Pékin et les médias africains : le soft power chinois en marche. Entretien avec Selma Mihoubi

14 juin 2022

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Photo : Le président Xi Jinping lors d'une allocution télévisée C: CHINE NOUVELLE/SIPA
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Pékin et les médias africains : le soft power chinois en marche. Entretien avec Selma Mihoubi

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Avec le retrait progressif des forces françaises du Mali, l’influence occidentale en Afrique continue de diminuer. Ce recul laisse une place plus grande aux Russes et aux Chinois qui cherchent depuis une décennie à s’implanter durablement dans le continent. Cette implantation, tout du moins chinoise, n’est pas seulement économique et militaire, elle est également médiatique. Un phénomène à l’abri des regards, mais qui explique pourtant la croissance du sentiment anti-français. Entretien avec Selma Mihoubi, docteur en Géopolitique, chercheuse associée au laboratoire Médiations (Sorbonne-Université) et spécialiste de l’influence informationnelle de la Chine en Afrique francophone.

Propos recueillis par Benoist Malcoste

En Afrique de l’Ouest, la Chine n’investit pas seulement dans les matières premières et les infrastructures, mais également dans le secteur médiatique. Quels sont aujourd’hui les moyens de communication au service du soft power chinois dans cette région ?

Depuis environ une décennie, la République populaire de Chine (RPC) a entrepris son implantation médiatique en Afrique de l’Ouest via trois médias d’État : Radio Chine Internationale (RCI), China Global Television Network (CGTN) et Xinhua, l’agence de presse officielle. Des versions francophones de ces trois médias ont été développées pour cibler les audiences francophones ouest-africaines.

Dans un premier temps, la Chine a souhaité institutionnaliser sa présence médiatique, en signant des partenariats avec plusieurs États de la région, comme le Sénégal et le Niger. Ces accords impliquent l’organisation de forums sur les médias sino-africains, visant à promouvoir la vision chinoise du journalisme en Afrique de l’Ouest. Pékin organise par ailleurs dans ce cadre des séminaires de formation destinés à des journalistes de la région, dans le but de leur faire découvrir la Chine et les médias chinois. Aussi, ces médias ont signé des partenariats avec des médias ouest-africains, afin de favoriser les échanges de contenus.

Outre l’aspect institutionnel, la Chine a construit des infrastructures pour ses médias, tels que des relais FM dans plusieurs villes de la région permettant la diffusion du signal de Radio Chine Internationale (RCI). Un bâtiment a été inauguré à Dakar en 2015 pour accueillir le siège des médias chinois en Afrique de l’Ouest, montrant l’intérêt de Pékin pour cette région. Ce bâtiment abrite désormais l’équipe de RCI Sénégal : une rédaction sénégalaise de RCI avec des journalistes locaux, ce qui est une première pour la Chine.

Ces moyens permettent à la Chine de communiquer vers les publics ouest-africains, de relayer sa vision de l’actualité internationale, et de tenter de concurrencer d’autres médias internationaux. Toutefois, les médias ne sont pas les seuls moyens de cette stratégie : la Chine a une autre conception du Soft power que celle acceptée en Europe par exemple, puisqu’elle inclut le pouvoir économique. Dès lors, pour Pékin, les constructions d’infrastructures pour aider au développement de ses partenaires ouest-africains sont aussi comprises comme du Soft power.

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Cette stratégie est-elle efficace ?

La stratégie de la Chine a été efficace au niveau politique, puisque les gouvernements locaux ont laissé les médias chinois s’implanter sans grandes difficultés. D’un point de vue de géopolitique, il était stratégique pour les États ouest-africains de se montrer ouverts à la Chine, devenue une puissance importante, et de varier leurs partenaires internationaux. Concernant les médias, les partenariats avec les médias locaux ont montré des résultats positifs pour la Chine. Grâce à cette stratégie, des médias ouest-africains reprennent gratuitement des publications des médias chinois, permettant à Pékin de voir ses narratifs relayés pas des médias locaux.

