<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Nouvel aéroport d’Istanbul : la porte du troisième monde

29 janvier 2023

Temps de lecture : 5 minutes
Photo : Mandatory Credit: Photo by Lev Radin/Pacific Press/Shutterstock (12906707ae) General view of Istanbul International Airport during Holy month of Ramadan. Airport is lovely decorated for the occasion of Ramadan. Duty Free stores are full with traditonal Turkish sweets like Rahat Lokum known as Turkish delight, halva, souvenirs including rugs for prayers and hookahs Istanbul International Airport, Turkey - 21 Apr 2022/shutterstock_editorial_Istanbul_International_Airpor_12906707ae//2204221605
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Nouvel aéroport d’Istanbul : la porte du troisième monde

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Étalon de la « Nouvelle Turquie » Istanbul continue de fasciner. À la confluence de l’Eurasie, le nouvel aéroport stambouliote entend replacer l’ancienne capitale impériale au centre du monde.  

Istanbul, 29 octobre 2018. Dans le hall rutilant de l’aéroport d’Istanbul, Recep Tayyip Erdogan achève son discours inaugural. Face à un parterre de chefs d’État, le reis (le chef) s’exclame : « Géographiquement, notre pays, en particulier Istanbul, a toujours occupé une position stratégique tout au long de son histoire. Avec l’ouverture de cet aéroport, la Turquie deviendra le centre de transit le plus important des routes nord-sud et est-ouest[1]. »

Quelques heures plus tard, le premier avion s’envole des pistes tout juste apprêtées. Symboliquement, il met le cap sur Ankara, la capitale de la République. D’un coup d’aile, la nouvelle Turquie d’Erdogan salue l’ancienne Turquie d’Atatürk. Mais la première a choisi Istanbul comme talisman de sa puissance. Au-delà de son gigantisme de verre et de béton, le nouvel aéroport a été pensé comme une ville céleste. Surtout, il marque le seuil d’un troisième monde et de ses richesses, l’Eurasie.

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Un, deux, trois aéroports

À l’origine, Istanbul compte deux aéroports : Atatürk sur la rive européenne et Sabiha Gökçen sur la rive asiatique. Au début des années 2010, l’explosion du trafic aérien oblige les autorités turques à envisager un troisième aéroport.

Plus profondément, ce projet épouse la volonté des élites islamo-conservatrices de redonner à Istanbul son lustre de métropole planétaire. Depuis une décennie, des projets fous ont métamorphosé la physionomie d’Istanbul. Point d’orgue de cette frénésie des grandeurs, le troisième aéroport prévoit à son achèvement en 2027 :

Une surface de 76 millions de m; 645 000 tonnes d’acier, soit 80 fois la tour Eiffel ; six pistes ; un transit de 150 à 200 millions de passagers par an ; un parc prévu pour 500 avions ; un parking de 70 000 places automobiles ; 9 000 caméras dotées de logiciel de reconnaissance faciale ; un port spécialement construit sur la mer Noire pour livrer du kérosène par pipeline ; le plus grand espace de duty free du monde (55 000 m2) ; une desserte automatique par métro express à grande vitesse.

Au-delà des chiffres qui donnent le tournis, ce projet ambitionne de ravir le flambeau de premier aéroport mondial. En réalité, le nouvel aéroport signe le point de jonction entre deux autres projets pharaoniques. Tout d’abord, celui du Kanal Istanbul qui prévoit l’ouverture d’un canal de 50 km de long sur 150 m de large, reliant la mer Noire à la mer de Marmara. Il désengorgerait le trafic des supertankers en provenance de Rostov. À l’autre extrémité, le troisième pont, baptisé Sultan Yavuz, surplombe déjà le Bosphore. Achevée depuis 2015, l’arche déroule son cordon d’asphalte de la rive asiatique à l’aéroport.

La ville des cieux  

Erdogan a parfaitement saisi l’aura symbolique d’Istanbul. Par opposition à Ankara, austère bourgade perdue au milieu des plateaux désolés d’Anatolie, Istanbul demeure la ville impériale par excellence. À la croisée de l’Orient et de l’Occident, elle perpétue l’idée d’empire universel.

Preuve de cette volonté, le président turc a lui-même qualifié Istanbul de « bien le plus précieux de la Turquie ». Sa ville natale (16 millions d’habitants) doit être la vitrine et la corne d’abondance du pays. En effet, les métropoles concentrent les activités de commandement (économique, politique, culturelle), elles vont de pair avec la mondialisation et captent les flux de richesses.

Dès lors, plus qu’une vulgaire infrastructure, le nouvel aéroport s’apparente à une ville à part entière. Si le bazar faisait battre le cœur de la Constantinople ottomane, l’aéroport d’Istanbul doit devenir le caravansérail des routes aériennes à la fourche de l’Afro-Eurasie. En clair, le centre d’Istanbul glisse vers son aéroport. On rejoint ici l’idée d’aéroport city. C’est-à-dire d’un aéroport capable d’accueillir de multiples services : bureaux, hôtels, centres commerciaux, congrès, bibliothèque, mosquée. Le visiteur de passage pourrait séjourner à Istanbul sans demeurer en ville. Connecté par voie express, le centre historique resterait toujours aussi attractif. Quant à la circulation automobile, elle gagnerait en fluidité.

