<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Les grandes peurs des temps modernes

19 mars 2021

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Les grandes peurs des temps modernes

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De la peste noire à la chasse aux sorcières, la peur a irrigué et construit la société occidentale. Le politique a tenté d’y répondre, soit en la canalisant soit en l’utilisant.

 

 « Entre autres grands péchés, malheurs et abominations que ce misérable temps nous apporte chaque jour à la ruine et confusion du monde, sont les sectes des divers maléfices, sorcelleries […] que certains vrais instruments du Diable mettent continuellement en avant. » Ces propos du roi Philippe II d’Espagne introduisent l’arsenal législatif qu’il met en place en 1592 contre la sorcellerie. Ils résument bien les inquiétudes répandues lors des temps que l’on dit « modernes »[1]. Ces craintes furent partagées presque partout et presque par tous, à des degrés divers, mais souvent équivalents.

 

Des raisons d’avoir peur

 

La peur joue un rôle capital dans la vie des êtres humains et dans le déroulement de leur histoire. Après tout, l’homme est le seul animal qui apprend très tôt que ses jours sont comptés. Les Grecs avaient divinisé la crainte et la peur… Dans l’Antiquité et au Moyen Âge, les figures de héros sont celles d’hommes courageux, qui ont su vaincre une peur, dont Virgile affirme dans l’Enéide qu’elle est « le signe d’une basse naissance ». Les noms de certaines têtes couronnées du Moyen Âge sont éloquents : Philippe le Hardi duc de Bourgogne eut pour fils Jean sans Peur lequel engendra Charles le Téméraire. Mais Louis XI est connu pour avoir tremblé une grande partie de sa vie et s’être protégé par une muraille d’amulettes et de superstitions astrologiques.

Présente au quotidien, sous la forme d’une angoisse latente, dans un univers marqué par une grande vulnérabilité alimentaire liée aux aléas météorologiques, la peur fait sa grande entrée sur scène avec le déferlement de la peste noire à partir de 1347. Aux craintes habituelles se superposa une terreur formidable, provoquée par l’épidémie et accrue par les autres fléaux du temps. C’est du xive siècle que date la célèbre prière : « De la guerre, de la famine et de la peste, délivrez-nous Seigneur ! » Les sociétés européennes se sont alors installées, pour près de trois siècles, dans une ambiance collective de peurs en tout genre, dominées par le « raz-de-marée du satanisme » (Jean Delumeau).

 

Un monde vulnérable

 

Les hommes avaient de bonnes raisons d’avoir peur. Ils dépendaient pour leur survie des produits de la terre et de l’élevage. Or rien n’était plus aléatoire à l’époque qu’une récolte ou le croît d’un troupeau. La fin du xiiie siècle connut un retournement de conjoncture, une baisse des rendements, un épuisement d’une partie des sols et une détérioration des conditions climatiques après un siècle exceptionnellement chaud et favorable à l’agriculture. Les disettes puis les famines (dès 1317 en Flandre) firent leur retour. Les temps de prospérité s’éloignèrent pour longtemps et l’insécurité alimentaire refit surface. Or la nature n’était pas perçue comme relevant de lois physiques ou biologiques, mais comme un monde animé, en proie aux démons, aux manipulations des jeteurs de sorts, à la malfaisance des revenants – une épidémie de peur des revenants en parcourut l’Europe centrale à la charnière des xviie et xviiie siècles. Il y avait une intention derrière les malheurs ; voilà ce qui accrut les peurs.

Le monde était dangereux. On craignait évidemment les comètes, les éclipses ; mais ces peurs ne réaffleurent qu’épisodiquement, à l’occasion de leur apparition. Plus constante est la peur du loup revenue en force avec les guerres de religion qui ravagèrent les campagnes, détruisirent l’organisation communautaire et laissaient de nombreux foyers sans défense. Et, avec la crainte grandissante du Malin, on associa de plus en plus le loup au Diable : la peur des « loups-garous » traversait toute l’Europe, du Portugal à la Prusse. Quotidienne, répétitive, invincible enfin est la peur nocturne : « Nul ami la nuit » dit un dicton. Éclairage absent dans les campagnes, faible et fragile en ville : la nuit était propice à tous les dangers ; elle abritait aussi, aux yeux des âmes inquiètes, les puissances démoniaques.

