Perpignan : géopolitique locale d’un basculement

29 juin 2020

Temps de lecture : 5 minutes

Photo : Louis Aliot vote au second tour des élections municipales à Perpignan, le 28 juin 2020. Photo : Alain ROBERT/SIPA 00969655_000005

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Perpignan : géopolitique locale d’un basculement

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La conquête de la mairie de Perpignan par Louis Aliot marque une rupture historique dans la géopolitique locale, dont la portée symbolique n’échappe à personne. Elle scelle la fin de l’« alduysme » implanté depuis 1959 quand Paul Alduy – diplomate issu d’une vieille famille catalane – conquiert la paisible préfecture (75 000 hab.) des Pyrénées orientales (PO), active place commerciale du Roussillon, mais aujourd’hui sinistrée. En 60 ans, entre ces deux élections se déroule le drame d’une cité frappée, comme la France, par le déclassement économique, la perte d’identité et de stériles rivalités politiques.


Perpignan : le fief de la famille Alduy

Quand Alduy accueille en 1962 près de 17 000 rapatriés d’Algérie dans la cité, installés en partie dans le quartier flambant neuf du Moulin-à-Vent, conçu comme « leur seconde patrie », il attend en retour, et obtient, un « vote de gratitude » aux cantonales suivantes. Ainsi s’installe une gouvernance de la cité par un clientélisme électoral typiquement méditerranéen, étendu aux Gitans qui ont perdu leurs petits métiers et sombrent dans la pauvreté. Longtemps radical-socialiste, la ville penche peu à peu à droite, offrant plus de 12% de ses voix à Tixier Vignancourt aux Présidentielles de 1965 (5,2 % en France). La population locale a absorbé maintes vagues migratoires – réfugiés espagnols de 1939 et travailleurs des années 1960, Algériens puis Marocains, tous vivant en assez bonne intelligence avec les Gitans, sédentarisés dans le quartier Saint-Jacques depuis 1940, et avec les natifs catalans : au marché Cassanyes, à la frontière des territoires maghrébin et gitan, ouvert à Noël, mais fermé pour l’Aïd et la saint Jordi, on parlait français, arabe, catalan, calo et espagnol dans la même phrase, et on se comprenait ! Le « système alduyste » repose sur l’octroi d’avantages (logements sociaux, « recommandations », emplois municipaux…) en échange d’une fidélité électorale, sous l’œil des tios; il profite en effet surtout aux Gitans- dont le vote peut faire basculer le canton-, et pour certains postes, aux gens du cru. La famille Alduy2 assoit ainsi son pouvoir, cumulant 229 années de mandats électoraux locaux et nationaux3. Dans le Midi, la politique est affaire de famille, sinon de clan, toujours de réseaux : peu étonnant dans les Pyrénées-Orientales, terre maçonnique depuis 1744. Pas en reste, la gauche édifie son contre-système clientéliste, installant après 1993 des permanences électorales dans le quartier Saint-Jacques, mais côté maghrébin ; une lutte mortifère pour la conquête des électorats minoritaires s’engage entre les deux pouvoirs, municipal et départemental.

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Fissuration du système

L’adhésion de l’Espagne à la CEE (1986) accélère les crises viticole et fruitière ; les emplois dans l’agriculture sont divisés par deux ; les friches nées des primes d’arrachage sont livrées à la spéculation immobilière, qui capte les investissements au détriment du secteur productif, malgré l’existence de quelques ETI dynamiques. Cette économie de rente (tourisme, immobilier, BTP, transferts sociaux) aux antipodes de l’économie de connaissance alors émergente (mais la municipalité ignore son université) crée peu de richesses, tandis que ferme la principale usine (poupées Bella, 1 200 salariés) ; le chômage et la pauvreté s’installent : 32% de la population sous le seuil de pauvreté, 69% de foyers fiscaux non imposables, chômage explosif4, 4e ville la plus inégalitaire, devant Béziers. Dans le même temps, le narcotrafic transfrontalier étend ses vénéneuses ramifications dans les cités HLM et chez les Gitans, sapant l’autorité des tios. La délinquance s’étend à toute la ville : incivilités, squats, rodéos et fusillades agrémentent le quotidien, jusqu’à nos jours.

