<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> L’Europe vue par André Suarès

27 mars 2024

Temps de lecture : 7 minutes
Photo : Venise, l'un des points d'orgue de l'Europe. (c) unsplash
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L’Europe vue par André Suarès

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Tout au long de sa vie, André Suarès (1868-1948) a pensé l’Europe et a écrit sur sa culture et sa spécificité. Une œuvre multiple et abondante qu’il convient de redécouvrir.

Article paru dans le numéro 49 de janvier 2024 – Israël. La guerre sans fin.

De la génération des écrivains qui ont connu la triple épreuve du conflit franco-prussien de 1870 et des deux guerres mondiales, certains noms sont bien connus : pensons à Gide, Claudel, Rolland ou Valéry. Celui d’André Suarès l’est moins aujourd’hui, après avoir pourtant connu en son temps une égale notoriété. Bien des raisons devraient nous inciter à le relire – et notamment la suivante : il fut l’auteur d’une œuvre constamment traversée par le souci de la grandeur, que celle-ci prenne le visage de l’art, qu’honorent ses nombreux livres, ou celui du combat pour le droit et la vérité, sans lesquels la quête de grandeur perd toute légitimité. Nulle schizophrénie cependant entre l’essayiste épris d’idéal qu’on pourrait croire reclus dans sa tour d’ivoire et le commentateur fougueux des soubresauts de son temps, soudain désireux de descendre dans l’arène : une même exigence de beauté et de justice explique la sincérité et le courage avec lesquels Suarès se voue à l’écriture.

La dimension européenne de son œuvre

Si elle ne saute pas d’abord aux yeux, la dimension européenne de sa pensée constitue un fil directeur qui relie et unifie en profondeur les deux grandes tendances de son œuvre. Ce souci de l’Europe apparaît très tôt sous sa plume, dans sa double dimension de quête idéaliste et de constat réaliste : ici, écrites dès 1898 (mais publiées seulement vingt ans plus tard), une série de réflexions intitulées Le principe européen ; là (parus en 1899), deux portraits consacrés à deux géants vénérés de l’art et de la littérature, Tolstoï et Wagner. Et déjà, une conscience aiguë de ce qui définit la grandeur spirituelle de l’Europe face au danger que font peser sur elle les « barbaries modernes » que constituent l’impérialisme américain ou la « fourmilière » asiatique. La vieille Europe est riche à ses yeux d’une identité forgée sur le long terme par l’intelligence grecque, le droit romain et l’esprit chrétien : à elle de la faire rayonner en s’adaptant à l’extension récente et rapide de son territoire, « de l’Elbe à l’Oural ».

Cette cause européenne, Suarès la défend tout au long de sa vie tant dans ses portraits que dans ses textes de combat. À défaut d’être un grand voyageur (il ne connaît guère que l’Italie en dehors de la France), le « Condottière » met à l’honneur, à travers une galerie de livres, les grandes figures de la création européenne, qui sont autant de stèles célébrant les gloires de l’Occident : Cervantès en Espagne, Shakespeare en Angleterre, Wagner et Beethoven en Allemagne, les artistes de la Renaissance en Italie, Tolstoï et Dostoïevski en Russie, Ibsen en Norvège. À ces figures d’un passé plus ou moins éloigné, Suarès ajoute l’amitié d’un certain nombre d’écrivains étrangers, sources d’échanges fructueux sur l’identité ou l’évolution du Vieux Continent : ainsi de Miguel de Unamuno, de James Joyce, de Stefan Zweig, de Gabriele d’Annunzio, qu’il rencontre et avec lesquels il correspond.

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Si l’Europe idéale de Suarès, nourrie de classicisme européen, s’oriente volontiers dans toutes les directions, et jusqu’aux plus lointaines, s’il trouve dans l’imaginaire shakespearien autant de vertus que dans le mysticisme russe ou la spiritualité classique de Dante, les tensions internationales du premier XXe siècle se chargent de rappeler à l’écrivain la triste réalité des volontés humaines de domination. À l’heure du premier conflit mondial, son antigermanisme flamboie dans la série des Commentaires sur la guerre des Boches, tandis que ses appels à l’Angleterre et surtout à l’Italie forment un net contrepoint au pacifisme (jugé désastreux) exprimé par Romain Rolland – le vieil ami de l’École normale supérieure – dans Au-dessus de la mêlée. Réduit à faire la guerre du bout de la plume, il ne déplairait cependant pas à Suarès, en 1919, de voler en Italie pour seconder D’Annunzio dans une éventuelle marche sur Rome (qui sera bientôt celle de Mussolini). Un vieux rêve de Condottière, en somme.

