Pourquoi Jacques Delors était un père de l’UE 

30 décembre 2023

Temps de lecture : 8 minutes
Photo : Conférence de presse avec les ministres néerlandais Wim Kok, Hans van den Broek et Ruud Lubbers, après le Conseil européen du 9-10 décembre 1991 à Maastricht, qui mène au Traité de Maastricht (1992). CC BY-SA 3.0
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Pourquoi Jacques Delors était un père de l’UE 

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Lors de son passage à l’émission « L’Heure de vérité » d’A2 le président de la Commission européenne avait écrit dans le livre d’or de l’émission cette phrase qui me semble résumer sa vie et son action européenne : « la chance aide parfois, le courage souvent, le goût de la vérité toujours ». Puissions-nous tous nous en inspirer pour que l’Union européenne reconquière le cœur des Européens comme Jacques Delors avait su le faire.

Les nombreux hommages rendus à Jacques Delors à la suite à sa mort ce 27 décembre 2023 à travers l’Union européenne (UE) sont justifiés, tant il a contribué à la populariser. Pour cela, il restera probablement dans les mémoires comme le plus grand président de la Commission européenne. En tant que fonctionnaire européen ayant travaillé pendant dix ans sous sa présidence, je peux témoigner que parmi les collègues qui l’ont connu — et pas seulement — tout le monde aspire à retrouver un futur président de la Commission comme lui.

Un père de l’UE

Entre 1985 et 1995, il a donné à cette institution ses heures de gloire, sachant concilier la rigueur de l’analyse, la recherche du bien des citoyens et une politique équilibrée pour le bien de chaque État membre. Avant lui, la majorité des citoyens connaissaient à peine l’existence de cette institution. Grâce à quelques politiques qui semblent aux jeunes d’aujourd’hui avoir toujours existé, il a donné à l’UE « une âme », comme il le souhaitait.

Avant lui, la Commission était uniquement technocratique, après lui, elle est devenue uniquement politique. Par exemple, lorsque j’ai rejoint la Commission européenne, mon commissaire à l’énergie était le diplomate belge Étienne Davignon qui, avec Henry Kissinger, avait créé l’Agence internationale de l’énergie au sein de l’OCDE ; à l’époque, la politique énergétique de l’UE était équilibrée et rationnelle et visait à offrir une énergie abondante et bon marché pour tous. Lorsque j’ai pris ma retraite, l’idéologue politique Frans Timmermans, un doctrinaire antinucléaire, a dirigé cette politique cruciale ; appelé « le tsar de l’énergie » pour souligner son autoritarisme manichéen, il a grandement contribué au chaos énergétique actuel. Delors était le juste équilibre entre la rationalité et la politique dans tous les domaines. C’est pourquoi il a laissé un trou si béant à Bruxelles et raison pour laquelle nous ne cessons d’entendre que nous avons besoin d’un nouveau Delors.

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Il a réussi la relance de l’intégration européenne, qui avait été mise en veilleuse après l’enthousiasme des années 50 (traité de Paris, traité de Rome et traité Euratom). Si avant Delors, l’« Europe » était effective et efficace, elle était encore loin des citoyens. La disparition des frontières intérieures, une monnaie unique et la redistribution entre les États membres par le biais des fonds structurels étaient nécessaires pour créer cette « âme » dont rêvait l’ancien ministre français des Finances.

Il lance immédiatement la création du « marché unique » pour remplacer « le marché commun », avec 1992 comme date butoir. À l’époque, le slogan « 1992 » était sur toutes les lèvres, comme « climat » aujourd’hui. Mais c’était un raccourci, car en fait la date était le 31 décembre 1992. L’idée était de donner l’impression d’aller vite, alors que des années de préparation et d’adoption de directives essentielles avaient été nécessaires. L’un des responsables de ces directives, Michel Ayral (qui est devenu mon directeur, promu par son travail acharné pour tenir le délai de 1992), a fait adopter toute une série de directives que des anti-européens se sont plu à ridiculiser tant elles paraissaient tatillonnes.

