L’inquiétante augmentation des attaques de sites religieux en Turquie

30 novembre 2023

Temps de lecture : 5 minutes
Photo : A Istanbul, Sainte Sophie, une église devenue mosquée. (c) unsplash
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L’inquiétante augmentation des attaques de sites religieux en Turquie

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Les attaques visant les sites religieux en Turquie accusent une hausse significative depuis 2015, selon la Commission américaine sur la liberté religieuse internationale. La non-exécution par la Turquie des condamnations par la Cour européenne des droits de l’homme est de surcroît très élevée.

D’abord, une bonne nouvelle. En Turquie, le nombre et la gravité des attaques terroristes contre les lieux de culte ont diminué au cours de la dernière décennie, selon un rapport de la Commission américaine sur la liberté religieuse internationale (USCIRF) publié en novembre 2023.

Les communautés religieuses expliquent que les autorités turques apportent une protection plus efficace et collaborent davantage. En février 2023 par exemple, les autorités turques ont arrêté 15 individus liés à l’État islamique qui auraient reçu l’ordre d’attaquer des églises et des synagogues à Istanbul.

En revanche, les attaques moins spectaculaires visant les lieux de culte et les sites religieux accusent une hausse significative depuis 2015, surtout ceux appartenant aux minorités alévies et protestantes. La Commission américaine déplore que « dans de nombreux cas, la police n’appréhende pas les agresseurs, et dans les cas où les agresseurs sont arrêtés, ils bénéficient souvent d’un traitement indulgent de la part des tribunaux turcs ».

Ainsi, l’analyse de huit médias entre 2003 et 2022 montre que seulement 35 % des assaillants sont identifiés. Presque la moitié de ces assaillants identifiés n’est même pas poursuivie, un quart ne reçoit pas de sanction et seul un quart est effectivement sanctionné.

Les sites religieux menacés par le vandalisme, l’expropriation et la négligence 

La Commission américaine relève une multitude de menaces insidieuses dont elle distingue deux types. D’une part, celles issues de l’action humaine : vandalisme, graffitis, chasse au trésor, extraction de pierres, effraction, vol, confiscation de propriété, incendie criminel, attaque et intimidation des membres des communautés minoritaires.

Ces communautés se sentent particulièrement vulnérables lorsque des responsables turcs au plus haut niveau font des déclarations publiques haineuses et discriminatoires. Par exemple, le 4 mai 2020, le président Erdogan utilise l’expression « terroristes réchappés de l’épée », faisant référence aux survivants du génocide arménien. Deux églises arméniennes d’Istanbul sont attaquées le 8 mai et le 23 mai suivants, tandis que la fondation arménienne Hrant Dink reçoit des menaces de mort.

D’autre part, la Commission américaine relève les dégradations causées au patrimoine des religions minoritaires par le manque d’entretien et la négligence ciblée des autorités turques (érosion, végétation, incendies et activité sismique).

La CEDH redonne au patriarcat grec orthodoxe un orphelinat en ruine 

Le cas de l’orphelinat grec orthodoxe Prinkipo, sur l’île de Büyükada au large d’Istanbul, est emblématique de cette négligence. L’orphelinat est d’abord fermé par les autorités turques en 1964, en représailles contre la Grèce durant la guerre à Chypre, laissé à l’abandon, puis officiellement confisqué en 1997 pour « déshérence ».

En 2005, le patriarcat œcuménique porte l’affaire devant la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), qui ordonne en 2010 la restitution de l’orphelinat, concrétisée par les autorités turques en 2012. Cependant, le plus grand bâtiment en bois d’Europe, construit en 1898, est tombé en ruine. Il incombe désormais à la communauté grecque orthodoxe de restaurer le site, malgré un coût financier considérable de 65 millions d’euros.

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Dans cette affaire, la demande de restitution au lieu d’une simple indemnisation était une grande première pour la CEDH. Et également pour la première fois, la justice turque a obtempéré à une telle décision sans objection, accordant ainsi une victoire à la Pyrrhus à la communauté grecque orthodoxe.

L’impératif de l’exécution des arrêts de la CEDH condamnant la Turquie 

Le Centre européen pour le droit et la justice (ECLJ) agit auprès de la CEDH pour soutenir les communautés chrétiennes dans le recouvrement de leur propriété. Par exemple, la Turquie fut condamnée en novembre 2022 par la CEDH à indemniser une fondation grecque orthodoxe expropriée. Sous prétexte que les garanties procédurales requises à l’échelon national n’avaient pas été respectées par la Turquie, la Cour ne s’est pas prononcée sur la restitution. La fondation doit donc recommencer depuis le début de son procès.