Face aux totalitarismes

La réflexion européenne de Suarès n’acquiert cependant toute sa noblesse et son ampleur qu’à partir du début des années 1930, alors que le fascisme défigure l’Italie et qu’éclot en Allemagne le national-socialisme d’Hitler. L’engagement de l’auteur se déploie dans des directions variées : l’art du portrait le conduit à célébrer en Goethe un « grand Européen » (1932) ou à méditer sur Napoléon, coupable d’avoir « préféré l’Europe à la France » et, pour finir, de s’être préféré lui-même à l’Europe (Vues sur Napoléon, 1932) ; quant à la veine polémique, elle lui fait railler les ridicules de l’impérialisme italien ou de la « république dolarienne » (Cirque, inédit), ou mettre en scène Charlot et Hitler, dans un texte inédit (Ubu-Dieu) qui préfigure le film Le Dictateur.

Mais c’est dans de nombreux articles, rédigés entre 1929 et 1935, et pour beaucoup réunis en volume dans Vues sur l’Europe, que se dessine vraiment une vision globale de la situation géopolitique du monde occidental (l’ouvrage, prêt à la publication en 1936, fut cependant retiré par Grasset par crainte de nuire aux relations franco-allemandes et ne parut qu’en 1939). Le constat de départ est celui d’une Europe gangrenée par le triple ulcère des régimes mis en place à Moscou, Berlin et Rome. Fruits néfastes de l’idéologie révolutionnaire de 1789, les trois dictatures lui semblent « les trois pièces du même esprit », chacune ne différant des autres que par le style : « Celui de la brute animale à Berlin, celui de la brute nationale à Rome et celui de la brute automate à Moscou. » Chaque totalitarisme menace la survie de l’Europe de la même manière : en favorisant le règne du nombre et de la matière avec l’appui de la science et de la technique, au détriment de l’individu et de la vie libre de l’esprit.
Assez peu bavard sur le cas soviétique malgré des caricatures de Lénine et de Staline, Suarès concentre son propos sur deux couples antithétiques, pièces maîtresses de l’échiquier européen : d’un côté, l’Allemagne et l’Italie, toutes deux mues par de mortifères ambitions hégémoniques (la première plus que la seconde) ; de l’autre, la France et l’Angleterre, nations « spirituelles » et pacifiques de l’Occident (là encore, la première plus que la seconde) malgré leurs rivalités passées.

Pour se mettre à l’abri de certaines attaques, Suarès a d’abord soin de distinguer l’Allemagne de Bach et de Goethe de la « Bochie » d’Hitler et de préciser que c’est de l’État fasciste, non de l’Italie, qu’il a horreur. Mais c’est pour mieux dénoncer ensuite les perversions intrinsèques à l’un et l’autre peuple : l’égoïsme raciste de l’Allemagne et son odieuse croyance en la légitimité de sa domination universelle, patiemment théorisée par des penseurs comme Ludendorff ou Clausewitz ; la ridicule prétention de Rome à ressusciter le cadavre antique de l’empire, sous le regard complice du pape.

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Le commentaire des rapports de la France avec ces deux pays fait toutefois apparaître l’inégale virulence avec laquelle Suarès les traite respectivement. À ses yeux, si l’Allemagne représente l’ennemi héréditaire dont la France a eu la lourde mission de repousser les assauts (vers l’ouest et le sud) depuis deux mille ans, se présentant sur son passage comme un barrage salutaire, l’Italie lui apparaît plutôt comme une sœur rebelle coupable de s’égarer dans le jeu des conquêtes impériales. À ce jeu, Suarès s’aventure parfois sur un terrain dangereux ; car, tout en dénonçant clairement l’intention qu’affiche Rome de « fonder sa grandeur future sur l’abaissement et la ruine de la France » (notamment en Afrique du Nord), l’écrivain voit dans la conquête de l’Abyssinie par Mussolini une cause noble (car civilisatrice) dont seuls doivent être critiqués les moyens employés pour la mettre en œuvre (« on ne civilise pas par des canons et des bombes »).