Pourtant, cette avalanche de législations était nécessaire pour démanteler les nombreuses barrières qui empêchaient la libre circulation des personnes, des biens et des services. Pensez aux réseaux ferroviaires et à leurs trains, qui étaient conçus pour ne circuler qu’à l’intérieur de leur pays et qui ont dû s’adapter à la libre circulation ; nous en voyons aujourd’hui les bénéfices. De même, nous devions subir des files pour franchir les frontières européennes internes ; les jeunes ne peuvent pas imaginer ce que c’était.

La compétition qui stimule, la coopération qui renforce et la solidarité qui unit

En bon social-démocrate ou démocrate-chrétien, sa politique européenne pouvait se décliner en « la compétition qui stimule, la coopération qui renforce et la solidarité qui unit ». Il croyait au rôle de l’État, mais il comprenait que les monopoles d’État étaient néfastes à tous points de vue. Il a donc œuvré pour mettre fin aux monopoles d’État ou aux oligopoles afin de stimuler la compétition. Contrairement à la litanie, ni Delors ni l’UE n’ont libéralisé quoi que ce soit : ils ont « ouvert les marchés », ce qui est très différent. Aujourd’hui, de nombreuses entreprises restent publiques ou ont l’État comme actionnaire de référence. C’est pourquoi, par exemple, l’État français est l’actionnaire principal d’EDF et d’Engie. C’est le cas dans la quasi-totalité des entreprises électriques dans les États membres de l’UE.

Pour réaliser cette ouverture du marché de l’électricité — répétons-le, pas une libéralisation —, il fallait mettre fin à l’intégration verticale des entreprises, qui conduisait à la séparation des activités de production d’électricité, de transport (le réseau électrique) et de distribution de l’électricité aux consommateurs industriels ou privés. Il fallait également permettre aux entreprises de produire de l’électricité dans d’autres États membres. Par exemple, EDF produit de l’électricité en Belgique par l’intermédiaire de sa filiale Luminus.

Pour que cette « ouverture des marchés » soit équitable, les États ne peuvent pas aider financièrement leurs entreprises au risque de fausser la concurrence. La direction générale de la Commission européenne devient donc toute puissante pour contrôler les « aides d’État », qui sont strictement réglementées. Jacques Delors veille également à ce que l’argent public ne soit pas dilapidé et les critères de Maastricht freinent les dépenses des États prodigues.

Quel contraste avec la Commission européenne d’aujourd’hui ! L’ouverture du marché est bafouée par des aides d’État avec de l’argent que nous n’avons pas. Le marché de l’électricité est tout sauf un marché, car l’UE impose les sources d’énergie qui doivent être utilisées pour produire de l’électricité, malgré la liberté prévue à l’article 194.2 du traité de Lisbonne.

La subsidiarité catholique appliquée à l’UE

En tant que catholique, produit de la Jeunesse ouvrière chrétienne, Jacques Delors connaissait la notion de subsidiarité dans son église, une notion qui trouve son origine dans la doctrine sociale de l’église lorsqu’elle s’est éloignée des « rois » pour se tourner vers les paroissiens. Cette notion a guidé son travail à la Commission européenne. Il a utilisé onze fois le mot subsidiarité dans son discours au Collège de Bruges le 17 octobre 1989, notamment « J’y vois l’inspiration pour concilier ce qui apparaît à beaucoup comme inconciliable : l’émergence de l’Europe unie et la fidélité́ à notre nation, à notre patrie ; la nécessité d’un pouvoir européen, à la dimension des problèmes de notre temps, et l’impératif vital de conserver nos nations et nos régions, comme lieu d’enracinement ; l’organisation décentralisée des responsabilités, afin de ne jamais confier à une plus grande unité́ ce qui peut être mieux réalisé́ par une plus petite. Ce que l’on appelle précisément le principe de subsidiarité́. »

