Brésil : Et si on remettait les choses à l’endroit ?

16 avril 2021

Temps de lecture : 7 minutes
Photo : Brésil : Et si on remettait les choses à l’endroit ? Crédit photo : Pixabay
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Brésil : Et si on remettait les choses à l’endroit ?

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Le Brésil aurait mal géré l’épidémie de covid et serait aujourd’hui la source d’un variant « brésilien » plus contagieux et plus létal. Qu’en est-il de la situation brésilienne au regard des données disponibles du ministère de la Santé et des organismes sociaux ?

 

À grand fracas, et de manière particulièrement inhabituelle étant donné son bilan en matière de contrôle des frontières nationales durant la pandémie de COVID-19, le gouvernement français a décidé le 13 avril 2021 de suspendre sine die les vols entre la France et le Brésil. La situation serait « hors de contrôle » côté brésilien, notamment en raison du « variant P1 » peut-être plus contagieux que d’autres souches, et qui semblerait toucher des populations plus jeunes. Nonobstant le fait que personne ne dispose de données scientifiques définitives concernant la dangerosité du variant en question, le Brésil est régulièrement attaqué dans la presse internationale comme étant le berceau d’une hypothétique apocalypse. La faute en incomberait principalement au gouvernement de Jair Bolsonaro, et plus spécialement à son inaction récurrente ou à son « cynisme » dans la gestion de l’épidémie. Vu du Planalto, siège de la présidence à Brasilia, ces jugements à l’emporte-pièce paraissent particulièrement sévères, et ils s’embarrassent bien peu des réalités brésiliennes.

 

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L’origine du variant brésilien

En premier lieu, il est intéressant de noter que la découverte du variant P1, originaire de la ville de Manaus en Amazonie, date de janvier 2021. Le Brésil n’a depuis fait aucun mystère de cette souche du virus. La France de son côté ignore d’autant moins le variant P1 que la Guyane française héberge la plus grande frontière terrestre de notre pays, précisément avec l’Amazonie brésilienne. Cette frontière est particulièrement poreuse dans le sens Brésil-France, et 84% des cas recensés de COVID sur ce territoire ultra-marin seraient des P1. Il y a encore quelques jours, la situation épidémique avait été déclarée « stabilisée » en Guyane, ce qui interroge sur la soudaine réaction française face au variant brésilien : répond-elle réellement à des impératifs sanitaires, ou est-elle liée à des facteurs de politique intérieure, par exemple les élections régionales de juin 2021, ou encore la cacophonie de la distribution des vaccins sur le territoire français ?

Les chiffres « effroyables » de la mortalité COVID au Brésil ne le sont finalement peut-être pas tant que cela, puisqu’ils sont finalement très proches de ceux de la France – une mortalité totale d’environ 0,16% de la population brésilienne, contre 0,15% de la population française, alors que le système de santé publique brésilien était jusqu’ici régulièrement décrit comme quasi-moyenâgeux, et le français comme une référence mondiale. Il était à l’avance évident que le système de santé publique brésilien ne pourrait pas résister à une quelconque épidémie d’importance : il était déjà totalement à saturation en période « normale », tandis que les délais d’attente avant toute procédure ou rendez-vous médical étaient habituellement gigantesques.

Au Brésil, il existe de fait une médecine à deux voire trois vitesses, en fonction des capacités des uns et des autres de souscrire à d’onéreuses assurances médicales privées. L’hôpital public, où ne se rendent finalement que les classes les plus populaires, est laissé pour compte depuis fort longtemps, et la situation s’est significativement aggravée sous les mandatures précédentes. Entre détournements de fonds massifs et refus tenace de développer de nouvelles filières de formation médicales, pour plutôt recourir à grands frais à des médecins ou paramédicaux étrangers (en particulier cubains), Bolsonaro a hérité en janvier 2019 d’un canard plus que boiteux, mais dont les professionnels sont pourtant parvenus à tenir la dragée haute à leurs collègues français…

 

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Crise épidémique et séparation des pouvoirs

Mais revenons surtout sur la nature profondément fédérale du Brésil, et sur le fait qu’il y règne une véritable séparation des pouvoirs exécutif, législatif, et judiciaire inconnue dans notre pays. C’est sans doute elle qui a le plus fortement limité l’action du gouvernement de Brasilia pendant la pandémie, et ce à plus d’un égard.

