Pékin face à l’Asie centrale et au reste du monde. Entretien avec Emmanuel Lincot

22 décembre 2023

Temps de lecture : 8 minutes
Photo : Xi Jinping et Vladimir Poutine à Moscou en mars 2023. (c) wikipédia
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Pékin face à l’Asie centrale et au reste du monde. Entretien avec Emmanuel Lincot

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L’Asie centrale est un carrefour planétaire où se donnent rendez-vous les plus grandes civilisations du monde, et où se jouent les enjeux contemporains majeurs. Dans son nouvel ouvrage, Emmanuel Lincot décrypte le rôle de la Chine dans cette région, au prisme des rivalités et des objectifs hégémoniques des puissances du XXIe siècle.

Emmanuel Lincot, Le Très Grand Jeu. Pékin face à l’Asie centrale, Les éditions du Cerf, 2023.

Propos recueillis par Pétronille de Lestrade.

Quelle est l’origine de cette expression du « Grand Jeu », et pourquoi l’accentuer dans le titre de votre ouvrage ?

Le Grand Jeu est une expression que l’on doit au contexte du XIXe siècle marqué dans cette partie du monde par la rivalité entre la Russie et la Grande-Bretagne avec un point nodal de leur antagonisme, l’Afghanistan. Depuis Rudyard Kipling, écrivain britannique, auteur du Livre de la jungle, à qui l’on doit cette expression, nombre d’auteurs l’ont reprise et je pense tout particulièrement au journaliste Peter Hopkirk. Dans Le grand Jeu, il évoque les aventures de ces générations d’espions dépêchés par Saint-Pétersbourg ou Londres qui s’affrontent bien au-delà de la Khyber pass séparant le nord de l’Inde (actuel Pakistan) de l’Afghanistan en rapportant les opérations d’influence qui les portent vers le Cachemire ou dans la région de Kachgar dans le pays ouïghour (Xinjiang). Parmi eux, Ian Fleming, dont le frère, Peter, s’inspirera de l’épopée pour en faire l’un des personnages les plus fameux du XXe : James Bond. Mais pourquoi parler de « très Grand Jeu » ? Tout simplement parce que nous avons désormais une bien plus grande pluralité d’acteurs. La Chine bien sûr, mais aussi des puissances régionales dont il nous faut connaître les politiques étrangères. Je pense bien sûr au Pakistan, à l’Iran, mais aussi à la Turquie ou au Qatar.

Ce « Très Grand Jeu » s’apparenterait-il à une nouvelle Guerre froide aujourd’hui ? La Chine est-elle réellement terrifiante pour les grandes puissances asiatiques et occidentales d’aujourd’hui ?

La Guerre froide désigne une histoire du monde qui mit aux prises deux camps rivaux. L’Union soviétique a payé de son existence sa défaite ; laquelle n’était pas tant militaire ou stratégique, mais bien économique et morale. Aujourd’hui s’il existe bel et bien une logique de confrontation partout dans le monde entre Pékin et Washington, elle n’entraîne pas pour autant un antagonisme « campiste », défini par la revendication d’une appartenance à un camp. Le monde est beaucoup plus complexe qu’à l’époque de la Guerre froide au sens où vous avez des acteurs qui ne rechignent pas à nouer des coopérations économiques avec Pékin autour du projet des Nouvelles Routes de la soie tandis qu’ils tiennent encore à la protection stratégique assurée par les Américains.

C’est le cas de la plupart des États du Golfe par exemple tandis que les pays de l’Asie centrale assurent d’une manière décomplexée vouloir développer une diplomatie « multivectorielle ». La Chine à son tour agit d’une manière très pragmatique et ne s’embarrasse guère d’idéologie. Qu’elle aspire à créer un nouvel ordre international est somme toute légitime. Le monde depuis 1945 a changé, nombre d’États sont sous-représentés dans les instances internationales créées dans l’après-guerre. De ce point de vue, la Chine séduit, car son discours répond aux attentes de ce Sud Global auprès duquel elle propose des infrastructures qui y font cruellement défaut. Rien de terrifiant en cela sauf que l’Occident doit proposer à son tour des alternatives autres que celles, lénifiantes, axées sur la question des droits de l’Homme. Donneurs de leçons, nombre d’États occidentaux sont en réalité inaudibles, incohérents et perçus comme tels. À charge pour les Occidentaux de retrouver une hauteur de vue. En Asie centrale ou vis-à-vis de la Chine, la France d’Emmanuel Macron y réussit plutôt bien.