Néanmoins, l’efficacité de cette stratégie connait plusieurs limites. En termes d’audiences, les médias chinois n’ont pas une popularité importante dans ces pays, après une décennie de diffusion. Les médias internationaux européens comme Radio France Internationale (RFI), France 24 ou encore British Broadcasting Corporation (BBC), sont beaucoup plus suivis et connus des publics en Afrique de l’Ouest. De plus, l’influence des médias chinois est entravée par leur organisation : ils sont administrés par des membres du Parti communiste chinois, et connaissent une liberté de ton très limitée. Une large part des contenus sont imposés ou contrôlés par une hiérarchie liée au pouvoir central à Pékin, ce qui résulte sur des publications au ton très institutionnel, et parfois peu adaptées aux préoccupations de leurs audiences. La stratégie de Soft power de la Chine en Afrique de l’Ouest est ainsi mise en difficulté par l’autoritarisme du pouvoir chinois.

Un sentiment antichinois se renforce dans de nombreux pays où la Chine a investi massivement dans certains secteurs. Qu’en est-il en Afrique de l’Ouest ?

Ce sentiment existe au sein des populations ouest-africaines, particulièrement celles qui sont directement touchées par des problèmes liés à la présence de la Chine. Par exemple : au Niger, des populations voient l’eau de leur fleuve polluée par les déchets industriels d’une entreprise chinoise ; au Sénégal, des cordonniers sur les marchés ont connu de grandes difficultés lorsque des entrepreneurs chinois se sont installés pour vendre des chaussures à bas prix, impactant fortement leur activité. Ces éléments participent au développement d’un sentiment antichinois dans certaines zones.

Dans le secteur des médias, ce sentiment est aussi présent parmi les professionnels des médias ouest-africains, ayant une culture journalistique aux valeurs similaires à celles que nous connaissons en France (liberté de la presse, pluralisme des sources). Ainsi, les contenus médiatiques chinois sont parfois perçus par les professionnels comme de la propagande d’État. Par ailleurs, des journalistes ouest-africains ayant travaillé pour des médias chinois ont témoigné de mauvaises expériences : manque de confiance par leurs employeurs chinois, remise en question de leur travail, retards de paiements.

Enfin, ce sentiment est aussi nourri par la médiatisation, à plusieurs reprises, d’agressions visant de jeunes étudiants et travailleurs ouest-africains vivant en Chine. Ces évènements, largement relayés sur les réseaux sociaux, nourrissent l’idée d’un racisme des populations chinoises vis-à-vis des populations ouest-africaines, et peuvent amplifier le sentiment antichinois.

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Comment est perçue cette politique d’influence chinoise par les États occidentaux traditionnellement engagés dans la zone, au premier rang desquels la France ?

Cette politique d’influence a été considérée comme une menace relative par les États occidentaux. En effet, la France ou le Royaume-Uni par exemple ont pris plusieurs mesures pour renforcer leur présence médiatique et la propagation de leurs narratifs. Aussi, ils ont pris des mesures politiques afin de lutter contre la diffusion de la désinformation. Toutefois, le succès mitigé des médias chinois en Afrique de l’Ouest n’a pas engendré des restructurations d’une ampleur considérable.

Dans le cas de la France, les autorités ainsi que les dirigeants de France Médias Monde ont tenu des discours politiques visant à souligner les rivalités informationnelles grandissantes en Afrique de l’Ouest, et ont tenu à réaffirmer leur implication dans la région. Cela s’est manifesté par plusieurs actions, comme par exemple, le lancement de deux nouveaux services en langues locales pour RFI : le mandingue et le fulfulde, langues parlées dans plusieurs pays d’Afrique de l’Ouest. La radio internationale française a également inauguré en octobre 2019 de nouveaux locaux à Dakar pour accueillir ses deux rédactions en langues locales, et améliorer sa proximité avec son public.

