« Nixon in China » : quand la géopolitique s’invite sur une scène d’opéra

7 mai 2023

Temps de lecture : 7 minutes
Photo : FILE - un membre de l'armée chinoise défile avant la cérémonie d'accueil du président Donald Trump et du président chinois Xi Jinping au Grand Hall du Peuple, à Pékin, en Chine. (AP Photo/Andrew Harnik, File)/WX125/19015796083869/A NOV. 9, 2017, FILE PHOTO/1901152317
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« Nixon in China » : quand la géopolitique s’invite sur une scène d’opéra

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L’opéra Nixon in China (1987), œuvre majeure de la fin du XXe siècle, est entré tout récemment au répertoire de l’Opéra national de Paris. Drame historique et politique en trois actes, l’œuvre de John Adams est composée sur un livret d’Alice Goodman, et mise en scène dans cette version par Valentina Carrasco. Son intrigue repose sur un événement emblématique des mutations géopolitiques de la fin du XXe siècle : la visite de Richard Nixon en Chine en février 1972.

Taline Ter Minassian, Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco)

Mettre en musique l’histoire récente

À la lumière des tensions croissantes des relations sino-américaines et de la visite récente d’Emmanuel Macron et d’Ursula Von Der Leyen à Xi Jinping, cette production est une occasion de convoquer les grandes questions internationales du XXe et du XXIe siècles sous l’angle de l’opéra et du chant lyrique.

Non que la représentation de la politique à l’opéra soit une nouveauté : il est admis que le Nabucco (1842) de Verdi illustre et même engendre les prémices de l’unité italienne, de même que la dernière phase de l’expansion de l’Empire russe au XIXe siècle trouve sa voix, dans les appartements du Kremlin, dans la célèbre leçon de géographie de Fiodor dans le Boris Godounov (1869) de Moussorgski.

Mais dans ces deux cas, comme dans beaucoup d’autres opéras, la transposition dans d’autres époques et d’autres lieux induit une distance temporelle considérable entre l’époque de la composition et l’univers de l’opéra. L’histoire y a donc essentiellement un statut métaphorique alors même que la musique produit à chaque représentation un effet inverse d’immédiateté. Trépidation rythmique, pics d’intensité, hardiesses harmoniques et chant lyrique agissent sur les émotions et le corps du spectateur éprouvé dans l’époque et dans l’instant même de la performance.

Si l’opéra peut déclencher des passions politiques, la politique elle-même n’est-elle pas une forme d’opéra ? Fondé sur les temps forts du voyage de Nixon à Pékin en février 1972 au cours duquel le président américain, accompagné de son épouse et du conseiller Henry Kissinger – architecte de cette visite historique – rencontre les hauts dignitaires du régime communiste chinois, Nixon in China répond à cette question.

Cet opéra a pour originalité de présenter à l’époque de sa composition un argument tiré de l’histoire récente, voire de l’histoire immédiate. L’idée d’un opéra consacré à la visite de Nixon en Chine aurait germé dans l’esprit de Peter Sellars après sa lecture des Mémoires de Henry Kissinger. À cette époque, Sellars songeait également à concevoir sa propre version d’un ballet communiste chinois.

Ce fut Nixon in China, né de sa collaboration avec John Adams et Alice Goodman, tous trois issus de Harvard, une œuvre qui fait finalement écho aux mêmes critères de modernité thématique et musicale que les yangbanxi, les « œuvres modèles de la scène », opéras conçus pendant la Révolution culturelle et promus par Jiang Qing, la dernière épouse de Mao Zedong.

Dans le second acte de Nixon in China, le président américain et son épouse, la dévouée Pat, assistent aux côtés de Jiang Qing à une représentation du fameux ballet Le Détachement Féminin Rouge dont l’histoire célèbre l’héroïsme d’un régiment de femmes à l’époque de la guerre civile, dans les années 1930, dans l’île de Hainan – ballet auquel ils ont effectivement assisté.