C’est d’abord le pouvoir judiciaire, et surtout le Tribunal Suprême Fédéral (STF), plus haut degré juridictionnel brésilien (et dont au passage les décisions ne sont pas contestables par le pouvoir exécutif), qui a rendu en avril 2020 un arrêt bien dommageable à l’action du gouvernement central. Bien que manifestement anticonstitutionnel, puisque rendu par une institution éminemment politique (dont tous les membres ont été nommés lors de précédentes présidences), cet arrêt confie aux gouverneurs d’État et aux maires des grandes villes du pays une compétence discrétionnaire et supérieure à celle du gouvernement fédéral en matière de gestion de la pandémie. En dépit de l’état d’urgence sanitaire décrété par le gouvernement central, autrement dit, ce dernier s’est donc vu confisquer toutes ses compétences directes dans la lutte contre le COVID.

Contrairement à la croyance répandue selon laquelle le Brésil aurait été le « champion de l’hydroxy-chloroquine », chaque État a de facto été autorisé par le STF à fixer ses règles de prescription médicale, de distanciation sociale ou de confinement, et finalement même de décompte des décès liés à la pandémie (de nombreuses incohérences sont du reste rapportées à ce propos), ce qui a bien entendu nui à la cohérence de la politique sanitaire nationale. Parfois par pure hostilité vis-à-vis de Bolsonaro, souvent par incompétence notoire ou pire encore, en raison de nouveaux détournements de fonds publics, la plupart des États fédérés n’ont guère brillé par leur efficacité pour combattre le virus à des stades précoces, malgré leurs constantes critiques de l’administration présidentielle. Or le gouvernement de Brasilia n’a cessé depuis le début de la pandémie d’essayer de maintenir le niveau de vie des classes les plus pauvres via des aides directes aux familles, et de très largement financer les États fédérés, dont la tâche principale était d’urgemment créer 250 000 nouveaux lits de réanimation dans le secteur public et des unités de production d’oxygène en quantité suffisante.

Les fonds dont les États ont bénéficié afin de soutenir l’activité économique et de combattre la pandémie sont colossaux : jusqu’à 26 milliards d’euros pour l’État de Sao Paulo, ou encore 2,5 milliards d’euros pour le très dépeuplé État d’Amazonas (4 millions d’habitants, dont la capitale est la sinistrée Manaus). À ce jour, cependant, seul un tiers des lits de réanimation devant être créé l’ont effectivement été, tandis que c’est l’Armée qui est toujours contrainte d’approvisionner en oxygène par pont aérien la ville de Manaus. C’est encore l’Armée qui a été contrainte d’augmenter ses capacités en réanimation de 135% dans tous les hôpitaux militaires du pays afin de pallier les insuffisances des hôpitaux civils. C’est toujours l’Armée et le ministère des Infrastructures, dirigé par un ancien militaire, qui ont récemment inauguré une nouvelle usine de générateurs d’oxygène, qui sont acheminés dans tous les États en faisant la demande. Alerté par ces disparitions et gaspillages de fonds fédéraux, le procureur général de Brasilia a en tout état de cause déjà entamé de nombreuses procédures d’enquête à l’encontre de divers gouverneurs et maires de grandes villes – ce qui n’empêche pas certains d’entre eux de pousser l’indécence jusqu’à désormais réclamer publiquement l’aide financière directe d’organismes internationaux, tels que la Banque Mondiale ou le FMI…

 

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Un pouvoir entravé

C’est ensuite le pouvoir législatif qui a largement nui à l’action du gouvernement central brésilien, lui opposant de basses combinaisons politiciennes et la volonté d’affaiblir politiquement le Président. Ainsi le Parlement a par exemple refusé l’allocation des crédits destinés à régler les vaccins commandés par Brasilia dès août 2020 jusqu’au mois de…décembre 2020. La presse internationale et l’opposition politico-médiatique ont dès lors eu bon dos de critiquer le retard supposé pris par le Brésil en termes de commandes de vaccins, ou de dénoncer le manque de leadership de Jair Bolsonaro sur ce dossier. Ce dernier et son gouvernement, bon an mal an, ont néanmoins largement rattrapé ce retard. Jouant intelligemment sur la concurrence internationale, et faisant fi des pressions nord-américaines souhaitant leur interdire les produits russes ou chinois, ils sont parvenus à signer des contrats portant sur 520 millions de doses, dont beaucoup seront produites au Brésil sous licence. Mobilisant les forces vives de la nation, et une fois encore l’Armée pour assurer la logistique, le Brésil parvient désormais à vacciner un million de personnes par jour, ce qui fait de lui le quatrième pays au monde au nombre de vaccinations (un peu plus de 24 millions réalisées au 13 avril 2021), loin devant la France malgré un territoire plus de 15 fois plus vaste.

