Qatar, le petit émirat devenu un Grand

8 juillet 2014

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Qatar, le petit émirat devenu un Grand

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[colored_box bgColor= »#f7c101″ textColor= »#222222″]Cette recension a été publiée dans le numéro 2 de Conflits, mais réduite faute de place. La voici en version intégrale.[/colored_box]

Le 25 juin 2013, l’Émir Hamad bin Khalifa al-Thani abdiquait en faveur de son fils l’Émir Tamim bin Hamad ; transition voulue, ordonnée et surtout paisible en contraste avec le passé de l’émirat et le présent du Proche-Orient. Une singularité de plus dans l’histoire d’un état qui n’en manque pas comme le souligne le sous-titre.

Le Qatar aujourd’hui : la singulière trajectoire d’un riche émirat

Le Qatar aujourd’hui : la singulière trajectoire d’un riche émirat

Singulier pays en effet. Bien que de peuplement ancien, le Qatar entre dans l’histoire par la petite porte : en 1868 Sheikh Mohammed bin Thani obtient la protection de l’Angleterre contre ses voisins arabes et Bahreïni. Deux évènements marquent le XXème siècle pour le Qatar : l’essor de la culture des perles au Japon dans les années 20 plonge le pays dans les « années de faim » dont il ne sort qu’après le lancement de l’exploitation pétrolière en 1949. Le Qatar n’en demeure pas moins le plus petit et le plus pauvre des états arabes. Le retrait de la Grande Bretagne en 1971 rend sont indépendance à l’émirat mais le laisse en quelque sorte orphelin.

Une économie de rente pas si classique

Au tournant des années 1990, alors que le pétrole s’épuise sans que rien n’ait été prévu pour le remplacer, on découvre par chance North Field, le plus grand champ gazier Offshore au monde, à cheval sur la frontière maritime avec l’Iran. En quelques années l’émirat devient le pays le plus riche du monde (97 000 $ par an/hab.) mais aussi celui qui compte le plus d’étrangers (6,5 pour un qatari) et le plus fort taux de masculinité (76 %). Trop petit pour sa richesse nouvelle, déstabilisé sur le plan social et sociétal, l’Émirat est vulnérable : l’invasion du Koweït en 1991 souligne l’urgence de trouver un nouveau protecteur, ce sera les États-Unis. Une révolution de palais installe au pouvoir l’Émir Hamad (1995-2013) et son bras droit le ministre des affaires étrangères (1992-2013) et Premier ministre (2007-2013) Hamad bin Jassim. C’est alors que le Qatar jusque là « Connu pour être inconnu » sort de l’ombre.

L’analyse de leur action est l’objet central de l’ouvrage qui « se propose de retracer la montée en puissance de l’émirat à travers ses lignes de forces et de faiblesses dans le contexte particulier qui est le sien ». Suivent sept chapitres : le premier résume l’histoire du Qatar ; les trois suivants traitent de la politique intérieure, de l’économie et de la société ; les trois derniers analysent les aspects originaux et sujets à polémique de la politique extérieure.

Passons rapidement sur la première partie du livre où l’auteur analyse le lien organique qui existe entre la rente pétro-gazière, le fonctionnement des institutions et le renforcement des trois piliers de ce que M. Lazar définit comme une « société néo-traditionnelle » (la religion, la langue et la sociabilité fondée sur l’appartenance familiale et tribale). Contrairement à une lecture occidentale réductrice, il s’agit non d’opposer “tradition quasi insulaire” et “modernité globalisante”, mais de les associer : « Âme qatari, technique occidentale » pourrait on dire en paraphrasant le célèbre Wakon Yosai japonais.

C’est particulièrement sensible dans la vie politique où la tradition de « consultation » des chefs de clans et de tribus caractérise un mode de régulation politique fondé sur la construction du consensus entre les groupes lignagiers. La redistribution de la rente est dès lors à la fois l’enjeu premier et le support du consensus. Il aurait sans doute été utile que M. Lazar développe davantage ces aspects méconnus en France mais dont les échecs occidentaux en Irak et en Afghanistan ont souligné toute l’importance.