Cette mise en abyme – la représentation d’un ballet chinois à thème contemporain dans un opéra américain – montre la réussite du pari initial de Peter Sellars : Nixon in China répond effectivement aux mêmes critères de contemporanéité qu’un ballet communiste chinois. Mais s’il s’agit de s’emparer d’un sujet contemporain et qui plus est, de le traiter sur un mode réaliste et même documentaire, Nixon in China ne se réduit pas à ce que ses détracteurs ont appelé à l’époque de sa création un « CNN opéra ».

Une semaine qui a changé le monde ?

Lors de sa création sur la scène de l’opéra de Houston en octobre 1987, Peter Sellars n’avait pas lésiné sur les moyens : les époux Nixon et Kissinger sortaient de l’avion présidentiel reconstitué sur scène, le Spirit of ‘76 – qui n’est rien d’autre que Air Force One – dont le nom rappelle l’esprit de la Déclaration d’Indépendance des États-Unis.

Tout un symbole que Valentina Carrasco, née à Buenos Aires, n’a pas voulu reprendre à la lettre : dans la mise en scène de l’opéra Bastille, un autre emblème de l’Amérique, un terrifiant aigle de métal aux yeux rouges, se pose sur le tarmac de l’aéroport de Pékin. Il faut se souvenir que le 21 février 1972, la poignée de main entre Mao et Nixon a eu à l’époque un retentissement historique presque aussi grand que le premier pas de Neil Armstrong sur la lune trois ans plus tôt.

Au terme de cette semaine de voyage officiel en Chine, Nixon avait porté un toast en déclarant : « nous avons été ici une semaine. Une semaine qui a changé le monde ». Alors que la guerre du Viet Nam battait son plein et que l’anticommunisme américain voyait dans le schisme sino-soviétique une opportunité diplomatique, la visite de Nixon en Chine contribua-t-elle réellement à la détente ?

Le texte d’Alice Goodman habilement construit sur une succession de scènes décrivant le faste des réceptions officielles et des moments intimistes de solitude et de doute, renvoie les deux protagonistes dos à dos.

Lorsque Nixon, par la voix du baryton Thomas Hampson, chante « Joignons nos mains, faisons la paix, pour une fois/L’histoire est notre mère », un Mao incarné par le ténor John Matthew Myers, lui répond : « L’histoire est une sale truie/Si par chance nous échappons à son groin/Elle nous écrase ».

Le président américain tente de le ramener à des considérations géopolitiques plus concrètes : « Parlons à présent de Taïwan/Du Vietnam et des problèmes de là-bas, du Japon… ».

On ne peut que constater, à l’aune de l’actualité récente, l’étonnant continuo des questions internationales évoquées dans Nixon in China, un des airs principaux revenant à Pat Nixon, incarnée par Renée Fleming, soprano lyrique américaine au statut de star internationale.

En manteau rouge, elle joue à cache-cache et sympathise avec le dragon chinois. Préfigurant la fameuse « fin de l’histoire » théorisée par Francis Fukuyama après la chute de l’Union soviétique en 1991, l’air de Pat Nixon, « This is Prophetic » débute ainsi : « Voici la prophétie ! Je vois/Qu’un temps va venir où le luxe/Se dissoudra dans l’atmosphère/Comme un parfum, où de toutes parts/Les vertus les plus simples prendront racine/Et donneront des branches,/Des feuilles et des fleurs ».

L’éloquence des personnages portée par les vers d’Alice Goodman est renforcée par la musique de John Adams, un compositeur minimaliste de la seconde génération inspiré par Philip Glass, Steve Reich et Terry Riley. Consonante et répétitive, caractérisée par un certain statisme harmonique créant chez l’auditeur un sentiment d’attente, la musique se colore de rythmes syncopés et des interventions éclatantes des cuivres. Sur ce riche tapis orchestral, les parties vocales se déploient en phrases mélodiques tour à tour déclamatoires, introspectives ou virtuoses. L’air de Jiang Qing, la femme de Mao qui était elle-même actrice et chanteuse, est chanté par Kathleen Kim. Il s’agit d’un morceau de bravoure réservé à une soprano colorature à la manière de la Reine de la Nuit.