France Médias Monde a ainsi réitéré son engagement en Afrique francophone et particulièrement en Afrique de l’Ouest, qui constitue le cœur de cible des médias internationaux français. À ce titre, RFI est la radio la plus écoutée dans certains pays de la région, parfois plus suivie que des médias locaux, attestant l’influence des médias français.

Les récents évènements au Burkina Faso et au Mali ont mis en lumière le renforcement de la présence russe en Afrique de l’Ouest. Comment la Chine et la Russie coexistent dans la région ? S’agit-il plus d’une coopération ou d’une confrontation ?

Les stratégies d’influence chinoises et russes sont assez différentes. Par exemple, la Chine est plutôt axée sur l’implantation de ces entreprises, s’intéresse à la construction d’infrastructures, et à la mise en place d’une activité diplomatique sino-africaine dynamique. La Russie s’intéresse quant à elle plus au domaine sécuritaire et à l’influence. À ce stade, il y a plutôt une logique de coopération entre ces deux États dans la région. Cette coopération peut s’expliquer par des intérêts communs entre Pékin et Moscou, comme la volonté d’émerger en tant que grandes puissances, ou encore, le souhait de concurrencer les partenaires dits traditionnels des pays ouest-africains, comme la France.

Ce rapprochement entre la Chine et la Russie s’illustre dans le domaine des médias par des partenariats entre leurs médias d’État respectifs, visant à favoriser les échanges de contenus. Ainsi, les médias chinois en Afrique de l’Ouest diffusent des contenus pro-russes, parfois directement issus des organes affiliés au Kremlin. Plus récemment, cette logique de coopération a été visible dans des publications des médias chinois en Afrique de l’Ouest soutenant les positions de la Russie quant à la présence de mercenaires du groupe Wagner au Mali, par exemple. Toutefois, le rôle des médias internationaux chinois en Afrique de l’Ouest reste de servir le pouvoir chinois : une confrontation avec la Russie pourrait tout à fait se manifester, si les intérêts de la Chine n’étaient plus servis par cette coopération.

L’enlisement progressif de l’opération Barkhane et le développement récent d’un sentiment antifrançais semblent affaiblir stratégiquement la France dans la région. La France a-t-elle définitivement perdu la bataille de l’influence en Afrique de l’Ouest ?

L’influence de la France en Afrique de l’Ouest a commencé à être entachée bien avant l’enlisement de l’opération Barkhane. Il est évident que les évènements récents ont amplifié ou accéléré cet affaiblissement, et que l’arrivée de nouveaux partenaires influents dans la région telles que la Chine ou la Russie tendent à impacter l’influence de la France. Néanmoins, Paris reste un partenaire très important et stratégique pour les pays de la région. Au-delà des intérêts politiques et diplomatiques, la France a également une influence économique toujours importante dans ces pays, sans compter son influence culturelle et la Francophonie. À ce jour, huit pays d’Afrique de l’Ouest ont encore le français comme seule langue officielle.  La France n’a pas encore définitivement perdu cette bataille, puisqu’elle reste influente en Afrique de l’Ouest par plusieurs biais. En revanche, les modalités de cette influence tendent à évoluer. La diminution de la présence militaire française sur place et l’amenuisement de l’influence politique de la France au Mali ne sont pas une fatalité pour l’influence française qui peut prendre d’autres formes.

Enfin, si la présence médiatique de la France est mise en difficulté au Mali, à la suite de la suspension de RFI en France24 décidée par Bamako en avril dernier, les médias internationaux français conservent une position influente dans les paysages médiatiques des pays de la région qui s’observe dans les mesures d’audience.

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Fondée en 2014, Conflits est devenue la principale revue francophone de géopolitique. Elle publie sur tous les supports (magazine, web, podcast, vidéos) et regroupe les auteurs de l'école de géopolitique réaliste et pragmatique.
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