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Vous soutenez dans votre ouvrage que la Chine est un État qui se veut médiateur et initiateur des plans de paix. Est-ce une réelle intention ou déguise-t-elle une volonté d’hégémonie ?

Les deux, assurément. Pourquoi être une force de propositions dans le domaine de la paix ? Rappelons que la Chine s’y est essayée avec succès il y a quelques mois en parvenant à rapprocher Riyad et Téhéran pour trouver une solution négociée à la guerre au Yémen. Elle le fait parce que les conditions de la paix sont nécessaires à la pérennité du projet des Nouvelles Routes de la soie. C’est donc une paix intéressée, mais c’est bien la seule qui vaille. La paix ne se décrète pas. Elle doit associer les principaux acteurs dans le but d’établir des conditions durables à un intérêt commun pour la paix. Si la Chine l’a fait, c’est bien parce que les Américains ont une position bien trop clivante et en particulier vis-à-vis de l’Iran. Quant aux Européens, ils brillent par leur absence.

Ces différents facteurs n’expliquent pas à eux seuls le succès de la médiation chinoise. Riyad et Téhéran comprennent leur intérêt à se préparer pour une reconstruction des Proche et Moyen Orients. Les Nouvelles Routes de la soie sont en cela un projet fédérateur qu’encourage Pékin pour évincer notamment l’IMEC (littéralement : le corridor économique Inde-Moyen-Orient-Europe) un projet concurrent encouragé quant à lui par les Américains et ses partenaires et alliés que sont Israël et l’Inde. Inutile de rappeler que dans ce contexte Pékin a cyniquement intérêt de voir ce conflit se prolonger comme il a intérêt à voir se prolonger le conflit ukrainien pour retenir les Américains sur ce front occidental, et ce, pour retarder leur report au profit de Taïwan. En cela, et ce qui est dangereux pour l’avenir c’est de laisser la Chine en situation de monopole et qu’à terme se constituent autour d’elle des glacis infranchissables pour les Occidentaux. C’est à cela qu’il faut penser lorsqu’on envisage une hégémonie chinoise. En cela la France et l’Union européenne doivent travailler dans ces interstices nombreux et observables sur tous les continents et dont les propositions peuvent apporter la contradiction aussi bien à la Chine qu’aux États-Unis.

Comment la Chine parvient-elle à « vaincre sans combattre », et à gagner des places ? Selon vous, l’Occident devrait-il la prendre comme modèle en ce sens ?

Vous mettez le doigt sur une réalité culturelle qui nous est étrangère parce que nous avons à travers notre histoire érigé les principes du droit et de la force en valeurs supposées universelles. Alors qu’il n’en est rien dans la majeure partie de ce monde dit émergent et tout particulièrement en Chine ; laquelle observe avant tout les potentiels de situation. One Belt One Road, c’est avant tout cela : ceinturer un espace de richesses que l’on convoite avant d’établir les connexions – aménager des routes – permettant d’en exploiter les ressources. C’est une stratégie amorcée sous les Qin au III-ème siècle avant notre ère pour circonvenir des adversaires situés dans la partie méridionale du pays et qui se poursuit aujourd’hui à l’échelle du monde avec Xi Jinping. La réussite de la Chine est avant tout culturelle. Elle perce dans un contexte où la valeur de référence suprême est avant tout l’argent. Que vous soyez Soudanais, Iranien ou Arabe, le fait de gagner de l’argent – ce que ne cesse de dire la Chine dans l’approche de ces marchés – est une bénédiction. La comparaison entre la France et ce Sud Global est vite faite : il n’y a qu’en France où la détestation de l’argent est devenue une valeur quasi-cultuelle, où la médiocrité est synonyme d’égalité. Sans oublier ce que j’appellerais le péché cartésien : nous vivons dans un cadre rationnel, pensé par l’État qui est garant de la sécurité du plus grand nombre (l’emploi, l’éducation, la liberté de circulation, la santé, la culture …). Donc nous sommes les meilleurs !

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Et c’est ce leitmotiv qui prévaut depuis plus de quarante ans en France alors que nous sommes à bien des égards devenus un pays du Tiers Monde. Pourquoi ? Parce que la législation tue le travail, parce que nos élites ne connaissent guère les réalités du monde (l’Asie centrale, entre autres exemples, est Terra incognita…), parce que nous sommes engoncés dans des croyances d’un autre âge (pêle-mêle : le couple franco-allemand, la défense des valeurs, le grand récit national, les RTT…) tandis que la Chine et l’Asie nous taillent des croupières parce qu’elles travaillent, parce qu’elle ont soif de revanche et qu’elles considèrent, non sans raison que nous sommes des « romantiques », traduisez : des loosers et des has been. Les solutions existent : compter sur nos propres forces, cultiver des relations avec le plus grand monde d’États, travailler encore et toujours et s’aguerrir. Or, nous ne le sommes pas. Ni militairement ni psychiquement. Je reste stupéfait par la naïveté de nos dirigeants, leur inculture, leur indifférence aux réalités du monde. Que dire de nos étudiants : vulnérables (avec un seuil de résistance très faible aux épreuves de la vie), élevés chez les bisounours, hors sol.