Le Comité des ministres du Conseil de l’Europe, chargé de contrôler l’application des décisions de la CEDH, considère qu’au 31 décembre 2022, la Turquie avait 480 affaires en attente d’exécution. La Turquie est l’État le plus condamné par la CEDH, suivi de près par la Russie qui n’est cependant plus membre du Conseil de l’Europe depuis mars 2022. L’arrêt donnant raison à la fondation du monastère syriaque orthodoxe Mor Gabriel en octobre 2023 est le dernier de la liste d’environ 3 500 condamnations de la Turquie depuis la fondation de la CEDH en 1959.

La CEDH tente de ne pas se laisser faire. Ainsi, en juillet 2022, elle revient avec un nouvel arrêt de condamnation de la Turquie dans l’affaire de l’opposant politique Osman Kavala, suite à son premier arrêt de décembre 2019 qui n’avait pas été exécuté et à sa saisie par le Comité des ministres en février 2022.

Une procédure bien vaine pour M. Erdogan. À la suite d’une énième condamnation en septembre 2023, cette fois-ci dans l’affaire Yüksel Yalçınkaya, le président turc a indiqué, dans son discours d’ouverture de la session du Parlement turc le 1er octobre 2023, sa volonté de ne plus « respecter » les décisions de la CEDH, ni même de les lire.

Le nationalisme turc contre les minorités religieuses 

Les difficultés éprouvées par les Églises chrétiennes à faire respecter leurs droits viennent du nationalisme turc à la fois ethnique et religieux. Le traité de Lausanne de 1923 avait pour but de reconnaître des droits civils, politiques et culturels aux principales minorités non musulmanes. En pratique, la Turquie ne reconnaît que les minorités religieuses grecques, arméniennes et juives, et de surcroit sans même leur accorder tous leurs droits en principe garantis par ce traité.

Ainsi, les Églises grecques et arméniennes n’ont pas de personnalité juridique. Les patriarcats passent par des fondations pour exercer tant bien que mal leurs droits de propriété. Les catholiques latins et les protestants, tout comme les musulmans alévis (donc non sunnites) ne font l’objet d’aucune reconnaissance officielle.

Le contrôle s’exerce aussi sur la formation et la nomination du clergé. Le patriarche et les cadres de l’Église grecque orthodoxe sont obligatoirement turcs et nés en Turquie, afin d’éviter des positions potentiellement trop tournées vers la Grèce. En 1971, sous le prétexte que toutes les universités privées devaient s’affilier à une université gérée par l’État, les autorités turques ont fermé sine die l’institut de théologie orthodoxe de Halki, situé sur l’île d’Heybeliada au large d’Istanbul.

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L’islamisation tous azimuts au service du nationalisme turc

Le rapport de la Turquie à la gestion des religions est simple. La promotion de l’islam soutient son nationalisme. Théoriquement État laïc, la Turquie discrimine tout ce qui n’est pas musulman sunnite. Lors de la récolte de l’impôt, tous les citoyens turcs sont égaux… Mais seul le culte musulman sunnite profite de financements publics, accordés via la Présidence des affaires religieuses (Diyanet).

M. Erdogan parvient même à islamiser la laïcité turque. En juillet 2020, il reconvertit en mosquée la basilique Sainte-Sophie, édifice construit par les Byzantins au Ve siècle et musée depuis 1934. En mai 2021, il inaugure la première mosquée de la place Taksim à Istanbul, épicentre des manifestations connues sous le nom de « mouvement de Gezi », et réprimées dans le sang.

À l’international, le président turc prend soin d’apparaître comme le protecteur des musulmans sunnites bafoués dans leur honneur. Les trois millions d’électeurs turcs en Europe lui sont majoritairement favorables. Partout, M. Erdogan multiplie la construction de mosquées qu’il garde sous son contrôle.

Et pourtant lors de son discours devant l’Assemblée générale de l’ONU à New York en septembre 2023, dans le contexte des corans brûlés en Suède, le président turc estimait que « le racisme, la xénophobie et l’islamophobie » dans des pays européens qu’il n’a pas cités avaient « atteint un niveau intolérable ». Un comble, non ?

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À propos de l’auteur
Thibault van den Bossche

Thibault van den Bossche

Chargé de plaidoyer pour la cause des chrétiens persécutés au Centre européen pour le droit et la justice (ECLJ)
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