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Par ailleurs, l’insécurité politique augmenta, alimentée par les guerres internes qui frappent l’Occident après un xiiie siècle souvent qualifié de siècle de paix. On craignait aux xive et xve siècles les grandes compagnies. Ce fut pire à l’époque des ravages de la guerre de Trente Ans où se confondaient les soldats au service des princes, les brigands et les criminels. Les gravures de Jacques Callot en font foi. Enfin, il y avait la pression grandissante du Turc qui s’emparait de l’Europe balkanique (bataille du Kosovo en 1386, déroute des croisés à Nicopolis en 1396) et fit tomber Constantinople en 1453. En Hongrie, en Autriche, en Allemagne, les avancées ottomanes propagèrent une onde de terreur. Il y avait de quoi nourrir la crainte d’une invasion dévastatrice et suspecter les trahisons.

 

Les paniques collectives

 

La peste provoqua par ses retours récurrents, tous les huit ou dix ans en moyenne, des ondes de peur qui se télescopèrent. Jusqu’au début du xviiie siècle (Marseille en 1720), les peuples européens vécurent dans la hantise de cette maladie qui frappait sans prévenir toutes les couches de la société, et faisait périr en masse à une vitesse foudroyante. On estime qu’entre un quart et un tiers de la population européenne mourut lors de la première vague en 1347-1349. À chaque attaque du bacille, des villages entiers étaient anéantis, des villes perdaient jusqu’à la moitié voire les trois quarts de leur population. La maladie frappait si vite que l’on mourait en pleine rue, en accompagnant un défunt à son enterrement, à table au milieu de sa famille, etc. À Séville, en 1649, la peste emporta en quelques semaines 60 000 des 110 000 habitants. Les liens sociaux en furent distendus, voire rompus, la méfiance était générale. Dans des villes devenues selon l’expression d’un témoin italien, des « tombeaux », les gens se calfeutrèrent, on ferma la porte aux étrangers, sans que ces confinements de tout ordre aient été d’une quelconque efficacité. Les remèdes furent souvent irrationnels : multiplication des processions (au cours desquelles des gens tombaient frappés par l’épidémie), ceintures de cire entourant la cité comme à Montpellier, mise à mort des juifs et des lépreux considérés comme des agents du Diable chargés de répandre le mal. On crut à une étrange conjonction astrale ou à la pourriture de l’air. À Genève, en 1530, on accusa même le personnel de l’hôpital de « bouter la peste ». La médecine était impuissante, son blocage idéologique face à l’épidémie presque total et les foules se sentirent abandonnées et vulnérables. Seules des mesures de prophylaxie parvinrent, parfois, à réduire l’impact de la maladie. La peste noire fut, à juste titre, le cauchemar collectif des Européens durant près de quatre cents ans. Et la panique qui s’est emparée du monde à l’occasion d’un virus récent montre à quel point nous sommes, au xxie siècle, fragiles et timorés.

 

L’apocalypse est pour demain

 

Il est établi qu’il n’y a pas eu de peur de la fin des temps aux alentours de l’an mil, ni même une quelconque « inquiétude diffuse » qu’imagina Georges Duby. En revanche, des craintes de cette nature prospérèrent de la fin du xiiie siècle jusqu’au xviie siècle. Le Grand Schisme qui fractura la papauté entre 1378 et 1417 et que l’on eut tôt fait d’attribuer à l’action de l’Antéchrist, fit émerger de nombreux prédicateurs apocalyptiques tel saint Vincent Ferrier. Les mouvements de flagellants au xive siècle frappaient ceux qui étaient à leurs yeux les agents de l’Antéchrist, persuadés que leur violence accélérerait la venue d’un millenium de paix et de bonheur. Les peurs millénaristes animèrent l’aile radicale des hussites au xve siècle, les anabaptistes de Münster en 1534, etc. Et c’est justement au xvie siècle, dans ce climat de craintes apocalyptiques, que l’on imagina à partir de textes mal lus que les hommes de l’an mil avaient été pris de panique. Dürer comme Luther croyait à l’imminence de la fin du monde. Des prédictions astrologiques se répandaient un peu partout et même des esprits aussi scientifiques que Newton semblent y avoir donné crédit. De la Renaissance à la veille des Lumières, les sociétés européennes ont été imprégnées de craintes irrationnelles.