Il serait déplacé de nier la souffrance du peuple brésilien, mais il faut la resituer dans toute sa complexité. Certes la pandémie a emporté une partie des anciens (le Brésil connaît un vieillissement général sans précédent depuis une quinzaine d’années), ainsi que des populations plus jeunes, dont beaucoup sont en fait les victimes de l’autre véritable épidémie du pays : l’obésité morbide, le diabète et les maladies cardio-vasculaires, qui touchent avant tout les plus pauvres. Dans certaines zones géographiques du pays, notamment en Amazonie, la précarité ambiante a également fortement contribué à des situations tout à fait dramatiques. Mais les confinements stricts et à répétition décrétée par certains gouverneurs d’État (d’aucuns y recherchant clairement un bénéfice politique personnel) continuent en parallèle d’avoir des effets tout aussi sinon plus dévastateurs parmi les classes populaires. Il n’y a au Brésil aucun chômage partiel, et encore moins pour les catégories de travailleurs les plus précaires ou appartenant à l’énorme secteur « informel ». Il n’y a pas non plus d’aides au profit des petits et moyens commerçants qui ont été contraints de fermer boutique.

 

Le retour de la criminalité

Dans le même temps, le gouvernement fédéral est désormais à court de ressources, et ce d’autant qu’il a été diabolisé sur la scène et les marchés financiers internationaux, pour financer les aides sociales ad hoc mises en place en 2020 afin d’endiguer la pauvreté la plus noire. Au quotidien, les gens de plusieurs grandes métropoles, tout spécialement à Sao Paulo, ne comprennent plus non plus l’agressivité d’une police aux ordres des maires et gouverneurs, celle-ci traitant de simples vendeurs de rue comme des délinquants violents, et n’hésitant pas à jeter les commerçants qui tentent d’ouvrir leurs établissements en prison. Les factions criminelles, quant à elles, prospèrent allègrement sur cette misère sociale et sur les nouvelles priorités des forces de sécurité. Là où elles avaient perdu un terrain considérable pendant les premiers mois de la présidence Bolsonaro, elles sont en train de retrouver un terreau fertile de recrutement de nouveaux soldats, sans parler des nouvelles opportunités de blanchiment que leur offrent les nombreux petits commerces souhaitant à tout prix éviter la faillite. Il est par conséquent impératif que la campagne informationnelle parfaitement injuste qui touche le Brésil cesse au plus vite, à défaut de quoi la colossale catastrophe humaine, économique, sanitaire et sécuritaire en gestation déstabilisera durablement l’ensemble de la région.

 

Sources

·      France-Guyane, 13/04/2021 : « COVID – 84% de variant brésilien, la souche historique quasi disparue »
·      BBC News Brasil, 16/04/2020 : « Modelo aponta colapso do sistema de saúde »
·      Universo Online, 15/04/2020 : « STF dá poder a estados para atuar contra covid-19 e impõe revés a Bolsonaro »
·      Jornal NH, 19/03/2021 : « PGR pede prestação de contas sobre o gasto de recursos federais no enfrentamento da pandemia »
·      Globo, 15/03/2021 : « EUA pressionaram Brasil a não comprar a Sputnik V »
·      Jornal Estado de Minas, 05/04/2021 : « Cartéis, gangues e facções criminosas se adaptam ao mundo em pandemia »
·      César Munoz, Human Rights Watch, 03/03/2021 : « Brasil soffre uma epidemia propria de brutalidade policial »
·      Erico Lotufo, InfoMoney, 20/03/2021 : « Plano São Paulo aperta fiscalização de comércios e estabelecimentos no estado; veja multas em caso de infração »
·      Exercito Brasileiro (Armée brésilienne)

 

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À propos de l’auteur
Nicolas Dolo

Nicolas Dolo

Entrepreneur, spécialiste du Brésil et de la Russie. Il est l’auteur, avec Bruno Racouchot, d’un ouvrage sur le Brésil publié aux éditions ESKA en juin 2019 : « Brésil : Corruption - Trafic - Violence – Criminalité ».
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