La Chine s’introduit au Moyen-Orient en profitant du retrait américain. Des accords de coopération sont signés, pour accéder aux ressources énergétiques mais aussi pour créer des projets de développement. Le dernier voyage de Wang Yi, le ministre des Affaires étrangères de la Chine, a été l’occasion pour Pékin de réaffirmer sa présence régionale et de faire du Moyen-Orient une zone stratégique de sa diplomatie.
Il se passe toujours quelque chose au Moyen-Orient. Cette fois cela a eu lieu avec la Chine. Le 10 janvier 2022, quatre pays du golfe Persique ont envoyé en même temps leur délégation en Chine : le Koweït, le Bahreïn, l’Arabie Saoudite et Oman. Le Secrétaire général du Conseil de coopération des États arabes du Golfe était aussi du voyage. Ils ont été suivis le 12 janvier par deux autres pays de la région : l’Iran et la Turquie.
On se souvient encore du voyage effectué l’année dernière par M. Wang Yi, le ministre des Affaires étrangères de la RP de Chine. En 7 jours, il a été accueilli chaleureusement par six pays de cette région, presque les mêmes : l’Arabie Saoudite, la Turquie, l’Iran, l’UAE, Bahreïn et Oman. C’est pendant ce voyage que la Chine et l’Iran ont signé l’accord de coopération stratégique pour 25 ans.
C’est un signe, sûrement. Mais c’est aussi plus qu’un signe. Au-delà des gestes et des déclarations, tous ces mouvements nous font sentir que quelque chose d’important et de profond comme une sorte de houle silencieuse est en train d’arriver : un nouvel acteur de taille entre tout doucement sur le terrain de chasse traditionnellement réservé aux Européens et aux Américains. Les Chinois arrivent : avec des visées différentes, des méthodes différentes et une vision différente.
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La Chine était déjà là, mais bien discrète
En réalité, il est inexact de qualifier la Chine de nouvel acteur[1] car elle était déjà impliquée dans les affaires de cette région, et ce depuis les années 1950. D’abord pour soutenir les mouvements nationalistes (par exemple, Gamel Adbel Nasser et le FLN) puis en axant sa présence sur le commerce et le développement, ils ont adopté à partir des années 1970 un profil bas pour éviter de prendre part dans les conflits des pays ; enfin les années 1980 ont vu la Chine devenir plus active dans la recherche des solutions vis-à-vis de ces conflits, par exemple en adhérant au processus de paix entre Israël et les Palestiniens. Mais globalement, la Chine reste bien absente dans les grands dossiers.
Le regain d’intérêt pour cette région traduit une nouvelle préoccupation de la Chine. Tous ces mouvements et efforts montrent qu’elle commence à renforcer son influence, déterminée à jouer un rôle de premier plan dans cette partie du monde.
Une région vitale pour la Chine
C’est un euphémisme de dire que la Chine s’intéresse au Moyen-Orient. Elle a besoin de son pétrole. La Chine a toujours faim des ressources premières dont notamment le pétrole et le gaz. Elle est devenue le premier importateur du pétrole au monde devant les États-Unis.
« L’importation des énergies fossiles représente un poids important dans la consommation
domestique, 60 % de la consommation du pétrole et 40 % de celle du gaz. Plus de 40 % sont l’origine du Moyen-Orient, où l’instabilité politique et les conflits intensifiés dans la région du Moyen-Orient menacent la sécurité énergétique de la Chine. »[2] L’Arabie Saoudite est en top position sur la liste des fournisseurs. Sans oublier l’Irak, Oman, le Koweït, l’Iran et l’UAE.
Donc la stabilité de cette partie du monde lui est vitale au sens littéral du terme. Or, cette paix a été un rêve inatteignable avec les conflits toujours vivants entre les chiites et les sunnites[3], les Arabes et les Israéliens. La position partisane prise par les Etats-Unis et ses interventions militaires mettent de l’huile sur le feu. Malgré ce passé, la Chine est en effet un acteur très nouveau. Elle reste politiquement et diplomatiquement très prudente.