Quelles sont les relations du pouvoir chinois avec l’islam, et comment parvient-il à éradiquer le terrorisme islamiste, si c’est le cas ?

Cette relation avec l’Islam est très ancienne et était le problème ouïghour qui repose avant tout sur une rivalité de nature coloniale, l’islam est familier à la Chine avec des communautés importantes dans le nord-ouest, mais aussi disséminées dans les régions frontalières entre les mondes tibétain et chinois. Il est familier aussi en ce qu’il repose sur le postulat d’une confusion entre les pouvoirs temporels et spirituels. De ce point de vue-là, l’islam s’accorde parfaitement avec un cadre totalitaire comme celui imposé par le Parti communiste chinois.

Toutefois, d’un point de vue spirituel, l’islam, crée une relation particulière entre l’homme et le divin. Côté chinois, on a toujours pensé à un monde sans dieu unique. Cela ne signifie pas pour autant que les Chinois sont un peuple a-religieux mais que toute spéculation métaphysique allant dans le sens d’un questionnement pour savoir si Dieu existe, ou pas est totalement vaine. Cette opposition est structurelle pourtant, elle a donné lieu à des tentatives d’accommodements à la fois sur le plan philosophique, mais aussi dans les arts comme dans la calligraphie. Le très Grand Jeu : Pékin, face à l’Asie centrale, rappelle ce qui, sur le temps long, unit ou désunit précisément la civilisation chinoise et cette civilisation du Livre, l’islam. Le but recherché par Pékin aujourd’hui est de siniser l’ensemble des religions du pays. L’islam n’y échappe pas et, d’une manière de plus en plus brutale, les communautés musulmanes sont mises au pas par des politiques discriminatoires, des vexations et des déportations vers des camps de rééducation forçant ces communautés à n’adopter que le chinois en tant que langue. Sans oublier des destructions massives de mosquées. Ces décisions provoquent une radicalisation non négligeable de certains membres de ces communautés. Ils rallient des maquis dans les pays montagneux voisins et optent pour la lutte armée. Pékin mène des opérations de contre-insurrection et axe sa politique sur le développement économique et une répression tous azimuts que légalise l’Organisation de Coopération de Shanghai, deuxième plus grande instance internationale après l’ONU.

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L’une des idées principales de votre ouvrage est que la Chine tire profit de la guerre en Ukraine pour supplanter la Russie. De quelle manière et dans quel domaine ?

C’est une hypothèse de départ que semblent confirmer des éléments conjoncturels et structurels. Conjoncturels : avec successivement le sommet de l’Organisation de Coopération de Shanghai à Samarkand (septembre 2022) puis le sommet Chine / Asie centrale (mai 2023), Pékin a rappelé vis-à-vis de Moscou ses prérogatives à développer une relation spéciale avec les capitales centrasiatiques. Structurels : plus de trente ans après la chute de l’URSS, la dé-russification des âmes a été sérieusement entamé. Dans les faits, la Chine est présente dans ce pré-carré traditionnellement russe aussi bien sur le plan culturel (fondation du premier Institut Confucius de l’histoire en 2004 à Samarkand, en Ouzbékistan) qu’économique avec la signature d’accords gaziers très importants avec le Turkménistan en 2009, sans oublier le volet sécuritaire avec une coopération chinoise de plus en plus soutenue qui contribuer à marginaliser la présence russe dans la région. Le conflit en Ukraine ne fait donc qu’accélérer une tendance de fond.

Vous consacrez un chapitre à l’imaginaire chinois. Comment le « rêve chinois » joue-t-il en la faveur de Pékin aujourd’hui ?

S’il fait encore rêver les Chinois, ce rêve est en revanche beaucoup partagé par les Ouïghours ou, plus généralement par les centrasiatiques qui voient cette présence grandissante de la Chine dans la région avec une suspicion grandissante. Ils ont été dominés pendant plus d’un siècle par les Russes. Ils ne se voient certainement pas dominés par leur voisin chinois.

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