Notons que Peng Liyuan, l’épouse de Xi Jingping, est une soprano reconnue en Chine : en 1980, jeune soldate de l’Armée populaire de libération, elle est remarquée pour son talent vocal et se produit dans des spectacles pour soutenir le moral des troupes ; elle deviendra ensuite une artiste très populaire.

De la diplomatie du ping-pong à la Révolution culturelle

Valentina Carrasco a voulu, pour cette première production à l’Opéra national de Paris, traiter le fait historique de la visite de Nixon en Chine d’un point de vue métaphorique. Elle a en tous cas, cherché à se démarquer de la mise en scène « réaliste » qui avait été celle de la création de l’œuvre à l’opéra de Houston.

À la base même de toute sa mise en scène, la diplomatie du ping-pong : en 1971, au cœur de la guerre froide, alors que les relations entre la Chine et les États-Unis étaient au point mort, les équipes nationales chinoises et américaines de tennis de table avaient participé au Japon aux Championnats du monde. Alors que toute relation entre sportifs chinois et américains était interdite, des échanges amicaux eurent tout de même lieu, incitant finalement les autorités chinoises à convier les sportifs américains en Chine.

Ainsi, le sport aurait joué un rôle de médiation diplomatique et permis l’invitation reçue, quelques mois plus tard, par Richard Nixon. La metteuse en scène est donc partie de l’idée intuitive d’une table de ping-pong, « une belle image pour symboliser le jeu politique : deux espaces s’affrontent où les joueurs se renvoient la responsabilité. Le ping-pong est aussi très percussif, comme la musique de John Adams. Plusieurs pages de la partition évoquent le va-et-vient rythmique d’une balle. C’est aussi un sport très chorégraphique ; ce qui est intéressant pour cette œuvre où les scènes de chœur sont nombreuses », confie la metteuse en scène. Au chœur reviennent en effet, des parties très brillantes de l’œuvre, composées selon une écriture verticale, non contrapuntique, les chœurs chantant d’une seule voix à l’image de la foule endoctrinée.

On peut être moins convaincu par l’usage un peu trop didactique d’extraits documentaires à propos de la guerre du Viet Nam et des horreurs de la révolution culturelle (1966-1976). À l’acte I, la surélévation du plateau au moment de la rencontre de Nixon et de Kissinger permet de saisir les dessous de la rencontre officielle.

Dans le bureau de Mao Zedong, les protagonistes échangent des considérations philosophico-politiques tandis que dans les entrailles de la scène transformées en sinistres geôles, des gardes rouges procèdent à un autodafé continuel précipitant dans un four rougeoyant, livres et instruments interdits, notamment un violon, référence à un extrait du documentaire de Murray Lerner De Mao à Mozart (1981)_ projeté ensuite. Une manière sans doute un peu trop appuyée de rappeler que la révolution culturelle avait totalement proscrit la pratique de la musique occidentale.

Devenu classique, ce premier opéra de John Adams a été suivi par d’autres œuvres inspirées de l’histoire du second XXe siècle comme The Death of Klinghoffer (1991) à propos de la prise d’otages de l’Achille Lauro sur un livret d’Alice Goodman ou encore Doctor Atomic (2005) évoquant Robert Oppenheimer et le projet Manhattan sur un livret de Peter Sellars.The Conversation

Taline Ter Minassian, Historienne, professeure des universités. Directrice de l’Observatoire des États post-soviétiques (équipe CREE), Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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Fondée en 2014, Conflits est devenue la principale revue francophone de géopolitique. Elle publie sur tous les supports (magazine, web, podcast, vidéos) et regroupe les auteurs de l'école de géopolitique réaliste et pragmatique.
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