Feu François Lamoureux (mon directeur général) était un proche de Jacques Delors. Surnommé « Monsieur Subsidiarité », il écrivait dans un texte officiel de la Commission européenne « Le principe de subsidiarité́ […] part d’une idée simple : un État ou une fédération d’États dispose dans l’intérêt commun des seules compétences que les personnes, les familles, les entreprises et les collectivités locales ou régionales ne peuvent assumer isolément. Ce principe de bon sens doit garantir que les décisions sont prises le plus près possible des citoyens par la limitation des actions menées par les échelons les plus élevés du corps politique. »

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La subsidiarité a été appliquée aux politiques régionales ; pour lui, il ne suffisait pas de réaliser un grand marché, il fallait aussi créer la coopération dans un espace de cohésion sociale et de convergence économique. Cette politique existait avant lui, mais il lui a donné une impulsion politique et administrative. Un État membre, voire une région d’un État membre, n’avait pas seulement un intérêt économiquement, mais aussi moral, à ce qu’un autre État membre ou région n’ait pas le même niveau de développement. La politique de cohésion dont il a doté l’UE en 1988 fut un instrument de solidarité entre les territoires européens qui, grâce à la « cohésion économique et sociale », a renforcé la solidarité entre les régions. Aujourd’hui, cette politique est restreinte essentiellement au verdissement manichéen.

Jacques Delors était pragmatique, mais avait aussi une vision à long terme, c’est pourquoi il a créé la « Cellule de prospective » au sein de la Commission afin qu’un groupe sous la direction de Jérôme Vignon, un ancien membre de son cabinet à Paris, puisse réfléchir à l’avenir de l’Union sans avoir à rendre compte aux directions générales opérationnelles.

Delors et son équipe, dont Pascal Lamy, étaient soucieux de trouver un juste équilibre entre l’Europe, les nations, les autorités locales et régionales et les citoyens. Delors était convaincu qu’il fallait prendre en compte les préoccupations et la vision des autorités locales et régionales, que le gouvernement devait être local, que les décisions devaient être prises et les actions menées là où elles étaient les plus pertinentes. C’est ainsi que j’ai pu développer avec ces autorités une politique énergétique décentralisée, une idée révolutionnaire à l’époque, mais devenue courante depuis.

Je regrette que le traité de Lisbonne ait effectivement inversé la vision de Jacques Delors en donnant un poids excessif au Parlement européen, qui s’immisce dans trop de détails de la vie des citoyens. Cette machine, qui écrase l’individualisme, empêche la liberté de choix et dicte au lieu de convaincre, pratique le contraire de la subsidiarité. Le Parlement européen rêve que les Européens dansent comme il siffle. Jean-Antoine Giansily, ancien député européen, a l’habitude de dire que l’UE a commencé comme une idée, puis a été un idéal, a été ensuite des institutions et est aujourd’hui une bureaucratie. Jacques Delors a connu l’ère des idéaux et des institutions.

Delors le chrétien qui ne le cachait pas

Delors était un homme de foi avec une vie droite, sans écarts. Celui que l’on peut classer parmi les pères fondateurs de l’UE, issu du syndicalisme chrétien, n’avait rien du machiavélisme de François Mitterrand. Ces deux hommes n’étaient pas amis, car ils ne partageaient pas les mêmes valeurs. Mitterrand lui a dit qu’il aurait été un bon Premier ministre français s’il avait été plus à gauche. Pour Delors, trop à gauche pour la droite et trop à droite pour la gauche, l’action politique ne se mesurait pas à l’aune de l’éloquence, de la popularité médiatique ou de la dialectique, mais au pragmatisme par rapport aux actes concrets de la vie quotidienne pour le bien commun. Dans la préface du livre « Climat : 15 vérités qui dérangent », son commissaire à l’environnement, l’italien Ripa di Meana, explique que Delors n’avait pas la confiance de Georges Bush (père) de sorte qu’à la conférence sur le climat de Rio de Janeiro, du 1er au 12 juin 1992, il s’est rendu sur place, mais n’a pas été autorisé à prendre la parole parmi les grands de ce monde.