La Chine cherche à jouer un rôle plus actif. À travers ses efforts tangibles, elle propose une nouvelle approche pour contribuer davantage en vue d’amener, avec toutes les bonnes volontés, plus de stabilité et de prospérité dans la région. Ce changement n’est pas entièrement étranger au retrait en cours des Etats-Unis de cette région.
Le retrait des États-Unis
Devenant eux-mêmes, avec le pétrole de schiste, l’exportateur le plus important du monde, les Américains n’ont plus besoin du pétrole de cette région. Au lieu d’être l’un des plus gros clients, les États-Unis sont devenus l’un des concurrents les plus féroces des pays de la région, notamment vis-à-vis de l’Arabie Saoudite. En même temps, ils ne veulent plus et ils ne peuvent plus supporter des coûts exorbitants d’une politique interventionniste.
Les États-Unis commencent à quitter cette partie du monde. Après l’Afghanistan en Asie Centrale, l’Irak est le suivant sur la liste.
« La pression atmosphérique géopolitique » commence à se lâcher doucement, ce qui crée un vide géopolitique.
Les pays de cette région commencent à réfléchir quant à la meilleure façon de gérer leur relation réciproque et les affaires de la région. Par exemple, on a vu des diverses initiatives de l’Arabie Saoudite vis-à-vis de ses voisins, même avec l’Iran.
Cela laisse aussi une chance à la Chine pour œuvrer à sa manière en vue de contribuer à (r)établir la stabilité tant désirée dans la région.
La stratégie de la Chine
Certains experts pensent que les mouvements chinois observés ne sont que des réponses tactiques de circonstance, par exemple l’avis de Jean-Pierre Filiu (Le Monde)[4]. Cette analyse superficielle reflète une méconnaissance totale de la Chine quant à sa façon de procéder.
Pour ceux qui savent réellement observer, la stratégie mise en place par la Chine est très claire et payante. Elle s’appelle la stratégie « win-win ».
La Chine prône et pratique le principe de non-ingérence dans les affaires internes des pays, le respect de la souveraineté de chaque pays et les intérêts mutuels. « Cette politique étrangère fondée sur ‘l’intelligence relationnelle’ l’autorise à faire fi des tensions politico-religieuses secouant la région depuis des décennies. »[5]
Les atouts de la Chine
La Chine est-elle capable d’influencer à sa manière l’évolution de la situation au Moyen-Orient ? La possibilité existe réellement. Plusieurs atouts parlent dans ce sens.
Aucun pays de la région n’est en conflit avec la Chine. Les Chinois peuvent parler avec tout le monde : l’Iran, l’Arabie Saoudite, l’UAE, la Turquie, l’Égypte, Oman… même avec l’Israël et les Palestiniens. Nous l’avons vu lors des visites de M. Wang Yi et pendant les récentes réunions des pays du Golfe en Chine.
À part d’être le client le plus important des pays de la région, ce n’est pas dans l’intention de la Chine d’être le Chef de famille comme les Américains l’ont été.
Bien qu’elle ait une base militaire de soutien logistique à Djibouti, il est peu probable qu’elle cherche à établir une présence militaire importante dans la région à l’instar des US en Irak. La Chine ne cherche pas à imposer sa volonté par la force brutale. Elle veut faire des affaires avec tout le monde. Sa priorité est la coopération de développement.
La Chine n’est pas impliquée dans les conflits religieux ni avec les musulmans ni avec les chrétiens. Au sein de l’Islam, elle évite de se mêler des affaires des chiites et des sunnites.
En plus la Chine prône et pratique le principe de non-ingérence dans les affaires internes des pays, le respect de la souveraineté de chaque pays et les intérêts mutuels.
Nous mentionnerons la participation croissante de la Chine aux opérations de maintien de la paix (Casques bleus de l’ONU).
Tous ces points font que la Chine est bien acceptée et que le dialogue est ouvert. Les puissances du Moyen-Orient sont extrêmement bienveillantes vis-à-vis d’elle. Cela confère à la Chine, ce nouvel acteur, une grande marge de manœuvre.
