« La guerre avant la guerre » : la recherche du chaos civil comme première phase d’une campagne militaire ?

27 juillet 2021

Temps de lecture : 8 minutes
Photo : La perception occidentale de la guerre - moderne et soumise au droit humanitaire international - tend à faire de celle-ci avant tout une affaire encadrée de combattants, négligeant par là que "la raison du plus fort est toujours la meilleure" ...
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« La guerre avant la guerre » : la recherche du chaos civil comme première phase d’une campagne militaire ?

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Si l’innovation technique peut faire évoluer la façon de faire la guerre, elle ne modifie pas l’essence de la guerre et des conflits. Le rétablissement de l’ordre face au chaos demeure l’un des objectifs de la guerre.

Détachons-nous des lois de la guerre pour considérer froidement les buts de guerre traditionnels et immémoriaux, défaire l’ennemi pour l’amener à la capitulation, à la reddition ou à l’armistice, voire anéantir l’ennemi.

En principe, la victoire et la défaite sont la conséquence duale d’une action de guerre engagée par des moyens militaires identifiés comme tels opposants physiquement et matériellement les forces des belligérants sur un espace géographique, terrestre, maritime, aérien voire spatial. Si la guerre peut avoir lieu sur des espaces de liberté dits aujourd’hui internationaux ou affecter le territoire d’une tribut, nation ou État  non belligérant, la guerre se déroule, historiquement et essentiellement, depuis la sédentarisation et l’appropriation du sol et sa délimitation par des groupes humains, sur le territoire d’un ou de plusieurs belligérants ; l’idée est alors que pour être victorieux, il faut conquérir ce territoire, c’est-à-dire l’envahir physiquement à l’aide de troupes, puis l’occuper militairement afin d’obliger l’ennemi à accepter la défaite, éventuellement, ultimement, le soumettre ou l’ingérer politiquement et juridiquement, voire culturellement, ce qui est la logique d’empire.

Si les deux adages « amat victoria curam » et « si vis pacem para bellum » conservent tout leur sens, ces deux adages pourraient aussi recouvrir une logique de guerre sui generis qui se dessine depuis un certain nombre d’années ; cette logique de guerre défierait toutes les logiques « classiques » que nous croyons acquises au gré d’un enfermement mental de la perception de l’action de guerre qui résulte du droit international de la guerre qui tend à caricaturer la guerre comme étant une attaque sur des objectifs militaires, une affaire de « combattants » en uniforme ou non, le civil non armé étant ainsi devenu un spectateur involontaire des combats et les biens protégés des îlots d’humanité résistant au fléau de la guerre.

Personne, en occident en particulier, ne conçoit remettre en cause cette perception.

La guerre face aux innovations techniques

Or, l’idée d’une guerre avant la guerre, d’une guerre qui ne porte pas son nom et qui se défierait des règles du jus ad bellum et du jus in bello, risque de s’imposer comme le moyen fulgurant préalable à toute conquête militaire ouverte. La combinaison massive de deux novations techniques du XXesiècle, les moyens de guerre électronique et les moyens de cyberattaque pourraient permettre aujourd’hui à l’État qui aurait investi massivement sur ces deux moyens d’action de créer le chao à distance dans n’importe quel État moderne, plus encore s’il est moderne, la vulnérabilité d’un État s’accroissant symétriquement avec son niveau de développement technique donc sa puissance, ce qui n’est pas le moindre des paradoxes.

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Or, la plupart des États considèrent la guerre comme un cadre d’action normé, formé d’interdits et de règles restrictives d’usage de la force à commencer par le principe de légitime défense qui présupposerait l’impossibilité morale d’une guerre d’agression alors même que la légitime défense est uniquement un concept juridique « légalisant » la réponse armée à une agression armée, autre concept juridique désignant l’action illégale ; l’agression armée, qu’on le veuille ou non, reste factuellement possible et seuls les vainqueurs écrivent l’histoire, voire le droit : « vae victis » comme le déclara Brennus.

Guerre et effet de surprise

La guerre avant la guerre est donc l’emploi massif, quasi-simultanée et inattendu, le fameux effet de surprise, de moyens techniques qui, sans rechercher à tuer ni véritablement à détruire, a pour objectif premier de neutraliser certaines infrastructures civiles afin de désorganiser l’État cible. Cette neutralisation serait réalisée par deux actions réalisées de nuit se succédant à brève échéance selon un ordre chronologique précis pour des raisons d’efficacité opérationnelle :

