Si les pays concernés ont du mal à s’accorder sur cette question, c’est qu’elle présente des enjeux majeurs. Ceux-ci sont tout d’abord diplomatiques. Lors de l’utilisation des intérêts pour garantir le prêt de 50 milliards d’euros évoqué plus haut, le ministère russe des Affaires étrangères avait réagi en invoquant « un vol » qui confinait selon lui à de la russophobie avant d’aller plus loin et de brandir la menace d’une riposte qui consisterait en la « saisie des actifs occidentaux sous sa juridiction ». La réaction de la Russie face à une éventuelle saisie de ses avoirs détenus en Occident inquiète légitimement les alliés de Kiev.
C’est surtout le cas de l’Allemagne qui craint qu’une telle saisie ne crée un précédent à son détriment en ce qu’elle pourrait avoir à faire face à des demandes de réparation relatives à la Seconde Guerre mondiale en provenance de pays tels que la Pologne ou la Grèce.
À lire aussi : La Russie refuse tout échange de territoires occupés avec l’Ukraine
Les enjeux sont également réputationnels. Selon Jean-Noël Barrot, ministre de l’Europe et des Affaires étrangères, une telle saisie représenterait pour la zone euro un « risque financier trop important qui fragiliserait les États membres ». Cette déclaration devient d’autant plus substantielle si on prend en compte la récente rumeur dévoilée par le Financial Times. Selon le quotidien britannique, Hong Kong envisagerait sérieusement la création d’un dépositaire pouvant rivaliser avec Euroclear afin de s’affranchir de la domination occidentale en la matière. Il est certain que, dans ces circonstances, une saisie des avoirs russes ne constituerait pas une nouvelle de nature à rassurer les banques centrales étrangères.
L’Allemagne craint de créer un précédent qui lui serait nuisible
Les Occidentaux craignent ainsi qu’une saisie de ces avoirs constitue une jurisprudence qui leur serait défavorable à plusieurs points de vue. Cependant, une absence de réaction de leur part sur cette question risquerait d’envoyer un message de manque de fermeté qui pourrait s’avérer dommageable sur le plan de la dissuasion. La prise de décision ne sera pas facile, mais l’urgence est bien là, alors que l’Ukraine risquerait de perdre un autre atout crucial. Toujours selon le Financial Times, les États-Unis pourraient priver l’Ukraine du bénéfice du réseau Starlink dans les heures qui viennent. Starlink, propriété d’Elon Musk, revêt une importance vitale pour l’Ukraine en ce que ses terminaux permettent à ses troupes de contrôler des drones ou encore d’utiliser une connexion Internet fiable.