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Le futur du Moyen-Orient
La perspective des réserves limitées du pétrole et du gaz, la pression croissante de la réduction des émissions de CO2 et la recherche des énergies renouvelables provoquent avec plus d’acuité une prise de conscience dans les pays du golfe Persique : il faudrait préparer dès maintenant la transformation de leur économie.
Face à ce challenge, ils ont leur regard tourné vers la Chine. Au-delà du commerce du pétrole et du gaz, la Chine a compris leur besoin. Elle est la fois désireuse et capable de leur venir en aide sans condition préalable avec ses avancées technologiques et ses expertises en construction d’infrastructures, par exemple dans les projets du nucléaire civil en Arabie Saoudite et celui de la nouvelle capitale en Égypte.
Pour aller plus loin, un parallèle pourrait être établi entre la situation au Moyen-Orient et ce qui s’est passé en Asie du Sud Est. Après le retrait des Américains de cette région notamment du Vietnam dans les années 1970, les pays ont pris leurs affaires en main sans les interventions d’un Chef de famille externe autodéclaré. Nous avons assisté au décollage économique progressive de ces pays et la naissance de l’ASEAN (Association of South East Asian Nations)[6].
Les membres de cette association prônent et pratiquent le principe de respect mutuel et de non-ingérence dans les affaires internes. Les coopérations ont remplacé les guerres. La paix règne.
Est-il si irréaliste d’imaginer qu’après le départ des Américains, le Moyen-Orient suivrait la même route, au lieu des conflits, nous verrons des coopérations et la bonne entente entre les pays malgré leur différence politico-religieuse ? Une sorte d’ASEAN au Moyen-Orient pourrait voir le jour. On assisterait alors à l’arrivée de la stabilité tant désirée.
L’intégration de cette région dans le grand projet « Nouvelle Route de la Soie » est de nature à y injecter plus d’énergie, des moyens et de l’optimisme. Pour reconstruire par exemple, en Syrie, au Yémen et en Palestine. À ce jour, un certain nombre de pays (au nombre de 18) ont signé avec la Chine des accords de partenariat. Cela contribuerait à la croissance économique en créant de nouveaux emplois notamment pour les jeunes de la région.
Poussons un peu plus loin. Le 1er janvier 2022, le RCEP (Regional Comprehensive Economical Partnership)[7] est entré en vigueur en Asie. Cet accord d’échanges commerciaux regroupe les 10 pays de l’ASEAN + 5 pays (le Japon, la Corée du Sud, la Chine, l’Australie et la Nouvelle-Zélande). C’est le plus grand marché du monde, couvrant 1/3 de la population, 1/3 du PIB et 1/3 du volume d’échanges commerciaux mondiaux. Si les pays du Moyen-Orient empruntent les mêmes voies que ceux de l’ASEAN, il n’est pas interdit d’imaginer qu’ils signeraient un jour eux aussi leur accord de libre-échange au Moyen-Orient à l’instar de RCEP en Asie.
Un nouvel acteur politique crédible ?
Dans l’interview accordé au journaliste Al Arabiya le 24 mars 2021, M. Wang Yi, le ministre des Affaires étrangères de la Chine a proposé cinq points en guise de l’initiative pour le Moyen-Orient.[8] Rompant l’habitude de grande prudence, la Chine dévoilait publiquement sa politique globale vis-à-vis de cette région.
Examinons ces cinq points.
1/ Le respect mutuel : il faudrait « considérer les pays du Moyen-Orient comme des partenaires de coopération, de développement et de paix, au lieu de considérer la région uniquement du point de vue de la concurrence géopolitique ».
2/ Maintenir l’équité et la justice. La Chine soutient « une mise œuvre sérieuse de la solution à deux Etats » pour sortir de la question de Palestine.
3/ Question nucléaire iranienne : que « les États-Unis et l’Iran reprennent la mise en œuvre du PAGC-JCPOA ». US : lever les sanctions unilatérales contre Iran et celles exterritoriales contre des parties tierces ; Iran : reprendre « le respect de ses engagements nucléaires ». Pour parvenir à la non-prolifération nucléaire au Moyen-Orient.
