Que reste-t-il de l’influence française au Moyen-Orient ?

9 août 2022

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Photo : Fauconnier aux Emirats Arabes Unis (c) Pixabay
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Que reste-t-il de l’influence française au Moyen-Orient ?

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La réunion au sommet du 19 juillet 2022 entre les responsables russe, turc et iranien, largement relative à la Syrie, a illustré l’absence de l’Occident et notamment de la France au Moyen-Orient.

La France a été pendant 7 siècles environ un acteur majeur dans la région, c’est-à-dire des pays allant d’ouest en est de l’Égypte à l’Iran et du nord au sud de la Turquie au Yémen. Donc des pays presque tous musulmans, à l’exception de moins en moins nette du Liban, et surtout d’Israël.

La France puis l’Angleterre y ont longtemps été très présentes, avant de céder la place aux États-Unis, qui eux-mêmes n’ont gardé une influence, d’ailleurs réduite, que dans certains pays.

Commençons par interroger l’histoire.

Au début, les croisades, encore évoquées aujourd’hui

Sans remonter à Charlemagne et à l’ambassade du calife Hâroun ar-Rachîd auprès de l’Empereur des Francs, c’est à l’époque des croisades que la France, ou plus exactement « les Francs » débarquent au Moyen-Orient. Les « Royaumes francs » sont dirigés par des nobles français : Baudouin de Boulogne, Saint-Gilles de Toulouse, les Lusignan du Poitou et bien d’autres, sans oublier l’ordre des Templiers fondé par Hugues de Payns et Godefroy de Saint-Omer.

Amin Maalouf, dans Les croisades vues par les Arabes évoque la sauvagerie attribuée à tort ou à raison aux Croisés par les textes arabes de l’époque.

Les islamistes ne manquent donc pas aujourd’hui de nous rappeler notre passé « croisé », même si le mot est étendu parfois à n’importe quel non musulman à abattre. En face, le terme « croisade » est parfois employé côté américain sans se rendre compte de son impact négatif dans la région.

« Les Capitulations »

Au XVIe siècle, François Ier signe Les Capitulations avec Soliman le Magnifique. Conçus d’abord comme une alliance de revers contre les Habsbourg, ces traités accordent également des privilèges commerciaux à la France, et lui attribuent le rôle de « protecteur des pèlerins latins et défenseur des Lieux Saints » dans l’empire Ottoman.

Les Capitulations sont régulièrement renouvelées par Istanboul et Paris, et, sous Louis XV, concernent dorénavant tous les pèlerins chrétiens, même sujets de l’empire turc – maronites, arméniens, coptes, etc. -, offrant à la France un poids important dans les affaires intérieures ottomanes.

Le XIXe siècle

C’est encore un français, Napoléon, qui va bouleverser la région par l’expédition d’Egypte. Cette aventure militaire laissera des traces profondes dans l’organisation de l’Égypte, et le français sera la deuxième langue du pays jusqu’en 1956.

De Napoléon à la Première Guerre mondiale, l’empire ottoman devient, « l’homme malade de l’Europe », et perd progressivement ses possessions européennes au bénéfice de l’empire austro-hongrois et de la Russie, puis subit les indépendances grecques, serbes, roumaines, bulgares… Au Maghreb la France le remplace en Algérie puis en Tunisie.

Reste à l’empire ottoman le Moyen-Orient. L’influence occidentale s’y renforce, surtout française, anglaise et allemande. Istanbul est encore une ville largement de population grecque. Le français y est la langue de culture, et Mustafa Kemal Atatürk est parfaitement francophone. Dans l’empire, le français est la deuxième langue des minorités chrétiennes, alors souvent majoritaires localement, et d’une partie de la bourgeoisie musulmane qui envoie ses enfants dans des écoles chrétiennes, faute d’enseignement public au sens occidental du terme.

Napoléon III va se tourner à son tour vers cette région. En s’appuyant sur les Capitulations l’Empereur envoie 6000 hommes pour protéger les Chrétiens du Liban, en 1860. Notons qu’Abd-el Kader, aujourd’hui choisi par l’Algérie comme symbole de la résistance à la France, alors en exil à Istanbul, leva une troupe « d’Algériens » et vint au secours des maronites, recevant par la suite le grand-croix de la Légion d’honneur de la part de l’Empereur français.

