<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Mektab Saqar : le contrôle du nord Syrie

19 avril 2022

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Mektab Saqar : le contrôle du nord Syrie

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Depuis 2017, un groupe de jeunes Kurdes originaires de Kobané, Alep et Afrin, a considérablement gagné en influence au sein de l’état-major des Forces démocratiques syriennes. Connu sous le nom de Mektab Saqar (la « société du faucon » en arabe), mais très officiellement baptisé « Bureau des relations spéciales », il est parvenu à s’imposer comme l’interlocuteur exclusif de la coalition occidentale au nord-est de la Syrie. En captant les ressources économiques apportées par cette dernière, ce groupe est devenu un acteur aussi incontournable qu’il est publiquement discret.

Officiellement présent en Syrie de 1984 à 1998, le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) était particulièrement bien implanté à Kobané et Afrin, régions qui ont la particularité d’avoir fortement résisté à l’arabisation des années 1960-1970, à la différence de la Jazireh. La population kurde de cette dernière, généralement plus éduquée et plus riche, est également plutôt favorable au Parti démocrate du Kurdistan de la famille Barzani, grand rival du PKK pour le leadership transfrontalier kurde.

Un réseau né des sociabilités de familles kurdes pro-PKK d’Alep, Kobané et Afrin

Ainsi, la plupart des familles de ces deux bastions kurdes de l’Ouest ont donné beaucoup de combattants et d’argent au PKK dans sa lutte contre la Turquie. Alep, la grande métropole régionale, est aussi le point de rencontre des Kurdes d’Afrin et de Kobané, qui viennent y étudier, commercer ou travailler. L’expérience du PKK dans la région, qui a toujours gardé une présence dans le nord-est même après avoir été chassé par le régime en 1998, et le réseau local bâti dans les années 1980 permettent la mise en place des premières institutions civiles et militaires du « Rojava » à partir de 2011-2012 et du début de la guerre civile syrienne. Certaines familles vont particulièrement se démarquer en obtenant un fort capital militant en récompense de leur soutien au parti, allant de pair avec un capital économique préexistant. La « révolution Rojava » va constituer une grande opportunité politique pour leurs enfants, qui vont se placer dans l’administration naissante.

Ces jeunes « princes » du Rojava, nés entre le milieu et la fin des années 1980, ont pour la plupart suivi un cursus universitaire à Alep. Ils se connaissent bien pour avoir étudié ensemble ou par le biais des liens familiaux et militants. Certains ont fait leurs classes militantes au sein de syndicats étudiants apoïstes, et le passage au sein d’un « centre de formation fermé » du parti est indispensable, mais ils en sortent cependant beaucoup moins idéologisés que leurs parents. C’est principalement au sein des Forces démocratiques syriennes qu’ils se retrouvent, puisque celles-ci exercent le pouvoir réel au nord-est de la Syrie, en s’insérant dans le sillage de Mazloum Abdi (ou Mazloum Kobané), le commandant en chef des FDS depuis 2017. Au cours de son ascension, celui-ci s’entoure de plus en plus de sa parentèle, issue comme lui de Kobané, Alep et Afrin, qui occupe des postes politiques et très rarement combattants.

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La mise en place de Mektab Saqar, concomitance de la volonté américaine de « dékadroification » et d’une opportunité économique

Deux opportunités, fruits de la présence américaine, se présentent à ce réseau au sein des FDS, et marquent le point de départ de la croissance de leur influence économique et politique.

Tout d’abord, la volonté américaine de « dékadroification » du nord-est de la Syrie afin de rassurer la Turquie permet la montée dans les FDS d’individus faiblement idéologisés au fort ancrage local, sans être en rupture avec l’apoïsme. Cela, couplé à la nécessité pour les forces américaines d’avoir un partenaire local fiable pour soutenir sa présence militaire, va progressivement amener à la création entre fin 2017 et début 2018, du « Bureau des relations spéciales » (Ofîsa Tekîliya Taybet en kurmançî) des FDS, afin de formaliser l’interaction avec la coalition. Ce service va être dès le départ majoritairement constitué des « jeunes princes » d’Alep, Kobané et Afrin, et devenir l’interlocuteur privilégié de la coalition pour les affaires sécuritaires. Le Bureau des relations spéciales assure ainsi la protection des emprises, place des officiers de liaison accompagnant sans cesse les militaires et diplomates occidentaux et gère la coordination générale locale, notamment pour les questions logistiques. C’est une excellente manière de se rendre indispensable et de nouer des liens.

