Malacca : un détroit cœur du nouveau monde

19 janvier 2023

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Malacca : un détroit cœur du nouveau monde

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Porte de l’Asie, nœud de communication, zone de contact pour les Européens, Malacca est l’un des points saillants du globe. Avec 20% du commerce mondial qui y passe, il est un lieu incontournable de la géopolitique mondiale.

Par Alain Labat

Article original paru sur le site de l’IHEDN région lyonnaise

L’un des guides promenant les touristes sur la petite rivière de Malacca, antique cité sur la côte occidentale de Malaisie, accueille les visiteurs en les saluant dans une vingtaine de langues : mieux, dit-il, que les bénédictions papales… Souvenir d‘un temps – le XVe siècle – où le très puissant et prospère sultanat de Malacca voyait converger les commerçants de l’océan Indien et des mers de Chine ? Avant de succomber aux Portugais avides d’épices et de conversions… Qui règne sur Malacca, disait-on à l’époque, tient en ses mains la gorge de Venise. 1511, Alfonso de Albuquerque s’en rend maître par la ruse et la force : les éléphants de guerre ne peuvent rien contre des canons que l’on entend pour la première fois tonner sous ces cieux, établissant la première possession territoriale de l’Europe entre Inde et Chine. L’active cité marchande conserve aujourd’hui un charme particulier, fort prisé des visiteurs. Vestiges des occupations lusitanienne, hollandaise puis britannique, elle est constellée de mosquées, églises, temples chinois et hindous, et demeure l’un des hauts-lieux de la culture peranakan, communauté sino-malaise aux riches et séduisantes traditions. Sur une paisible éminence, toute de verdure, est Bukit Cina, le plus vaste cimetière chinois hors de Chine, dont les milliers d’antiques sépultures voisinent les puits du Dragon, creusés par les marins de l’amiral Zheng He. Les jonques de haute mer de cet eunuque musulman, missionné par l’empereur Yongle de la dynastie Ming, faisaient relâche à Malacca, en route pour des expéditions de découverte qui les menèrent jusqu’aux côtes orientales de l’Afrique. Mais Malacca n’est pas pour la Chine que réminiscences historiques…

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Un détroit historique

C’est d’abord, entre côtes de la Malaisie et celles de l’île indonésienne de Sumatra, un détroit : 940 km de long, 400 km de large au Nord-Ouest, 15 km au Sud-Est, qui constitue le plus court chemin entre océan Indien et mer de Chine méridionale. Et de nos jours l’une des voies nautiques les plus étroites et congestionnées de la planète – la seconde après Suez – : près de 85.000 navires y font route chaque année –.

Carte de la zone – source: Brèves Marines n°240 (avril 2021), série de notes du Centre d’études stratégiques de la Marine Nationale

2003 : le président chinois Hu Jintao rend publiques ses préoccupations quant à la vulnérabilité de la République populaire regardant une voie si aisée à bloquer. Le « dilemme de Malacca » est né, que dès lors les stratèges pékinois n’auront de cesse de résoudre. Originaires du Moyen-Orient et d’Afrique, 80% des importations chinoises de pétrole – et nombre d’autres tel le cobalt –, comme une bonne part de ses exportations, transitent par un détroit où ne croisent pas que des embarcations de pirates et autres terroristes locaux. Mais aussi des flottes battant pavillons de nations engagées dans la stratégie indopacifique américaine, AUKUS et QUAD (Dialogue quadrilatéral de sécurité) en quoi la Chine voit des coalitions hostiles : des Etats-Unis, disposant dans la région d’alliés et de facilités, à commencer par Singapour, l’Inde, le Japon et l’Australie fort occupés à muscler leurs forces navales… Bab-el-Mandeb, Ormuz, Malacca : les détroits sont les talons d’Achille du premier importateur mondial de pétrole. En cas d’affrontement sino-américain concernant Taïwan, l’US Navy et une Indian Navy, fer de lance de l’Act East Policy de Narendra Modi, seraient à même d’organiser le blocus du dernier… Et en l’état, peu d’alternatives. Les détroits de Lombok et de la Sonde, aux extrémités de Java, sont malcommodes. Et pour les exportations chinoises vers l’Europe, le Passage du Nord-Est, la route maritime par un Arctique russe réchauffé, encore expérimentale…

Un marché de Malacca 

La Nouvelle route maritime de la Soie du XXIe siècle.