Déclin du secteur rural et métropolisation des activités stimuleraient l’emploi. D’autant que la Turquie espère promouvoir des services à fortes valeurs ajoutées. Ainsi, Istanbul est devenue la première destination du tourisme médical (prothèse, implant capillaire, myopie au laser) en Europe. À terme, c’est l’élévation du niveau de vie de toute la population qui est visée.

Les entreprises de BTP, très liées aux islamo-conservateurs, considèrent l’aéroport comme une cause existentielle. Effectivement, sans avoir recours à l’État, le chantier se finance grâce au capital privé. En échange de l’usufruit de l’aéroport, les sociétés bénéficiaires se remboursent. L’avantage est évident. D’un côté, le gouvernement ne dépense rien et de l’autre il déverse une manne faramineuse sur son réseau. Les bénéfices générés alimentent de vastes groupes médiatiques qui en retour servent de chambre d’écho au pouvoir[2]. Tout se tient. Personne n’a intérêt à la faillite du système ou même à une simple alternance politique.

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Le troisième monde

S’engager dans des réalisations aussi prodigieuses reviendrait à retrouver l’audace du conquérant Mehmet II, figure incontournable des discours du reis. Un siècle après la proclamation de la République, cette seconde conquête fixerait en 2023 l’ultime clou au cercueil kémaliste. Déjà dépouillé de son rôle de porte du pays, il est prévu de transformer l’aéroport Atatürk en vaste espace vert sur le modèle de Berlin Tempelhof.

De la destruction purificatrice à la reconstruction régénératrice, il n’y a qu’un pas. L’exaltation de la grandeur retrouvée exige des symboles. En réalité, l’aéroport scelle le double héritage de la turcité et de l’Islam, de la nation et de l’empire. En premier lieu, la tour de contrôle projette ses 90 m sous la forme d’une gigantesque tulipe. Fleur nationale, allégorie de l’éternité, la tulipe a été adoptée par les tribus turques au gré de leur transhumance vers l’ouest. Davantage connotée, la mosquée Ali Kusçu dresse ses deux minarets à quelques encablures de l’aérogare. Prévue pour accueillir jusqu’à 6 000 fidèles, son nom célèbre un astronome ottoman originaire de Samarcande au xve siècle[3]. Le message coule de source : science et foi sont compatibles. À cela s’ajoute une pincée de tiers-mondisme. Dans son discours inaugural, Erdogan martèle qu’il appartient à « une nation qui n’a la ni la honte du colonialisme dans son passé, ni l’infamie du massacre sur son front, ni la tâche de l’inimitié envers l’humanité dans son cœur[4] ».

La porte d’un ordre nouveau s’entrouvre. Un monde postoccidental qui pencherait nettement vers l’Orient et l’Eurasie. À la confluence des puissances émergentes d’Extrême-Orient et d’un Occident en berne, Istanbul jouit d’une position unique. En Asie, la montée en force de classes moyennes susceptibles de voyager génère une hausse mécanique des flux est-ouest.

À charge pour le nouvel aéroport de les capter et de redistribuer. Paradoxalement, loin d’émousser sa croissance, la crise sanitaire l’a stimulée. Performance d’autant plus remarquable que la monnaie turque plonge.

Selon le classement de l’Association internationale des aéroports, Istanbul Airport est devenu le deuxième hub planétaire en 2021 avec 26 millions de passagers derrière Dubaï (29 millions). Ensuite viennent Amsterdam (25 millions) et Paris/Francfort ex æquo (22 millions). Le boom du fret aérien explique cette santé insolente. Alibaba et Amazon ont choisi l’aéroport stambouliote comme plaque tournante de leurs envois. Alors que les aéroports européens atteignent au maximum 130 points de distribution, ce chiffre monte à 250 en Turquie.

Dans le mythe de la « Turquie nouvelle », la célébration de l’ottomanité se mêle sans contradictions flagrantes avec des aspects résolument avant-gardistes : fascination pour la technique, mondialisation des échanges, culte du gigantisme. Surtout, Erdogan se distingue par sa volonté créatrice sans cesse renouvelée. Le passé devient une rampe vers l’avenir. Dès lors, grâce à son nouvel aéroport, Istanbul retrouve naturellement son rang. Deux siècles plus tôt, Gérard de Nerval écrivait qu’Istanbul était le « sceau magique qui unit l’Europe et l’Asie ».

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[1] Recep Tayyip Erdogan, 29 octobre 2018, « İstanbul Havalimanı’nın Açılış Töreninde Yaptıkları Konuşma », (Discours de la cérémonie officielle de l’inauguration de l’aéroport d’Istanbul), in, tcc.gov.tr

[2] Maurice Wandrille, « Aux débuts du terminal : Les enjeux relatifs à la construction du troisième aéroport d’Istanbul », in Observatoire Urbain d’Istanbul, 21/11/2018, https://oui.hypotheses.org/4472

[3] 8 février 2021, Abidin Mutlu Bozdağ, « İstanbul Havalimanı Camii’ne Ali Kuşçu’nun adı verildi », (Le nom de Ali Kuşçu a été donné à la mosquée de l’aéroport d’Istanbul), in, https://www.aa.com.tr/tr/turkiye/istanbul-havalimani-camisine-ali-kuscu-nun-adi-verildi/2137367

 

[4] Op. cit. p. 1.

 

À propos de l’auteur
Tancrède Josseran

Tancrède Josseran

Diplômé de Sorbonne-Université, il est chercheur associé à l’Institut de stratégie comparé.
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