Manuel Valls voudrait modifier la constitution pour y inscrire le lien de la Nouvelle-Calédonie avec la France. Or cela ne protège nullement d’une indépendance et témoigne surtout d’une mauvaise connaissance du sujet.
Le document d’orientation présenté par le gouvernement à la fin de la visite de M. Valls sur l’archipel calédonien cause beaucoup d’agitation depuis quelques jours : à juste titre, côté pro-France, car il s’agit d’une véritable feuille de route pour l’indépendance-association. De nombreuses questions se posent à propos de ce document, à commencer par celle de savoir s’il s’agit d’une retranscription fidèle de ce qui a été discuté au haussariat[1] trois jours durant. Différentes voix se sont déjà élevées pour affirmer que non, y compris d’ailleurs au FLNKS (dont on voit pourtant mal ce qu’il aurait pu espérer de plus). Espérons donc que ce document n’engage que le ministre des outre-mer, qui récite à la perfection la partition que lui dictent M. Christnacht et ses amis à Paris.
Contentons-nous d’attirer l’attention sur un point – un seul, mais absolument fondamental – contenu dans ce document : l’idée que le nouveau statut de la Nouvelle-Calédonie, tel qu’un accord y aboutirait, devrait être « dans la Constitution française » puisque tel est le vœu exprimé par la population à trois reprises. Autrement dit, les Calédoniens ayant voté non à l’indépendance, le gouvernement reconnaît leur volonté en inscrivant « le lien avec la France » dans la Constitution (dans un nouveau titre XIII remplaçant l’actuel). L’argument est d’une rare hypocrisie : en effet, si l’on reconnaît par ailleurs un nébuleux « droit à l’autodétermination » qui serait, selon le même gouvernement, un droit (« inaliénable » !) à la sécession unilatérale de la Nouvelle-Calédonie, le fait que la Nouvelle-Calédonie soit inscrite dans la Constitution ne la protégerait en rien d’une indépendance à venir. Ce point est essentiel à comprendre si on entend résister aux plans de M. Valls.
Une mauvaise connaissance du sujet
Expliquons
Comme souvent dans un raisonnement juridique, il convient de partir de la fin et de procéder à reculons. La question du statut que la Nouvelle-Calédonie pourrait avoir à la suite d’un nouvel accord (appelons-le « Nouméa-II ») – dont on voit bien que, quoi qu’il arrive, il comprendra une très grande autonomie mais sans indépendance immédiate – est secondaire sur le plan des principes. Ce qui compte, c’est de savoir si et comment on pourrait le changer. Et c’est là que ce supposé « droit à l’autodétermination » devient crucial.
Le document du gouvernement nous dit à cet égard que « le droit à l’autodétermination est bien reconnu par chacun comme inaliénable, conformément aux termes du droit constitutionnel et du droit international (…) sur le fondement de la Charte des Nations Unies ». On ne peut là encore qu’espérer que le document ne traduise pas ce qui a été dit dans la salle car il s’agit, intellectuellement, d’une bouillie pour les chats particulièrement insidieuse.
La bouillie du droit à l’autodétermination
Résumons, même si la chose est un peu complexe. « Droit à l’autodétermination » peut avoir au moins trois sens différents, qui n’ont strictement rien à voir mais que le gouvernement mélange ici allègrement, soit à dessein, soit par ignorance :
– Au sens du droit international classique, la Charte des Nations Unies parle du « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ». Il y a trois choses importantes à comprendre sur ce droit : 1) Il n’a pas de valeur contraignante ; 2) Il est tellement vague qu’il est insusceptible d’application directe (notamment, il est immédiatement contredit par un autre principe de droit international, tout aussi vague d’ailleurs, celui de l’intangibilité des frontières nationales) ; 3) Pour qu’il s’applique il faut qu’il y ait un peuple ; or, s’il existe indubitablement un peuple français, personne ne reconnaît l’existence d’un « peuple calédonien ».
– Au sens d’un droit international plus récent qu’on appelle souvent le droit des peuples autochtones, on reconnaît par ailleurs à ces peuples un « droit à l’autodétermination »[2]. Là encore, deux points fondamentaux : 1) Ce droit ne concernerait donc que les Kanaks (à supposer qu’on arrive à classer les Calédoniens entre ceux qui en font et ceux qui n’en font pas partie…) ; 2) Il n’a strictement aucune valeur obligatoire (et est d’ailleurs difficilement compatible avec le précédent). C’est une simple déclaration politique, idéologiquement très orientée, comme l’ONU les produit avec une grande régularité.