En 2013, le président Xi Jinping annonce la renaissance des anciennes Routes de la soie, terrestres et maritime, à l’enseigne de la Belt & Road Initiative (BRI), label d’un projet géo économique dont le maître-mot est la connectivité, qui vise à siniser la mondialisation. Diversification des approvisionnements – pour le pétrole, de l’Iran au Venezuela en passant par le Nigéria -, stratégies de contournement par des corridors terrestres : nombre de ses déclinaisons ont directement à voir avec le dilemme de Malacca.

Le Corridor économique Chine-Pakistan, coûteux programme d’investissements dans des infrastructures de transport, d’énergie et des zones économiques spéciales, a pour emblème le port, civil et militaire, de Gwadar, offrant un accès sur la mer d’Arabie à l’occidentale et turbulente région chinoise du Xinjiang. Mais il est situé dans une province pakistanaise instable, où volontiers parle la poudre, le Baloutchistan… Le Corridor économique Chine-Birmanie (1) permet quant à lui un débouché sur le golfe du Bengale, reliant par Mandalay la province chinoise du Yunnan à Kyaukphyu, port birman en eaux profondes et zone économique spéciale. Pipe-lines, voies ferrées et autres projets BRI se trouvent cependant ralentis par le COVID, et ici par le coup d’Etat militaire de février 2021. Un Corridor Chine-Birmanie-Bangladesh-Inde, qui relierait, toujours par Mandalay, Kunming, capitale de la province chinoise du Yunnan, à Calcutta, demeure dans les cartons. Lorsqu’elle entend « BRI », l’Inde voit rouge : le Corridor Chine-Pakistan traverse des terres revendiquées par New Delhi…

Mosquée de Malacca 

Sur le tracé des antiques Routes terrestres de la soie qui, des siècles durant à travers l’Eurasie relièrent le bassin du fleuve Jaune aux rives de la Méditerranée, les chameaux de Bactriane ont fait place aux oléoducs et gazoducs Kazakhstan/Turkménistan–Chine, tandis que d’autres, septentrionaux, illustrent un partenariat sino-russe « sans limites », en attendant « Force de Sibérie 2 », futur gazoduc transmongol d’une capacité supérieure à Nord Stream 1… Mais ces alternatives ne sont que palliatif à l’irremplaçable détroit. Il existe néanmoins, pour terrasser Malacca, une arme fatale. Elle a nom Kra.

Un Panama asiatique.

Une vieille histoire. Au sud de l’ancien royaume de Siam est un isthme étroit, bordé à l’occident de la mer d’Andaman et à l’orient par le golfe de Thaïlande. Un ingénieux souverain siamois, contemporain de Louis XIV, manda un ingénieur français pour étudier la possibilité d’un canal : irréalisable à l’époque. L’idée ressurgit aux XVIIIe puis XIXe siècles, portée par la Compagnie britannique des Indes orientales. Et dans les années 1880, rôdait dans les parages un certain Ferdinand de Lesseps, éconduit par le fameux roi Chulalongkorn, inquiet des appétits français aux portes de l’Indochine. Siam et Grande-Bretagne s’accordèrent in fine pour enterrer le projet : il ne fallait point nuire à Singapour, joyau de la couronne victorienne…

Un éclair dans le détroit de Malacca vu d’un porte-avion américain

La Belt & Road Initiative a redonné vie au rêve d’un Panama asiatique, canal de 120 km à 30 Mds USD. Il a de nombreux partisans à Bangkok – milieux d’affaires, militaires… – qui font valoir la manne économique ; d’autres s’inquiètent des conséquences en termes de souveraineté, d’endettement et d’environnement d’une infrastructure entièrement financée et réalisée par la Chine. Le plus grand nombre redoute une coupure renforcée entre le Nord du royaume bouddhiste et ses provinces méridionales, en proie depuis les années 1980 à une insurrection de séparatistes musulmans, qui a déjà fait des milliers de morts. On y privilégie donc pour l’heure un projet de voies autoroutières et ferroviaires reliant deux futurs ports sur chacune des façades maritimes.

Entre Kra et Malacca s’étend ainsi un terrain de jeu privilégié pour des Puissances qui les unes jouent aux échecs, d’autres au go. Au go, c’est celui qui encercle l’adversaire qui l’emporte…

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