 

Soupçons de classes

 

Les humbles redoutaient les exactions de leurs maîtres, se révoltaient devant l’alourdissement de la pression fiscale lié à la croissance de l’État. Le seigneur médiéval imposait, pillait parfois, mais aussi protégeait et l’on pouvait passer des accords avec lui ; l’État moderne était vu comme un prédateur, dont on redoutait les exigences fiscales surtout en période de disette. Chaque rumeur d’une aggravation des impôts suscitait l’angoisse. Les phantasmes d’impôts sur les naissances ou les baptêmes, totalement imaginaires, provoquaient panique et révoltes, qui, en retour, alarmaient les élites. Aux deux extrémités de la hiérarchie sociale, on imagina des complots criminels et l’on redoutait les mendiants et les vagabonds, qui propageaient les maladies et boutaient le feu un peu partout.

Les élites s’inquiétaient aussi des superstitions qu’elles assimilaient désormais non plus à la survivance de croyances païennes, mais à des manifestations hérétiques. Et, au fil du temps, théologiens et juristes virent derrière l’hérésie la main de Satan. Le Diable, « prince de ce monde », agissait en tous lieux ; on le rencontrait même dans ces nouvelles terres découvertes en Amérique, dont les populations horrifiaient des conquistadores pourtant peu fragiles par leurs sacrifices humains. Il fallait donc bien lui supposer le don d’ubiquité, mais aussi l’aide d’une foule de démons, d’une véritable armée, qui fit de l’Europe, selon l’expression de Jean Delumeau, « une cité assiégée ».

 

La démonologie se perfectionnait si l’on peut dire : on identifiait de nouveaux cas possibles d’intervention du Malin, on lui attribuait de nouveaux déguisements, un art consommé de la dissimulation : tout cela était rendu possible par l’application des progrès accomplis dans d’autres sphères de l’activité intellectuelle, appliqués ici à tort et à travers. Le paysan inculte et superstitieux, parfois magicien, dont on se gaussait au xiiie siècle était devenu un être maléfique, qui avait conclu un pacte avec le Diable, et était capable de subtilités, d’artifices et de crimes que seuls avaient imaginés les clercs. L’imprimerie permit de répandre partout les écrits terrorisants des théologiens. Bref, d’un côté on fit deux siècles durant la chasse aux sorcières, de l’autre on crut au « complot des affameurs » et en 1789 la « grande peur » déferla sur le monde rural.

 

En outre, les ruraux se méfiaient les un des autres et soupçonnaient un maléfice derrière une maladie ou un accident. Leur société n’était pas si solidaire qu’on se plaît à l’imaginer et le voisin était celui dont on se méfiait parfois le plus. Et les crimes dont les paysans accusaient leurs voisins étaient autant de preuves aux yeux des élites que le diable était à la manœuvre. Le soupçon se généralisait et enflait. Les femmes en furent les victimes principales. À la misogynie classique des clercs médiévaux se substitua une hostilité grandissante. Dans les campagnes, ce sont elles qui maîtrisent le mieux les herbes médicinales et donc ce sont elles que l’on accusa de maléfices. Les plus âgées, qui ont perdu la capacité d’enfanter, furent soupçonnées de vouloir se venger et d’attenter à la vie des enfants. Quant au monde médical d’antan, il voyait en la femme un mâle imparfait, voire impur. Plus proche que l’homme des mystères de la vie, la femme était donc soumise au pouvoir des démons qui pullulaient sur terre. Et comme on imaginait volontiers ces démons comme masculins, on admettait sans peine qu’ils s’unissaient aux femmes lors des sabbats. Bref, la femme fut diabolisée et nombre de prédicateurs mirent en garde contre ses ruses et ses méfaits.

Dans ce monde en proie à la peur, les artistes ne furent pas en reste. La peur se dessine, s’écrit, se peint : elle est à l’origine des danses macabres, des figures des martyrs accablés de tortures, de Margot l’enragée, allégorie de la guerre dévastant le monde, et de l’enfer effrayant de sadisme né du cerveau de Jérôme Bosch. Le Christ en croix du retable d’Issenheim au corps distendu et marqué par la flagellation n’a plus rien à avoir avec le Beau Dieu de Chartres. L’art des xive-xviie siècles ne se résume pas à ces figures effrayantes, mais elles sont omniprésentes.