4/ Promouvoir la sécurité collective. Organiser en Chine « une conférence de dialogue multilatérale sur la sécurité dans la région du Golfe afin d’explorer d’un mécanisme de confiance au Moyen-Orient ».
5/ Accélérer la coopération pour le développement. La Chine attend « la conclusion rapide d’un accord de libre-échange avec le Conseil de coopération États arabes du Golfe ».
À suivre : la coopération entre la France et la Chine
De nombreux signes suggèrent que la mise en œuvre de cette politique a commencé. La Chine est peut-être en train de sortir de ses discrétions habituelles pour devenir un acteur politique au-delà du domaine économique.[9] Ce qu’on voit aujourd’hui pourrait être le début d’une nouvelle partie de go au Moyen-Orient. On constate l’implication de plus en plus forte de la Chine voulant être Game Changer. On aimerait voir l’arrivée des changements tangibles visant une plus grande stabilité et donc une plus grande prospérité dans cette région qui a tant souffert.
Ce changement est dans la direction souhaitée par la France pour coopérer avec la Chine dans les pays tiers. L’accord récemment signé entre ces deux pays est un pas concret dans ce sens[10] : avec cet accord, « Paris et Pékin s’engagent à cofinancer sept projets d’infrastructure » Le montant total s’élève à 1,7 milliard de USD (1,5 milliard d’euros).
Ce genre de projets est plus efficace que de simples aides et est de nature à aider les pays de l’Afrique et du Moyen-Orient à se développer. La discussion a débuté en juin 2015 lors de la visite du premier ministre chinois, Li Keqiang. À cette occasion, les deux pays avaient publié une déclaration conjointe sur la coopération dans les marchés tiers.
Les deux pays ont clairement vu la menace potentielle liée à l’explosion démographique et à la crise migratoire massive dans les années à venir. Aider ces pays à se développer est le seul moyen pour y remédier en avance. Une plus grande stabilité est la condition sino qua none du développement.
Il y a une forte complémentarité évidente entre les deux pays : la Chine a la puissance financière et les capacités extraordinaires dans la construction d’infrastructures ; la France excelle dans le management de projet soutenu par une connaissance approfondie de ces régions. En plus, la France peut partager avec la Chine de ses expériences précieuses dans l’implémentation des principes d’ESG et RSE à travers ces projets.
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[1] Guy Burton, China and Middle East Conflicts, Routledge (31 juillet 2020)
[2] Irène Deqingquzhen, Dépendance énergique de la Chine, BSI.
[3] Laurence Louër, sunnites et chiites, histoire politique d’une discorde, Seuil.
[4] Cf. Jean-Pierre Filiu, « Le grand bluff de la Chine au Moyen-Orient », Le Monde, le 27 juin 2021.
[5] Cf. Victorien Bourgeois, La Chine, puissance incontournable au Moyen-Orient, le 6 mai 2019, Geostrategia.
[6] L’ASEAN (Association of South East Asian Nations) est composée de 10 pays : Brunei, Birmanie, Cambodge, Indonésie, Laos, Malaisie, Philippines, Singapour, Thaïlande, Viêt Nam. Leur devise : « One vision, One Identity, One Community » (Cf. https://fr.wikipedia.org/wiki/Association_des_nations_de_l%27Asie_du_Sud-Est)
[7] Cf. https://fr.wikipedia.org/wiki/Partenariat_%C3%A9conomique_r%C3%A9gional_global
[8] Cf. le site web de l’Ambassade de la RP de Chine : Wang Yi propose en cinq points pour parvenir à la sécurité et à la stabilité au Moyen-Orient.
[9] Élie Saïkali, La Chine, un géant sur la pointe des pieds au Moyen Orient, L’Orient – Le Jour, le 19 février 2020.
[10] Frédéric Lemaître (correspondant à Pékin), Le Monde, le 16 février 2022.