– Enfin, au sens du droit interne français, le Conseil Constitutionnel, en se fondant d’abord sur le préambule de la Constitution de 1958 puis sur son article 53 al. 3, a un temps reconnu un « droit à la libre-détermination » des « peuples d’outre-mer ». Mais 1) jamais ce droit n’a voulu dire un droit unilatéral à faire sécession de la France, contrairement à ce que sous-entend le document du gouvernement qui lui fait dire précisément cela. Il s’agissait d’un droit à donner son avis sur son évolution institutionnelle (y compris l’indépendance) si on le lui demandait, et d’un droit à ne pas être forcé de devenir indépendant contre son gré. Par ailleurs 2) cette jurisprudence se basait sur la mention des « peuples d’outre-mer » dans la Constitution. Or, depuis 2003, la Constitution ne reconnaît plus de peuples d’outre-mer mais uniquement des « populations d’outre-mer » au sein de l’unique « peuple français » : les sujets de ce supposé « droit à la libre-détermination » ont donc disparu ! C’est d’ailleurs bien parce que ce droit à demander à être indépendant n’existait nulle part dans la Constitution qu’il a fallu trouver une nouvelle base constitutionnelle pour demander leur avis aux Calédoniens en 2018, 2020 et 2021 (l’art. 77 de la Constitution, inséré en 1998 après l’accord de Nouméa)…
Pas de sécession unilatérale
Il n’existe donc pas de droit à la sécession unilatérale de la Calédonie contrairement à ce qu’insinue le gouvernement, dont les quatre « hypothèses » pour son exercice montrent clairement que c’est à cela qu’il fait référence : la capacité pour la Calédonie de décider par elle-même, selon des modalités procédurales à définir, de convoquer un nouveau référendum et de devenir indépendante (ou indépendante-associée) en cas de oui. (Inutile de dire que ce serait une incitation vivante pour les indépendantistes radicaux à continuer leurs exactions afin de faire fuir la population non-indépendantiste et d’acquérir ainsi leur majorité dans les urnes !)
Mais l’important est que, si le gouvernement arrivait à suffisamment mystifier les représentants loyalistes pour qu’ils reconnaissent un « droit » non-existant (mais qui le deviendrait si on décidait de l’inscrire dans la Constitution, bien sûr !), alors le fait que le statut « Nouméa-II » de l’île soit lui aussi inscrit dans la Constitution n’aurait aucune espèce d’incidence sur sa marche vers l’indépendance. Cela pour une raison très simple, qui est que la Nouvelle-Calédonie (devenue par exemple majoritairement indépendantiste après un départ massif des populations opposées à l’indépendance mais lassées de la violence et du déni de démocratie) pourrait décider unilatéralement de changer ce statut pour devenir indépendante. Le parlement français ne pourrait rien faire contre cela, si ce n’est modifier le Titre XIII de la Constitution pour supprimer cette possibilité, ce qui serait juridiquement possible mais politiquement inconcevable. Autrement dit, le statut « dans la Constitution » aurait lui-même préparé le chemin à sa propre disparition de cette même Constitution !
Une communauté française ?
Il ne s’agit nullement d’une vue de l’esprit. Il y a d’ailleurs des précédents historiques : ainsi, en 1958, la Constitution de la 5ème République prévoyait une « Communauté française » qui (à la suite de l’« Union française » de 1946) regrouperait la France et l’essentiel de ses anciennes colonies. Cette communauté, lorsqu’elle vit le jour en 1958, comprenait une dizaine d’Etats africains en plus de la République française (y compris ses territoires ultramarins comme la Nouvelle-Calédonie). Qui s’en souvient aujourd’hui ? Personne ou presque. Pourquoi ? Parce que tous ces Etats avaient pris leur indépendance deux ans plus tard ! Par un échange de lettres en 1961, le président du Sénat de la Communauté et le premier ministre d’alors ne purent que constater, dépités (ou pas ?), que la Communauté française était devenue caduque : pourtant, elle aussi était « dans la Constitution »… Mais être dans la Constitution ne veut rien dire s’il n’y a pas de mécanisme pour garantir qu’on y reste !
Toujours aujourd’hui, le cas des îles Cook est très instructif. Sa situation est en effet quasi-parfaitement ce que M. Valls et ses amis semblent vouloir pour la Nouvelle-Calédonie : elles possèdent une constitution (le document du gouvernement parle, lui, de « loi fondamentale » mais c’est la même chose) qui prend la forme d’une loi néo-zélandaise (Cook Islands Constitution Act 1964). Mais cette loi elle-même prévoit que, à la suite d’un vote à la majorité qualifiée des habitants de l’île, ceux-ci puissent modifier cette constitution, y compris en coupant les liens avec la Nouvelle-Zélande : ce qui veut dire que, concrètement, ils peuvent prendre leur indépendance quand ils le souhaitent (et, en ce sens, sont déjà souverains). La seule réserve est que, techniquement, le parlement néo-zélandais pourrait abroger cette loi-constitution ; mais encore une fois ce n’est pas politiquement envisageable même si ça l’est juridiquement. Et ce ne serait évidemment pas la première fois qu’un pays dont la loi fondamentale lui avait été donnée par un autre pays deviendrait indépendant sans le consentement de ce dernier : qu’on pense au Canada ou à l’Australie (British North America Act 1867 et Commonwealth of Australia Constitution Act 1900, deux lois du parlement britannique).
Un statut « dans la Constitution » coexistant avec un droit unilatéral à en sortir quand on souhaite ne protège donc absolument en rien d’une indépendance à moyen terme. Tous les Calédoniens partisans de la France feraient bien de s’en aviser avant qu’il ne soit trop tard.
[1] haut-commissariat de la République, dans le parler local
[2] Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones de 2007, art. 3.