Il est intéressant de noter l’adaptation physique et vestimentaire du groupe aux codes américains par rapport à ceux que requiert habituellement le PKK. Par exemple, on peut les voir porter des lunettes de soleil de type militaire comme leurs camarades américains, faire de la musculation, porter la barbe ou se raser, adopter des treillis de camouflage similaire à celui de l’armée de terre américaine. En comparaison, les combattants du PKK ne portent pas de lunettes de soleil, encourage la marche et la gymnastique ; beaucoup arborent la moustache traditionnelle et ont une tenue sobre et sombre. Ces changements participent à rassurer les Américains sur le positionnement idéologique de leurs interlocuteurs. Le modèle de ces derniers est à Erbil et non plus à Kandil.
En même temps que le réseau du Bureau des relations spéciales développe sa relation avec la coalition, l’arrivée d’une société américaine de déminage financée par le département d’État des États-Unis permit un accroissement considérable des ressources économiques pour les membres du Bureau des relations spéciales originaires de Kobané, Alep et Afrin. Ils vont également y gagner leur nom officieux mais le plus usité, y compris entre eux : Mektab Saqar, « la société du Faucon ».

Cette société américaine, en Syrie de 2017 à 2019 (elle a évacué définitivement lors de l’offensive turque d’octobre 2019) avait pour mandat de dépolluer les principales infrastructures à la suite de la bataille de Rakka afin de permettre la reconstruction. Dirigée sur le terrain par des anciens militaires anglo-saxons, en liaison étroite avec les forces américaines en Syrie, et dotée d’un budget estimé à plusieurs dizaines de millions de dollars, elle employait environ 400 à 500 employés locaux, et 150 à 200 expatriés. Elle a sous-traité sa sécurité et sa logistique à une société militaire privée américaine bien connue, qui elle-même sous-traita ces activités à une société syrienne : Mektab Saqar, créée pour l’occasion par des membres du Bureau des relations spéciales à Kobané. Le vetting sécuritaire des employés locaux (en réalité, la sélection du personnel qui ensuite reversait un tiers de son salaire au recruteur), la fourniture de véhicules (plusieurs centaines, régulièrement renouvelés), d’armes, de nourriture et d’équipements divers à cette société américaine, ont permis au groupe fondateur de Mektab Saqar de considérablement s’enrichir et de commencer à se constituer une « clientèle » locale.

Une influence grandissante entraînant des tensions avec la maison-mère PKK

En s’appuyant sur la manne financière et la confiance des Américains d’un côté, et son poids au sein des FDS, Mektab Saqar entreprend alors de se développer davantage dans la fourniture de services à la coalition, que ce soit via une succursale privée de Mektab Saqar ou en tant que Bureau des relations spéciales des FDS.

Les forces occidentales (plus exactement américaines, les autres pays ne pouvant que s’aligner) vont progressivement se mettre dans une situation de dépendance dangereuse vis-à-vis de Mektab Saqar, au fur et à mesure que les États-Unis désengagent ses diplomates et se recentrent sur le strictement sécuritaire à partir de l’offensive turque de 2019. Mektab Saqar devient alors l’interlocuteur et le fournisseur exclusif (et donc surfacturant) de la coalition dans le nord-est syrien. Aucune activité ou rendez-vous ne peut être mené sans son accord. Dans le même temps, ils font grossir les rangs de leur clientèle, puisque l’immense majorité des Kurdes désormais employés sur les emprises de la coalition à Hassakeh et Deir Ezzor, soit comme personnel civil, soit en tant que FDS assigné à la sécurité ou la liaison des militaires occidentaux, vient de Kobané, Alep et Afrin. En parallèle, les militants kurdes de la Jazireh, qui travaillaient avec le Bureau des relations spéciales et la coalition, sont progressivement poussés vers la sortie.