  • une neutralisation première par des attaques massives cybernétiques à l’aide de virus informatiques et autres moyens malveillants dont l’objectif serait ici de créer des interruptions de services ou des défaillances de services de toute nature, bref d’altérer le fonctionnement des systèmes informatiques dans des secteurs d’activités ciblés à l’instar de ce qu’il en a été de manière microcosmique en 2020 contre une compagnie d’assurance israélienne (« Israël-Iran : la cyberguerre est déclarée », Mariane, Julien Lacorie 12 décembre 2020) ;
  • une neutralisation seconde serait réalisée par l’emploi de moyens de guerre électronique et, plus précisément, par des armes à impulsion électromagnétique (e-Bomb ou bombe à micro-ondes) mises en œuvre par le simple survol de drones aériens furtifs à l’instar de ce qui a été testé avec succès en 2012 avec un avion piloté (« Boeing a testé une bombe électronique propre, Numerama, Guillaume Chapeau 3 décembre 2012), ayant pour objectif d’altérer ou de désagréger les systèmes électroniques de secteurs d’activités civils localisés et ciblés.

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Pour désorganiser un État moderne, les secteurs cibles de la guerre avant la guerre seraient logiquement :

  • l’énergie, en particulier électrique, dès lors que cette dernière innerve et conditionne le fonctionnement de la majeure partie des activités administratives, économiques, industrielles et sociales et que la neutralisation du secteur énergétique en ciblant des points névralgiques, en l’absence de générateurs suffisants et de solutions alternatives sérieuses, impacterait la capacité d’un État, mais aussi de tous les acteurs publics et privés à communiquer, et à agir sur le territoire ; On soulignera cette évidence que sans énergie, aucun serveur informatique, aucune machine-outil ou moyen de communication ne peut fonctionner…
  • les réseaux de communications civiles, terrestres et spatiaux, qui sont l’infrastructure que l’État et l’ensembles des acteurs publics et privés utilisent normalement et sans lesquels un État et ses relais locaux ne pourraient se coordonner, échanger des informations vitales, afin de mettre en place une organisation de crise et répondre tout simplement à des besoins primaires sachant que sans électricité, ces réseaux seraient déjà inactifs ;
  • les banques, et plus précisément leurs serveurs et banques de données (cloudsnationaux), afin d’interdire la circulation monétaire et restreindre la capacité financière de la population et des acteurs économiques : sans argent pour acheter de la nourriture au vu de données bancaires corrompues et de systèmes de paiement électronique défaillants, la population chercherait très rapidement à envahir les commerces de nourritures pour s’approprier de force des denrées alimentaires ;
  • les opérateurs exploitant les réseaux d’eau afin d’affoler un peu plus la population sachant que le besoin en eau en zone urbaine créerait rapidement des dissensions sociales qu’il ne faut pas sous-estimer, mais qui ajouterait ici aussi au chao ambiant.

Il est difficile d’imaginer l’ampleur du chao que créerait dans un État la défaillance concomitante et durable de ces services, mais il est certain que l’affolement de la population civile ajouterait à la situation de désorganisation au risque de submergeait un État, rendu défaillant et incapable de mobiliser ses propres moyens et d’apporter des réponses régaliennes en matière d’ordre public. L’incapacité simultanée de tous les acteurs, publics et privés, à détecter les pannes ou dysfonctionnements, à les traiter tant que l’énergie n’est pas rétablie, à remplacer les systèmes électroniques endommagés en l’absence de stock et pis encore en l’absence de production nationale rappellerait d’ailleurs la pandémie du Covid dans sa gestion première, une forme de sidération et d’impuissance. Bref, l’incapacité de tous les acteurs à rétablir rapidement le fonctionnement normal des services publics et des activités vitales du pays créerait les conditions d’une vulnérabilité exceptionnelle de ce pays ce qui faciliterait alors la mise en œuvre d’une opération militaire d’envergure par le ciel et par la mer afin de neutraliser des installations militaires considérées comme stratégiques par l’ennemi.

L’État face au chaos

C’est d’autant plus évident que le chaos de la guerre avant la guerre obligerait l’État, en l’absence de compréhension de ce qui se déroule sous ses yeux, à décréter à bref délai, avec une efficacité relative, des mesures martiales exceptionnelles et à mobiliser et donc disperser les moyens militaires pour, à la fois, rétablir l’ordre public au vu de force de polices qui seraient probablement dépassées par les émeutes et scènes de pillage en tous genres, mais aussi afin de tenter d’apporter des réponses aux besoins primaires des personnes. On ajoutera qu’il est fort probable que l’emploi de moyens à impulsion électromagnétique endommagerait aussi nombre d’équipements militaires dotés d’électronique non durcie et impacterait l’organisation même des moyens de défense se trouvant à proximité des zones ciblées. Ainsi, la mobilisation de moyens militaires à des fins d’action civile, le détournement d’attention qu’engendrerait le chao tant vis-à-vis des autorités militaires que politique, accentuerait un peu plus cette phase hypertrophiée du désordre, une forme d’anarchie contextuelle, avec pour conséquence certaine de diminuer l’efficacité d’une réponse militaire à une phase d’action de guerre.