Abdelkader sera également présent à l’inauguration du canal de Suez en 1869, projet lancé par Ferdinand de Lesseps, autre grand moment de la présence française en Orient.

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Le XIXe siècle voit aussi l’implantation des écoles congrégationnistes françaises, ainsi que l’Alliance française, qui ont longuement joué un rôle dans la formation des élites locales des pays du Proche et Moyen-Orient. Les premières ont été soutenues par la IIIè république laïque, la seconde, fondée par Paul Cambon avec le soutien de Ferdinand de Lesseps, Louis Pasteur, Ernest Renan, Jules Verne, Félix Charmetant et Armand Colin est devenue une très importante organisation internationale, s’appuyant sur des acteurs locaux et donc indépendante des vicissitudes de la politique étrangère française. Au grand dam parfois du Quai d’Orsay qui essaie « de l’intégrer » au risque de la stériliser.

La Première Guerre mondiale et ses suites

L’empire ottoman, allié de l’Allemagne, disparaît. Une partie de ses débris est répartie entre la France et l’Angleterre. Pour la France, le Grand Liban, pour Londres, la Palestine le futur Irak et son pétrole, et la confirmation de son influence sur la côte sud du golfe persique (Koweït, Qatar, Bahreïn, les Émirats). La France recevra toutefois un petit quart du pétrole irakien, ce qui donnera plus tard naissance à Total.

Avec le mandat obtenu de la SDN sur le Liban et la Syrie, ayant pour mission de conduire ces pays vers l’indépendance, nous arrivons au point culminant de la présence française dans la région.

Notons que, parallèlement, l’Angleterre a promis au mouvement sioniste un foyer national juif en Palestine. La rivalité s’installe entre immigrants juifs et palestiniens, début d’un long conflit qui nuira considérablement à l’influence française sur « les lieux saints ».

La montée américaine au détriment de la France

La Deuxième Guerre mondiale voit l’accentuation de la puissance américaine, alors que la France et l’Angleterre en sortent très affaiblies.

Les Anglais abandonnent la Palestine, ce qui déclenche la création d’Israël, et transforme une partie des Palestiniens en réfugiés. Leur accueil dans des camps financés par l’ONU entraîne leur multiplication démographique, avec un sommet momentané à neuf enfants par femme. On est passé de quelques centaines de milliers à plusieurs millions, ce qui rend très théorique leur « droit au retour » défendu officiellement.

En 1953, en Iran, les États-Unis renversent le nationaliste francophone Mossadegh qui s’était attaqué aux intérêts pétroliers anglais et s’installent dans le pays. La bourgeoisie iranienne bénéficie d’une cascade de bourses américaines limitant peu à peu sa francophonie, néanmoins encore très vivace lors de mon premier voyage dans ce pays en 1978.

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Mais, à mon avis le moment clé du déclin de la France au Moyen-Orient est l’affaire de Suez en 1956. C’est la ruine de l’influence française en Égypte tant en économie que dans le domaine intellectuel : le français y était la deuxième langue de fait et les liens étaient multiples depuis 150 ans. Je n’ai jamais compris pourquoi nous sommes intervenus contre l’Égypte aux côtés de ses deux pires ennemis : l’Angleterre et Israël. Les États-Unis et l’URSS vont combler ce vide.

En 1962 de Gaulle se débarrasse de l’Algérie qui faisait taxer la France de colonialisme dans le monde arabe, espérant ainsi y rétablir notre influence. En 1967, il rompt avec Israël, qui était jusque-là un allié.

Faut-il voir dans ces deux tournants stratégiques « la politique arabe de la France » souvent citée et dont on dit qu’elle est toujours la conviction profonde du Quai d’Orsay, bien que je n’en aie vu aucune conséquence concrète ?

Le déclin américain

En 1979, les islamistes prennent le pouvoir en Iran, d’abord avec les démocrates qu’ils élimineront de manière sanglante dans un deuxième temps et dont une partie se réfugie en France. Le personnel de l’ambassade américaine est pris en otage, l’expédition montée pour le délivrer est un fiasco et le prestige américain est durement atteint. Le bras de fer continue avec ses hauts et ses bas. Récemment les États-Unis et Israël ont réussi un joli coup avec les accords d’Abraham regroupant Israël, Bahreïn, les Émirats et même le Maroc, contre l’Iran.