Sous le motif sécuritaire, Mektab Saqar a reproduit avec la majorité des organisations étrangères de déminage, le même mode opératoire qu’avec la société américaine ayant permis son émergence. En effet, les activités de déminage sont le deuxième employeur après l’administration (environ 2 000 salariés locaux à l’été 2019, quasi exclusivement kurdes), et offrent de très hauts salaires (1 400 US dollars pour un démineur de base au sein de la société américaine, alors que le salaire d’un combattant FDS sans grade est de 150 US dollars en 2021).

Si l’accroissement de richesses et d’influence permet à Mektab Sakar de se développer dans d’autres domaines d’activités via des sociétés filiales, principalement le BTP et la logistique pour les ONG étrangères, cela a aussi entraîné une rivalité avec le PKK pour la maîtrise des ressources économiques. Pour celui-ci, le Rojava n’a vocation qu’à être un réservoir de ressources humaines et de fonds afin d’alimenter la lutte contre la Turquie, il est donc essentiel de ne pas perdre l’accès à ces fonds. À partir du printemps 2019, on a observé de l’hostilité entre différentes branches de l’appareil sécuritaire (asayish, police militaire, YPG, FDS, etc.), qui ont diminué à l’été 2019, puis cessé début 2020.

En effet, puisque la coalition se décidait finalement à rester, il semble que la maison-mère PKK et Mektab Saqar soient arrivées au modus vivendi suivant : le PKK garde la main sur l’éducation et le bureau des martyrs, vecteurs de l’idéologie apoïste et outils de mobilisation ; en échange, Mektab Saqar continue de mener ses affaires grâce aux fonds étrangers, enrichit ses fondateurs et meneurs, entretient sa clientèle, mais verse un pourcentage au PKK.

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Un manque de confiance en l’avenir du Rojava produisant une stratégie politique et économique court-termiste

Le bien connu proverbe « les Kurdes n’ont d’amis que leurs montagnes », et les fréquents abandons de leurs alliés occidentaux, le dernier en date remontant à 2019, n’encouragent certes pas à développer une vision à long terme.

Cependant, la stratégie court-termiste de Mektab Saqar contribue à assombrir les perspectives du nord-est de la Syrie. Ce groupe se bat davantage pour survivre et constituer un butin que pour réellement faire bénéficier leur territoire et leur population de la manne étrangère.
Si la crise économique frappant la Syrie en guerre se fait moins sentir dans les régions sous contrôle kurde grâce à l’aide extérieure, il reste cependant de grandes disparités économiques au sein de la société kurde. Kobani en est une bonne illustration : de nombreux taudis côtoient quelques villas ; depuis début 2021 de rares voitures de luxe américaines récentes, similaires à celles de la jeunesse dorée d’Erbil, roulent à côté de voitures asiatiques bon marché des années 1980 ; en l’absence d’ONG étrangères, l’administration autonome civile n’a pas assez de moyens pour rebâtir les infrastructures urbaines.

Parallèlement, les ressentiments ethniques augmentent, à la fois au sein de la population kurde, mais aussi arabes. Les habitants de la Jazireh certes favorisés par la présence et le recrutement d’ONG étrangères, du fait des conditions sécuritaires et de leurs meilleurs niveaux d’éducation, font aujourd’hui l’objet d’une marginalisation progressive dans la sphère économique et décisionnelle. Par exemple, les directeurs des succursales de Mektab Sakar, principalement installées à Hassakeh, sont quasiment tous de Kobané ou d’Alep.

Victimes du racisme du régime et d’une grande partie de la population arabe pendant des décennies, élevés dans le mythe d’une Kobané symbole d’une kurdicité pure résistante à l’arabisation, les membres de Mektab Saqar agissent dans un esprit revanchard avec les populations arabes. Le mépris avec lequel elles sont traitées nourrit un fort potentiel de violence antikurde lorsque la bonne opportunité se présentera.

Cependant, Mektab Saqar se maintient à la fois par une répression brutale, voire mortelle, des rares voix dissonantes locales, et par les emplois et les fonds qu’elle injecte lorsque la colère gronde. Et si certains partenaires occidentaux des FDS, militaires comme humanitaires, sont las des diktats et extorsions qu’ils subissent, les États-Unis, à la fois par méconnaissance et désintérêt, rendent possible le maintien de ce système, du moins jusqu’à leur départ de la région.

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John Paplart

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