Pour une Europe spirituelle

Preuve que sa tendance au manichéisme fait bon ménage avec un certain esprit de finesse, Suarès n’oublie pas de parler, dans le tableau d’une Europe déchirée de l’intérieur par l’Allemagne et l’Italie, des pays comme la Hongrie, la Roumanie, l’Autriche ou la Pologne. Malgré la sévérité des jugements émis sur cette dernière, des pages d’une certaine actualité révèlent la qualité de sa réflexion relative à des territoires aussi complexes que ceux situés aux portes de l’Union soviétique. Qu’il évoque l’histoire complexe du territoire de la Pologne, qu’il souligne l’ambiguïté de sa politique étrangère ou célèbre la figure du général Piłsudski, Suarès trahit une attention minutieuse à la situation de l’Europe de l’Est, pressentant que les luttes à venir auront lieu entre l’Allemagne, les pays slaves et l’Union soviétique.

En marge des chapitres violemment polémiques des Vues sur l’Europe et de ceux où s’exprime son prophétisme halluciné, Suarès suggère des voies pour sortir de la spirale destructrice où sombre l’Occident et dessine ainsi les grandes lignes de l’Europe spirituelle à laquelle il veut croire. Dès Goethe, le Grand Européen, se trouve affirmée l’idée que « la véritable Europe est un accord et non l’unisson » : « Il n’est d’Europe que dans une harmonie assez riche pour contenir et résoudre les dissonances. » Suarès souligne en même temps le danger de tout nationalisme ; de ce point de vue, l’Allemagne et son germanisme, l’Italie et son italianité voire sa romanité sont par essence moins aptes à favoriser l’esprit européen que la France ou l’Angleterre où l’on n’a jamais parlé ni de « francité » ni d’« anglicité ». L’équilibre du Vieux Continent tient à la juste place prise par chaque État portant son poids comme une cariatide. La tentation impérialiste est l’éternel danger qu’au terme de deux millénaires de luttes, l’Occident peu à peu pacifié doit veiller à éliminer.

Pour Suarès, l’identité européenne trouve ses racines autant dans l’héritage classique que dans la tradition chrétienne. De là, à ses yeux, l’importance d’une politique méditerranéenne (Suarès utilise le néologisme « miéterrane »), qui favorise le développement des territoires nord-africains sous la direction des « nations de l’Occident classique » (la Grèce et la France, l’Espagne et l’Italie). Quant à l’esprit chrétien (qu’il faut ici entendre au sens culturel plus que religieux), il est tout simplement présenté comme la condition essentielle d’appartenance à l’Occident. De ce point de vue, la France joue un rôle essentiel dans l’équilibre européen : Suarès la présente avec insistance dans plusieurs de ses livres comme la tête de la chrétienté et, à ce titre, comme l’artisan premier de la construction européenne : « Le génie chrétien a fait l’Europe. Et si l’Europe, malgré tout, est française en ce qu’elle a vraiment d’européen, c’est que la France est très chrétienne. » C’est pourquoi la SDN des années 1930 lui semble une aberration : la seule « amphictionie possible » est à ses yeux une SDN strictement européenne ; des pays comme l’Inde ou l’Éthiopie, à qui la « raison grecque » autant que la « morale chrétienne » sont étrangères, ne devraient pas avoir la possibilité d’intégrer une telle organisation. Qu’a dû penser Suarès de la création de l’ONU en 1945, trois ans avant sa mort ?

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Plus largement, qu’aurait pensé Suarès de l’Europe de 2023, de la politique de Bruxelles et du Brexit, de la guerre menaçant aux portes de l’Europe ? Sans céder à la tentation de la prosopopée, une certitude demeure. Si la situation géopolitique n’a plus grand-chose à voir avec celle des Vues sur l’Europe, le « principe européen » que l’auteur défendait dès 1897 demeure d’actualité : la survie du Vieux Continent semble plus que jamais résider dans l’unité harmonieuse des nations qui la constituent et dans l’affirmation de son héritage commun face à tout ce qui le met en péril.

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À propos de l’auteur
Antoine de Rosny

Antoine de Rosny

Professeur agrégé de lettres classiques et auteur de plusieurs travaux consacrés à André Suarès.
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