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Son goût pour l’équilibre et la subsidiarité provenait de sa foi chrétienne qu’il mettait au service du bien commun. Le 23 janvier 1990, lors de son passage à l’émission « L’heure de vérité » sur Antenne 2, à la fin de l’émission il a signé le livre d’or de l’émission avec écrivant cette phrase que j’ai noté et toujours exposé dans mon bureau à la Commission européenne, et maintenant chez moi : « La chance aide parfois, le courage souvent, le goût de la vérité toujours »[1]. Notez qu’il a dit « le goût de la vérité » et non « la vérité », car cet homme était modeste.

Le maître de conférences Julien Barroche rappelle que la foi catholique de Jacques Delors avait une part très protestante résultant de ce qu’il appelait « sa dette à l’égard de Pascal » : « Ma vraie culture religieuse […], je la dois à des pères dominicains et à des pères jésuites. […] Mais il est vrai que, sans m’en rendre compte, j’ai un comportement janséniste. Ne serait-ce que par cette forme de pessimisme que je traîne avec moi. Depuis que j’ai lu Pascal et l’histoire de Port-Royal, je me suis senti des affinités. Non par rapport à la doctrine religieuse, mais sur le plan du comportement et de la pensée. »

Il est facile de comprendre pourquoi la subsidiarité a été son principe directeur pendant les dix années qu’il a passées à Bruxelles. Il avoie que « le catholicisme est en rapport avec un certain esprit de centralisation, de conduite des affaires par le centre, le protestantisme est en relation, paradoxalement, avec la subsidiarité, avec l’esprit du transfert de compétence du haut vers le bas ».

Depuis le début de l’aventure européenne, il existait au sous-sol du Berlaymont (siège de la Commission européenne) un « lieu de recueillement » où des fonctionnaires se réunissaient pour prier. Delors a discrètement autorisé les fonctionnaires à organiser une réunion de prière chrétienne dans leur bâtiment. C’est ainsi que j’ai été amené à tenir une telle réunion dans mon bureau. Mais depuis que Jacques Chirac et le Premier ministre belge Guy Verhofstadt se sont opposés à la mention des racines chrétiennes dans le préambule du traité de Lisbonne, la foi chrétienne des pères fondateurs de l’Union européenne, de Schuman, De Gasperi et Adenauer à Jacques Delors, en passant par l’architecte de la réconciliation franco-allemande, le pasteur Frank Buchman, est muselée.

Dans un discours du 4 février 1992, Jacques Delors exprimait clairement sa conviction qu’il fallait que l’UE soit plus qu’un « marché unique » : « Si dans les dix prochaines années, nous n’avons pas réussi à donner une âme à l’Europe, à donner une spiritualité et du sens, les jeux seront faits ». Peut-être que si l’Union redevenait plus attentive à l’Homme qu’à la nature, elle retrouverait la sympathie sinon l’amour des Européens qui lui fait tant défaut aujourd’hui, ce paradis perdu que Jacques Delors avait su insuffler.

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[1] Le 26 juin 2007, lors de l’ouverture de la XIIe législature, Loïc Bouvard a également cité cette phrase.

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À propos de l’auteur
Samuele Furfari

Samuele Furfari

Samuel Furfari est professeur en politique et géopolitique de l’énergie à l’école Supérieure de Commerce de Paris (campus de Londres), il a enseigné cette matière à l’Université Libre de Bruxelles (ULB) durant 18 années. Ingénieur et docteur en Sciences appliquées (ULB), il a été haut fonctionnaire à la Direction générale énergie de la Commission européenne durant 36 années.
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