L’objet de cet article n’étant pas les États-Unis je me borne à signaler rapidement les vicissitudes de leurs interventions en Irak et en Afghanistan, qui a laissé ces pays dans un état aussi catastrophique qu’avant leur intervention.

Disons simplement que leur refoulement systématique de l’influence française ne les a aidés en rien, et à été une perte sèche pour l’Occident.

Une influence française résiduelle

Si les communautés chrétiennes de la région restent attachées à la France, elles sont de plus en plus minoritaires, du fait de l’échec économique arabe et donc de leur émigration massive notamment vers la France, sans parler des guerres civiles et des massacres de l’État islamique.

Aujourd’hui le Liban s’anglicise, et ses francophones émigrent. En Syrie, le peu qu’il restait d’influence française été balayé par la guerre civile.

La péninsule arabique n’a jamais été sous influence française, et malgré des convergences d’intérêts et une présence culturelle et militaire accrue, la France n’y a qu’un rôle très secondaire, tandis que les autres pays occidentaux doivent y faire une place à la Chine et l’Inde.

Et puis le Qatar est la maison-mère des Frères musulmans avec maintenant l’appui de la Turquie. On voit la contradiction à gérer par la France, si l’on pense à ses problèmes intérieurs et au Sahel…

Concernant la Turquie, la francophonie et francophilie de l’empire ottoman puis de Mustapha Kemal, mort en 1938 est maintenant très lointaine, d’autant que la France a été ensuite absente du fait de la Deuxième Guerre mondiale et de ses suites. Aujourd’hui sous direction islamiste, le pays est opposé à la « laïcité à la française ».

Pour l’Iran, le refuge accordé à l’Ayatollah Khomeiny dans les années 1970, une idée curieuse, n’a servi à rien. La francophonie iranienne est maintenant résiduelle et les relations économiques quasi complètement interrompues.

Avec Israël, il n’y a plus de relation particulière. L’importante minorité francophone d’origine française et maghrébine a longtemps été privée de tout support, la politique nationale étant à l’assimilation la plus rapide possible. Et la « politique arabe de la France » a suscité de l’aigreur.

Si l’Égypte, les Émirats arabes unis, le Liban ou le Qatar sont membres de la francophonie, la Syrie n’en fait pas partie et Israël n’est pas autorisé à y adhérer. Cette organisation linguistique non-française a pour objet de diffuser certaines idées politiquement libérales parallèlement au français. Dans cette région, le résultat n’en est pas évident.

Bref, il n’y a presque plus d’influence française au Moyen-Orient.

Mais cette influence n’a pas été remplacée : celle des États-Unis également a beaucoup baissé, celle de l’Iran est mal supportée ainsi que celle de la Turquie. Et la Russie ne tient en Syrie que par la force.

Aujourd’hui, les États de la région ne sont plus « sous l’influence » d’une autre grande puissance. Sauf la Syrie, mais qui a deux protecteurs bien distincts, la Russie et l’Iran, dont le premier a un rôle strictement militaire et intéressé, puisque ça lui donne une base en mer Méditerranée.

Plusieurs États sont par ailleurs paralysés par de profondes divisions : Syrie, Irak, Bahreïn, Liban. Certes, les poids lourds de la région : l’Iran, la Turquie et l’Arabie gardent une certaine politique extérieure, mais elle est limitée par d’importants problèmes internes.

Finalement, au Moyen-Orient comme en Ukraine, il n’y a que l’éternel retour de la violence, auquel l’Europe et la France ne sont pas préparées… Sauf pour être marchand d’armes, relative réussite française. Ça réjouit les industriels concernés mais est-ce vraiment de l’influence ?

Bref, c’est le triomphe des autocrates « indépendants ». Leurs victimes votent avec leurs pieds pour l’Occident… mais pas spécialement pour la France qui n’est chérie que par des générations maintenant âgées, et, par prudence, en privé.

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Yves Montenay

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