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Délires rationnels

 

« Les superstitions ne sont qu’une vraie sorcellerie forgée dans la boutique du Diable » affirment des juges lorrains à la fin du xvie siècle. L’épidémie de chasse aux sorcières qui sévit en Europe, surtout entre 1540 et 1650, est l’exemple type d’un délire rationnel. Les élites sociales et intellectuelles furent persuadées dans leur immense majorité que les pratiques superstitieuses et magiques à l’œuvre dans le monde paysan étaient la face visible d’une gigantesque conspiration ourdie par une secte satanique visant à anéantir la chrétienté. Les discours dénonçant la sorcellerie furent de plus en plus précis, nourris de mille détails et, surtout, argumentés avec une implacable logique, que maîtrisaient à merveille universitaires, lettrés, théologiens, juristes, etc. Seul l’axiome initial était faux.

 

De leur côté, les masses rurales vivaient aussi dans la peur des maléfices, des sorciers, et furent confortées dans leurs craintes par les discours des élites. D’un bout à l’autre de la pyramide sociale, tous partagèrent la hantise de la sorcellerie. Les suspects acquiesçaient aux questions posées, reconnaissaient, parfois sous la torture, avoir eu commerce avec Satan, participé aux sabbats nocturnes, et causé mille maux à leur entourage. Leurs aveux confortaient les juges dans leur peur et les incitaient à rechercher toujours davantage de coupables. Un cycle infernal se mit en place, qui fit des milliers de victimes. Seuls furent à peu près épargnés la péninsule italienne et le monde orthodoxe. L’acmé de la chasse eut lieu en Suisse, en Empire, en France. Les protestants ne furent pas moins actifs dans cette chasse que les catholiques : Luther ou Calvin étaient persuadés de l’immensité du danger. Des esprits aussi fins que le juriste Jean Bodin admirent sans réserve l’ampleur du complot satanique ; nombre de lettrés, que l’on aime croire éclairés, crurent au mythe du sabbat, des orgies sexuelles menées avec les démons, etc. Preuve que l’on peut faire fonctionner son entendement et négliger sa raison.

Juan Caro Baroja a observé que dans la plupart des civilisations, la croyance au pouvoir maléfique des sorciers était associée à une conception pessimiste de la vie. Les sociétés européennes semblent avoir vécu persuadées du vieillissement d’un monde courant vers son déclin. C’est dans le premier tiers du xviie siècle que Stefano Landi composa son magnifique Bisogna morire.

Puis les peurs s’atténuèrent, sous l’effet de plusieurs facteurs. Certaines, à force d’être démenties par les faits, s’évanouirent. L’Antéchrist n’est plus guère présent au xviiie siècle ; l’amélioration des rendements, les progrès agricoles font disparaître la crainte des famines et les pratiques magiques associées à leur conjuration. Soumise au contrôle de l’Église réformée et de l’État moderne, la culture populaire recula et avec elle les superstitions. Les élites furent rassurées. On croit encore au Diable, mais on ne le voit plus derrière chaque accident de la vie.

Au total, l’ampleur des peurs européennes fut phénoménale ; leur permanence est frappante, de même que leurs brutales explosions collectives. Pourtant, ces frayeurs ont accompagné la Renaissance et l’âge classique. Les xvie-xviiie siècles ont ainsi connu de profondes contradictions : réalisations artistiques, progrès scientifiques et techniques et, en même temps, on a chassé les sorcières et vu le Diable à l’œuvre au quotidien. La Renaissance de Michel-Ange, le siècle de Descartes ont fait flamber les bûchers de sorcières. L’espèce humaine est capable de survivre à ses propres peurs, dans la tourmente, fut-ce au prix d’effroyables dégâts. S’il y avait une leçon à tirer, ce serait celle-ci : au contraire d’un individu, les sociétés ne meurent pas de peur, même si elles en sont malades.

 

Bibliographie

Juan Caro Baroja, Les sorcières et leur monde, 1972.

Jean Delumeau, La Peur en Occident (xive-xviie). Une cité assiégée, 1978.

Sylvain Gouguenheim, Les fausses terreurs de l’an mil, 1999.

Robert Muchembled, La sorcière au village, 1978.

[1] Cité par Jean Delumeau, La Peur en Occident, p. 461.

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À propos de l’auteur
Sylvain Gouguenheim

Sylvain Gouguenheim

Agrégé d’histoire, Professeur d’histoire médiévale à l’ENS de Lyon, Sylvain Gouguenheim s’est spécialisé dans l’histoire du monde germanique au XIIIe siècle, en particulier celle des chevaliers teutoniques. Il s’intéresse aussi aux liens culturels entre le monde byzantin et l’Europe latine.
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