La Russie est-elle capable de maîtriser les missiles hypersoniques ? Est-ce l’arme fatale de Poutine dans la guerre d’Ukraine ? Face aux coûts et aux défis techniques, Oreshnik interroge sur sa pertinence.
Le 21 novembre 2024 à l’aube, une détonation silencieuse secoue le paysage industriel de Dnipro, dans le centre-est de l’Ukraine. Mais à la différence des centaines d’autres frappes russes depuis le début de la guerre, celle-ci intrigue. Aucun cratère majeur, aucune onde de choc visible, aucune fragmentation massive. Ce sont les images satellites et les mesures thermiques qui attirent l’attention.
Très vite, Moscou revendique l’utilisation d’un nouveau missile hypersonique baptisé Oreshnik, une arme jusqu’alors inconnue, absente des médias russes comme des rapports occidentaux. En quelques jours, analystes, généraux et journalistes s’en emparent, et la mécanique bien connue de l’angoisse stratégique se remet en marche.
L’arme fatale ?
Le phénomène n’est pas nouveau. L’histoire militaire occidentale est jalonnée de moments de panique technologique face à des innovations soviétiques perçues comme décisives. Spoutnik, en 1957, provoque un traumatisme durable aux États-Unis et accélère la militarisation de l’espace. Le MiG-21, exhibé dans les salons européens au début des années 1960, impressionne par sa vitesse et ses lignes modernes, poussant l’US Air Force à accélérer le programme Phantom. Le char T-72, dans les années 1970, suscite l’adoption de nouvelles doctrines comme AirLand Battle, tant sa silhouette compacte et son canon de 125 mm inquiètent les stratèges de l’OTAN. Dans tous ces cas, la sidération initiale précède une réévaluation plus sobre, souvent à la lumière des performances réelles en combat.
Oreshnik semble aujourd’hui s’inscrire dans cette lignée. Il ne s’agit ni d’un missile balistique classique, ni d’une munition guidée conventionnelle, mais d’un projectile cinétique pur : un bloc inerte de plusieurs centaines de kilos propulsé à des vitesses hypersoniques (Mach 6 à 9), s’écrasant sur sa cible à près de 3 km/s. Ce principe, inspiré du concept américain des Rods from God, vise à convertir l’énergie cinétique en pouvoir destructeur sans recours à l’explosif. En théorie, un tel impact libère une énergie équivalente à 500–600 kg de TNT. Mais à Dnipro, les dégâts se sont limités à une perforation de toiture. La démonstration technologique est incontestable, mais sa portée tactique reste modeste.
Comment l’intercepter ?
L’aspect le plus débattu est celui de l’interception. La vitesse extrême, la trajectoire plongeante quasi verticale, et l’absence de signature thermique le rendent pratiquement indétectable pour les radars actuels. Ni le THAAD américain, ni les missiles SM-3 de l’Aegis, ni l’Arrow-3 israélien ne sont conçus pour contrer un tel vecteur en phase terminale. Plusieurs responsables militaires français évoquent un « angle mort technologique ». Sur LCI, le général Michel Yakovleff résume cette inquiétude : « La première frappe d’un missile Oreshnik lancée sur un pays de l’Ouest n’est pas arrêtable. Elle passera, quelle qu’elle soit. » Les États-Unis travaillent à un intercepteur spécifique pour la phase planée (le Glide Phase Interceptor), mais celui-ci ne sera pas opérationnel avant plusieurs années.
Ce sentiment d’invulnérabilité rappelle d’autres précédents. L’apparition du MiG-21 avait conduit à des conclusions hâtives sur la supériorité aérienne soviétique, balayées par les réalités du combat au Vietnam ou au Moyen-Orient. Le T-72 fut longtemps perçu comme invincible, avant d’être écrasé en Irak en 1991. Dans ces cas, la surprise technologique s’est heurtée à la logique implacable de l’adaptation. Il n’y a pas de raison de penser que Oreshnik et ses successeurs échapperont à ce cycle.
Des coûts faramineux
Le coût de production et de lancement d’un missile comme Oreshnik est estimé à plusieurs dizaines de millions d’euros, pour un effet destructeur qu’une bombe guidée de 500 kg – infiniment moins chère – pourrait produire. L’arme ne trouve sa justification que dans une logique de démonstration : prouver que la Russie maîtrise le vol hypersonique terminal, qu’elle peut frapper sans déclencher l’alerte nucléaire, et contourner les défenses stratégiques les plus sophistiquées. À ce titre, Oreshnik relève moins de l’arme de bataille que de communication stratégique permettant de escalader sans franchir le seuil nucléaire.
Il réactive ainsi, sous une forme technologique nouvelle, l’intuition du général italien Giulio Douhet : « L’aeroplano passerà sempre » (« le bombardier passera toujours »). Douhet avait à la fois raison et tort. Pendant la Seconde Guerre mondiale, les bombardiers ont bien atteint leurs cibles – Londres, Dresde, Hambourg – mais ils ont aussi rencontré des défenses de plus en plus efficaces : radars, chasseurs d’escorte, artillerie antiaérienne, qui ont progressivement limité leur liberté d’action. C’est pourquoi la suprématie aérienne demeure aujourd’hui encore un pilier central des doctrines occidentales. En revanche, la Russie semble avoir fait un autre pari, comme en témoigne son emploi intensif de la frappe à distance et son désengagement relatif du ciel ukrainien. La suprématie de l’attaque n’a jamais duré sans partage, car aucun avantage technologique n’est éternel. Il n’y a donc pas de raison de croire que l’arme hypersonique fera exception.