<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Les médicaments : l’arme blanche de la guerre économique ?

31 mai 2020

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Photo : Scientifique travaillant pour l'industrie pharmaceutique. Photo : Pixabay
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Les médicaments : l’arme blanche de la guerre économique ?

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Tant que les pays émergents n’auront pas accédé réellement à la puissance, ils mèneront une guerre économique sans relâche. L’un des objectifs poursuivis est de garantir l’accès aux ressources rares indispensables à l’indépendance d’une nation. À cette logique, les nouveaux émergents ajoutent désormais la volonté de contrôler certains secteurs vitaux des anciennes puissances.

Au cœur de cette problématique il y a ce que j’ai appelé « la dévaluation normative [1] ». En nous fournissant pour des raisons de coût auprès des pays émergents, nous nous sommes installés dans des pays qui n’ont pas les mêmes normes de qualité, de sécurité et environnementales que nous. Nous avons alors paradoxalement dévalué, en important ces produits, nos propres normes que la quête du progrès nous incite pourtant à continuer à renforcer et a minima à défendre. Il s’agit d’une perte d’indépendance à deux niveaux : le premier, visible, puisque nous nous sommes rendus dépendants de pays tiers pour notre approvisionnement de produits industriels stratégiques ; le second puisque nous remettons en question nos propres normes que nous avons dévalorisées en important des produits qui ne les respectent pas.

De la dépendance à la pénurie ?

L’évolution de l’industrie du médicament en Europe et aux États-Unis depuis trente ans en est une illustration parfaite. La plupart des principes actifs des médicaments sont désormais fabriqués dans les pays émergents. Le principe actif est le cœur du médicament ; ce qui guérit le mal ou ce qui l’aggrave lorsqu’il est falsifié. 80 % des médicaments vendus légalement en Europe et aux États-Unis sont fabriqués à partir de principes actifs importés d’Inde et de Chine contre 20 % à la fin du xxe siècle[2]. Il s’agit principalement de principes actifs pour des génériques pour lesquels, par définition, les pays émergents n’ont par ailleurs pas eu à supporter les coûts de recherche et développement.

Or que constate-t-on parallèlement à cette déterritorialisation, mise en œuvre par les grands donneurs d’ordre que sont les groupes pharmaceutiques, fruit conjugué de l’externalisation de la production, et de la délocalisation vers les pays émergents ? Des cas en forte croissance de pénurie et de falsification de médicaments dont les liens de causalité avec une mondialisation mal maîtrisée sont désormais établis par la Food and Drug Administration (FDA)[3] comme par l’Agence européenne du médicament (EMA)[4].

Les cas de pénurie de médicaments en Europe et aux États-Unis sont en croissance exponentielle. L’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (AFSSAPS) relevait quelques cas de rupture ou de risque de rupture de stocks et de rupture ou tension d’approvisionnement en 2009 et 2010. L’ANSM – qui a succédé à l’AFSSAPS – en constate désormais régulièrement une cinquantaine. Aux États-Unis, on dénombre plus de 80 cas de rupture de stocks ; ce nombre a plus que doublé au cours des dernières années. D’autre part, les cas de falsification se multiplient. La falsification signifie que le médicament pourtant vendu légalement ne contient pas le dosage ou le principe actif attendu. Les douanes européennes estiment que, selon les pays, de 1 à 3 % des médicaments vendus en pharmacie sont falsifiés[5].

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Concurrence déloyale ?

Ce qui est principalement en cause dans les deux cas, c’est la différence entre les normes de qualité qui pèsent sur les producteurs européens et celles auxquelles sont soumis les producteurs asiatiques. La centaine de sites de production de principes actifs en Europe est inspectée régulièrement par les autorités indépendantes comme l’ANSM. 90 % des milliers de sites asiatiques, pourtant souvent exportateurs en Europe, ne l’ont jamais été. Et lorsqu’ils le sont, notamment par la Direction européenne de la qualité du médicament (DEQM), cela débouche dans une majorité de cas sur une annulation ou une suspension des certificats européens qui avaient été accordés : « Depuis 1999, 251 inspections ont été conduites. Leur résultat est inquiétant car le taux de sites non conformes a atteint 32 % en 2011 » selon l’IGAS.