Dans le vieux centre qui se délabre, les commerces ferment ; les couches moyennes et aisées fuient en périphérie : vers Cabestany (le « Neuilly » local, gérée par un communiste depuis 1977), et 40% des collégiens vers le privé. La ville se fragmente. L’immigration (Afrique noire, Turquie) gonfle une population « mosaïque » (17 nationalités au collège Pons) où les natifs ne sont plus majoritaires. De nombreux Français nés hors du département s’installent : retraités ou jeunes chômeurs attirés par le soleil, cadres diplômés. S’intégrant peu ou prou, compétents, mais exclus du « système », ces gavatx5 représentent aujourd’hui 40% de l’électorat, contre 25% environ pour les Gitans, Maghrébins et pieds-noirs. Dans ce contexte, la poussée frontiste au plan national6 connaît une forte résonnance locale (P. Sergent, ex-OAS élu député en 1986). Le « système » résiste pourtant : Jean-Paul Alduy, élu en 1993, lui donne une dimension communautaire (médiation des imams et des pasteurs pentecôtistes gitans dans les quartiers sensibles) et identitaire (en flattant les catalanistes, segment de l’électorat disputé au Conseil général) ; il use du relais politique des commissaires de quartier, soutient plus de 670 associations. Commémorations et gestes symboliques se succèdent : inauguration de la Grande Mosquée de la Fraternité (s’ajoutant aux 16 mosquées et salles de prières, dont trois salafistes), Musée de l’Algérie française, Mur des Disparus d’Algérie. Certes, le bilan de l’action publique n’est pas négligeable : embellissement du centre, rénovation des cités HLM par l’ANRU, régies de quartier pour l’insertion professionnelle des jeunes en déshérence, scolarisation des Gitans, mise sur rail de l’intercommunalité malgré des communes périphériques réticentes, grands équipements (gare TGV, centre d’affaires). Au fil des scrutins, l’écart fond entre les élus locaux et Louis Aliot. Trois événements vont balayer le système : en 2005 éclatent de violentes émeutes intercommunautaires entre Gitans et Maghrébins, sur fond de luttes de territoires, face à face identitaire inédit. En 2008, la « fraude à la chaussette » et diverses irrégularités font annuler les élections, poussant Alduy au retrait, la crise économique venant alourdir le climat. Enfin, les attentats de 2015 font voler en éclats les mythes du « vivre-ensemble » et de « Perpignan la fraternelle ». Maire depuis 2009, Jean-Marc Pujol a beau assainir les finances locales, renforcer la police municipale et vouloir entamer l’indispensable rénovation de Saint-Jacques, il souffre d’être l’hériter du système, et de la création d’une liste LREM concurrente.

La victoire d’Aliot

Dans ce contexte, Louis Aliot, pied-noir lui aussi, implanté localement depuis 2008, mène une campagne habile, en écho à celle de R. Ménard, réélu triomphalement à Béziers (68,74% au premier tour), ville au profil comparable. Artisan de la « dédiabolisation » du FN, il joue la carte de sa personnalité – on vote « pour Louis » plus que pour le RN, dont le logo ne figure pas sur ses affiches ; il prend soin d’éviter le discours anti-immigration du parti, oublie la « kébabisation » de Perpignan (5e ville de France pour le nombre de restaurants kebab par hbt). Profitant de l’inanité de la gauche locale et des divisions de la droite (4 listes), il parvient à répondre à une triple attente : incarner le rejet unanime du système clientéliste ; satisfaire la demande sécuritaire émergeant dans tous les quartiers – y compris les plus sensibles- et enfin la demande sociale (commerces, équipements, emplois) de ces derniers. Ce faisant, il coagule plusieurs électorats, des couches moyennes et aisées des quartiers Sud et Est aux plus populaires, déçues par la gauche. Ce qui lui permet d’arriver en tête dans 96% des bureaux de vote au 1er tour ; confirmation au 2e tour face à un front républicain « bricolé ». Le RN renforce son ancrage sur la façade méditerranéenne. Perpignan tourne la page.

LA4

Notes de bas de page

1 tios : patriarches des grandes familles gitanes (pouvant compter 200 membres).

2  Paul Alduy (1914-2006) le père ; Jacqueline Alduy (1924-2016) son épouse, sénatrice-maire d’Amélie-les-Bains ; Jean-Paul Alduy, leur fils.

3 Mesure l’accaparement du pouvoir par élu, résultant du cumul de ses mandats : un député-maire « détient » ainsi 5+6=11 années de pouvoir. Autres exemples locaux : Jules Pams (1852-1930), radical-socialiste : 74 ans ; L-J. Grégory (1909-1982), SFIO-PS : 135 ans !

4 taux pour la commune, en 2016 : 25,4% (définition INSEE : actif 15-64 ans en recherche d’emploi inscrit ou non à Pôle emploi) ; pour la zone d’emploi (86 communes du Roussillon) : 13,4%, et pour le département : 13,3% (T4 2019).

5 gavatx : non-catalan. Personne née dans un autre département que les PO.

6 Fondé en 1972, le Front national a passé le cap des 2 millions de voix en 1984, 4 en 1988, 6 en 2012 et 10 en 2017.

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Photo : Louis Aliot vote au second tour des élections municipales à Perpignan, le 28 juin 2020. Photo : Alain ROBERT/SIPA 00969655_000005

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À propos de l’auteur
Jean-Marc Holz

Jean-Marc Holz

Jean-Marc Holz est agrégé de géographie, docteur ès sciences économiques, docteur d'Etat ès lettres. Il a enseigné aux universités de Franche-Comté (Besançon) et de Perpignan, comme professeur des universités.
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