<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> L’histoire mot à mot : « Je suis Charlie »

4 décembre 2023

Temps de lecture : 3 minutes
Photo : Paris, France, 07/01/20 Credit:Hollandse Hoogte/J. van G/SIPA/2001071647
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L’histoire mot à mot : « Je suis Charlie »

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Ces trois mots résonnent pour beaucoup comme un souvenir en hommage à l’attentat de 2015 contre Charlie Hebdo. Pourtant, loin d’être une invention, ce slogan n’a cessé d’être récupéré en modifiant son sens premier. 

Nous avons eu l’étonnant privilège d’assister à l’éclosion d’un mot historique, qui plus est devenu en quelques heures, par les vertus d’internet et des réseaux sociaux, un mot universel. Magistrale confirmation de l’intuition du Canadien Marshall McLuhan qui annonçait, à la fin des années 1960, l’avènement du « village global » : comme une traînée de poudre, comme si le monde n’était pas plus grand qu’un bourg reculé du Cantal où on assigne à résidence les djihadistes non repentis, des hommes et des femmes de tous âges et du monde entier ont brandi ces trois mots, écrits sur fond noir, témoignant d’une émotion qui force le respect, quand bien même une si belle unanimité n’est pas exempte d’ambiguïtés.

Premier paradoxe : ce slogan, symbole de l’affliction universelle et anonyme, a pourtant bien un auteur, qui s’appelle Joachim Roncin, directeur artistique de 39 ans (à l’époque) et collaborateur au magazine Stylist ; on peut même en dater la naissance à la minute près : le 7 janvier 2015 à 12 h 52 selon lefigaro.fr – moins d’une heure trente après les 12 assassinats au siège de Charlie Hebdo. Plus d’une centaine de demandes de dépôt auprès de l’INPI pour des produits dérivés ont d’ailleurs été rejetées, à la satisfaction de son auteur, qui refuse toute utilisation commerciale de ce qui fut pour lui une réaction spontanée de compassion. 

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La logique du slogan rappelle bien sûr quelque chose aux anciens : le « nous sommes tous des juifs allemands » de mai 1968, lorsque les étudiants révoltés se solidarisèrent avec un de leurs meneurs, Daniel Cohn-Bendit, attaqué par le journal Minute, lui reprochant de se prendre pour un nouveau Karl Marx « parce qu’il est juif et allemand ». Avec le temps, la formule s’est confondue avec la mémoire de la Shoah et est devenue expression d’une solidarité avec des victimes innocentes, comme le prouva son utilisation par J. M. Colombani dans Le Monde au lendemain du 11 septembre 2001 : « Nous sommes tous américains. » Un usage déjà sensiblement éloigné du sens premier et constituant une première ambiguïté. 

Ambiguïté qui rejoint l’omniprésence du terme « résistance » pour qualifier ceux qui brandissent fièrement cette pancarte dans des manifestations au grand jour, autorisées par le pouvoir en place et encadrées par la force publique… Certes, il s’agit bien de résister à une menace, mais comment ne pas être troublé par le parallèle implicite avec ceux qui risquaient leur vie à chaque instant dans une France occupée et quadrillée par un ennemi impitoyable ? Si au moins nos manifestants en tiraient une leçon de modestie quand il s’agit de juger le comportement de leurs aïeux, et reconnaissaient à quel point le moindre acte contrariant l’occupant, même futile en apparence, était infiniment plus courageux que le rituel défilé de République à Nation entre deux cordons de gendarmes mobiles ! 

Grandiose, énorme paradoxe, qui aurait dû prêter à rire malgré les circonstances, si on avait voulu rendre vraiment hommage à Charlie Hebdo : entendre Notre-Dame sonner le glas, des manifestants chanter spontanément la Marseillaise et acclamer les « flics » tout en brandissant des pancartes honorant l’équipe la plus anarchiste, antimilitariste, anticléricale et antipatriotique de toute la presse française ! Le chamboulement fut tel que le chanteur Renaud, occupant vaille que vaille le créneau libertaire laissé libre par la mort de Léo Ferré, ira jusqu’à « embrasser un flic », expérience si improbable qu’il en fera une chanson. 

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Le slogan « Je suis Charlie » illustre enfin toute l’ambiguïté des réseaux sociaux, qui sont, comme la langue d’Ésope, la meilleure et la pire des choses : il leur doit son succès foudroyant, mais les rescapés des attentats de janvier 2015, comme Riss, le directeur de rédaction, y sont aujourd’hui en butte aux « nouveaux censeurs », qui laissent libre cours à leur détestation inévitable d’une ligne éditoriale iconoclaste et irrévérencieuse, et tentent d’imposer un nouveau « tyranniquement correct », comme l’écrivait dans le numéro anniversaire de 2020 Richard Malka, l’avocat de l’hebdomadaire. En confondant au passage offense et préjudice. 

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À propos de l’auteur
Pierre Royer

Pierre Royer

Agrégé d’histoire et diplômé de Sciences-Po Paris, Pierre Royer, 53 ans, enseigne au lycée Claude Monet et en classes préparatoires privées dans le groupe Ipesup-Prepasup à Paris. Ses centres d’intérêt sont l’histoire des conflits, en particulier au xxe siècle, et la géopolitique des océans. Dernier ouvrage paru : Dicoatlas de la Grande Guerre, Belin, 2013.
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