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Une telle action serait elle un acte de guerre au sens juridique ?

Oui, sans aucun doute, dès lors qu’elle aboutirait à remettre en cause la sécurité et l’intégrité d’un État et porterait atteinte à ses intérêts vitaux ; elle pourrait sans doute, par ailleurs, constituer un acte d’agression armée sous réserve naturellement que cette action ne soit pas la réponse supposée à un fait antérieur…ou encore la réponse à la menace imminente d’une action de guerre, bref qu’elle ne soit pas présentée comme une action préemptive…Finalement, cette action devrait être aussi par conséquent considérée comme une opération militaire au sens du DIH.

Une telle action serait-elle contraire au droit international humanitaire ?

La question du droit

Difficile de l’affirmer totalement et sans réserve dès lors que cette action n’a pas pour objectif ni conséquence d’attaquer au sens de détruire, ni de décider de représailles sur des biens de caractère civil au sens de l’article 52 du Protocole additionnel I du 8 juin 1977 aux Conventions de Genève (PAICG) du 12 août 1949 relatif à la protection des victimes des conflits armés internationaux, ni d’attaquer des civils au sens de l’article 51 du même protocole, sachant  que cette action aboutit finalement à neutraliser, c’est-à-dire mettre hors service et non à les détruire, des équipements qui, indéniablement, participent au fonctionnement de la société civile et lui sont, pour partie, essentielles à sa survie. Paradoxalement, parce que cette action vise des biens civils « qui, par leur nature, leur emplacement, leur destination ou leur utilisation apportent une contribution effective à l’action militaire et dont la destruction totale ou partielle, la capture ou la neutralisation offre en l’occurrence un avantage militaire précis » (art 52 §2 du PAICG), cette action pourrait transformer juridiquement ces biens en des objectifs militaires légitimes.

On peut vouloir considérer que cette action pourrait impacter le fonctionnement normal de certains ouvrages civils sanctuarisésindispensables à la survie de la population civile, ce qui serait vrai pour les systèmes gérant la distribution d’eau ( art 54 du PAICG précité et art 14 du Protocole additionnel II aux Conventions de Genève (PAIICG) du 12 août 1949 relatif à la protection des victimes des conflits armés internationaux, 8 juin 1977, art. 14)ou encore entrainer des dysfonctionnements graves affectant la sécurité des ouvrages et installations contenant des forces dangereuses à l’instar des barrages ou des centrales nucléaires (art 15 du PAIICG, art 56 du PAICG), mais en aucun cas, ces ouvrages n’auraient été en soi la cible directe d’une action de destruction totale ou partielle : pour autant provoquer, via un virus informatique, l’interruption brutale d’une centrale nucléaire puis interdire dans les faits sa réparation via des impulsions électromagnétiques, peu naturellement avoir des incidences en termes d’accidents nucléaires ; les effets potentiels d’un accident nucléaire dépasseraient alors le cadre de la seule cyberattaque et pourraient entraîner une explosion nucléaire mortifère pour la population civile, mais aussi pour l’environnement naturel en causant des dommages étendus, graves et durables tels qu’ils compromettent la santé ou la survie de la population (PAICG art. 55.1). Au regard de la guerre avant la guerre, un pays agresseur rationnel serait nécessairement tenu de jauger une telle conséquence au vu des risques éventuels de réponse militaire nucléaire en légitime défense si toutefois le pays agressé est nucléarisé.

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Quoiqu’il en soit, et c’est sans doute là la question majeure qui se pose, il n’est pas sûr que l’approche juridique serait au centre des préoccupations d’une puissance déterminée à mener une action de guerre exotique utilisant tous les ingrédients de la sidération (effet de surprise, vitesse d’exécution, puissance des moyens, nature des objectifs militaires) pour obliger le pays ciblé à se soumettre à sa volonté. On peut même penser que l’existence d’un simulacre de cyberattaque et/ou de guerre électronique ou une opération d’intox sous faux pavillon, à l’aide des mêmes moyens, affectant quelques biens d’un pays malintentionné pourrait être la primo manœuvre, le prétexte comme l’histoire en regorge, permettant de légitimer la guerre avant la guerre avant que ne soit engagées les deux autres phases d’une campagne militaire planifiée, à savoir la phase dronisée et missilisée de la guerre afin de destruction des équipements et infrastructures militaires, enfin la phase de projection des forces humaines sur le territoire d’un ennemi hébété et groggy.

À propos de l’auteur
Eric Pourcel

Eric Pourcel

Docteur en droit, Officier d’active, membre de l’ASAF
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