Les États-Unis ont clairement mis en évidence ces causes et ces risques depuis le scandale de l’héparine en 2008 qui a provoqué la mort de plus de quatre-vingts personnes. Parmi ces causes : des usines déclarées fabricantes en Chine qui, en fait, ne sont pas celles qui produisent le principe actif ; la falsification ; un faible contrôle sur place par des autorités indépendantes ou par les clients ; la primauté accordée au coût sur une norme elle-même défaillante. La dépendance de fait, vis-à-vis de quelques fournisseurs des pays émergents, pour l’approvisionnement de principes actifs, a donc accru le risque de pénurie. C’est un véritable enjeu stratégique pour notre politique de santé dès lors que, pour les principes actifs concernés par cette dépendance et ce risque de pénurie, il n’existe pas de principes actifs de substitution accessibles aux pharmaciens et aux patients.

 

Un enjeu géopolitique

Plus encore qu’un problème politique, il s’agit d’un enjeu géopolitique : souhaitons-nous aller jusqu’au bout du reflux de nos capacités de production, abandonner notre indépendance dans la fabrication et donc dans l’accès aux médicaments, notamment en cas de crise sanitaire? Ces enjeux sont connus des pouvoirs publics. « Le maintien de la production en France des médicaments est un enjeu comparable à celui de l’indépendance maîtrisée dans les domaines de l’énergie et de la défense » affirmait le ministre de l’Économie et des Finances lors du Conseil supérieur des industries de santé de janvier 2012. Ces enjeux ne sont pas connus des patients et des citoyens, même si à l’occasion du dernier Comité stratégique de la filière Industries et Technologies de santé, en 2013, un premier pas était fait vers davantage de transparence sur les lieux de fabrication dont l’indication sur les boîtes demeure toutefois… facultative !

Le médicament sera-t-il l’arme blanche de la géopolitique ? La mondialisation est une configuration historique à laquelle on ne peut échapper. Elle offre à moyen terme des opportunités, y compris dans les marchés des pays émergents qui adopteront progressivement les standards des pays réglementés. L’adoption progressive de ces normes par les pays émergents sera également un progrès pour les populations de ces pays. Mais cette approche gagnant-gagnant, pour reprendre un jargon d’entrepreneur, est encore balbutiante. Le jour où elle prévaudra, encore faudra-t-il que notre industrie pharmaceutique n’ait pas disparu sous le coup de la concurrence déloyale ! D’une stratégie de survie et de repli, nous devons passer à une stratégie adaptée aux enjeux des formes modernes de la guerre économique. C’est ce que les États-Unis ont fait en régulant les importations de principes actifs avec la GDUFA[6], confirmant une nouvelle fois leur approche moins naïve que la nôtre.

 

Le pilotage de santé par les coûts ne devrait-il pas aussi s’intéresser aux pénuries et à la qualité des médicaments ? Ne doit-on pas faire également de la prospective en définissant la liste des médicaments « essentiels » en imaginant l’activation de filières nationales ou européennes visant à une autosuffisance sur ces produits ? Le choc d’offre industrielle, nécessaire, doit également être stratégique. C’est ce dont l’Europe a besoin.

  1. « Il faut un choc d’offre industrielle», David Simonnet, Les Échos, 22 août 2012.
  2. Compilation of Community Procedures on Inspections and Exchange of information, 27 june 2013, EMA/385898/2013 Rev 16.
  3. A review of FDA’s approach to medical shortages”, October 2011. (http://www.fda.gov/aboutfda/reportsmanualsforms/reports/ucm275051.htm#contents )
  4. Reflection paper on medicinal product supply shortage caused by manufacturing / gmp compliance problems, implementation plan 2012-2015”, November 23rd 2012, EMA/708575/2012, Patient health protection.
  5. Données communiquées par Marisa Matias députée européenne, rapporteuse du projet de modification de la directive 2001/83/CE.
  6. « Generic Drug User Fee Act », entrée en application au 1eroctobre 2012, cette loi impose aux fabricants à l’étranger de principes actifs tombés dans le domaine public de se déclarer pour exporter aux États-Unis et d’acquitter une redevance annuelle qui donne à la FDA les moyens d’inspecter ces fabricants.
À propos de l’auteur
David Simmonet

David Simmonet

PDG, fondateur et principal actionnaire du groupe industriel Axyntis, auteur du Que Sais-Je ? « Les 100 mots de l’entreprise » publié aux PUF en 2016 et en 2019.
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