« L’ami de nombreux ennemis »

Coincé entre le trois géants du Proche Orient l’Irak, l’Iran et l’Arabie Saoudite, mutuellement hostiles et parfois menaçants à son égard, le Qatar est dans une position géostratégique périlleuse qui explique une politique extérieure jugée contradictoire voire illisible ou suspecte : John Kerry, Secrétaire d’État américain déclarait en 2012 que l’Émir Hamad « ne pouvait être l’ami des USA le lundi et financer le Hamas le mardi ».

On comprend à travers le livre que la complexité de la politique qatarie n’est pas l’indice d’une ligne de conduite ondulante mais de l’interaction entre plusieurs séries d’outils géopolitiques au service de quelques « fondamentaux » : la protection du territoire par une grande puissance extérieure à la région, la Grande Bretagne au XXème siècle, les États-Unis aujourd’hui et, pour reprendre un terme du XIXème siècle bien adapté à la politique d’équilibre recherchée par l’Émirat, la multiplication des « réassurances ».

Le gaz arrive en premier. En une vingtaine d’années, le Qatar s’est imposé comme le principal hub gazier mondial et un maillon essentiel du dispositif stratégique occidental. En effet, outre 20 % de la consommation des États-Unis, il approvisionne leurs alliés en Asie (Japon, Corée, Taïwan) et en Europe. Il dispose encore de capacités suffisantes pour se substituer significativement à la Russie en cas de tensions persistantes (sous réserve d’un achèvement du réseau magistral paneuropéen). Le Qatar en profite pour poser les bases d’une rente post-gazière et pour consolider sa position diplomatique, en investissant chez ses clients une part importante des profits réalisés, toujours avec leur aval et parfois à leur demande.

Qatar National Day (18 décembre), à Doha

Qatar National Day (18 décembre), à Doha.

Autre moyen de se rendre indispensable, l’émirat s’est construit une réputation « d’honnête courtier » ou de médiateur toujours disponible, efficace et indépendant. L’émir Hamad a ainsi offert ses bons offices lors d’une dizaine de conflits dans une région correspondant globalement à l’aire du Central Command américain, se posant en auxiliaire fiable de Washington. Ceci requiert que le Qatar entretienne des relations amicales avec des pays et des acteurs non étatiques qui se combattent : Israël et l’Iran avec le Hamas, les USA et les talibans, les différentes parties soudanaises… Comme Vienne, Genève ou Oslo, Doha est ainsi devenu une des capitales mondiales de la diplomatie « discrète ».

Enfin, le Qatar bâtit un Soft Power régional et potentiellement mondial dont les différentes dimensions sont détaillées par l’auteur. L’élément clef en est évidemment la chaîne Al-Jazeerah (créée en 1996). L’analyse, que l’on aurait aimée plus fouillée, fait apparaître un positionnement très original : assez anti-américain et assez critique à l’égard des gouvernements voisins pour satisfaire les masses arabes sans trop irriter Washington ni les capitales arabes quitte à négocier avec les intéressés une modération du ton pouvant aller jusqu’à un silence total (répression du printemps de Bahreïn en 2011) mais rarement sans contreparties politiques.

Les Printemps arabes ont mis en péril cet extraordinaire édifice : pour des raisons trop brièvement résumées (« À Doha, l’élite et l’Émir pensaient que les Arabes devaient résoudre les problèmes des Arabes » — p. 195), la diplomatie qatarie rompt avec sa posture d’honnête courtier et s’engage militairement contre Kadhafi, elle soutient activement les Frères musulmans en Syrie et en Égypte, Ennahada en Tunisie. M. Lazar présente cette « hyperactivité » comme un virage vers une « politique de puissance » qui place le Qatar en porte-à-faux avec ses voisins qui combattent l’influence des Frères alors que Washington, Israël et la Turquie sont irrités par le soutien apporté au Hamas et par l’incapacité du Qatar à unifier l’opposition syrienne modérée qui profite aux milices liées à Al-Qaeda.

L’étude s’arrête à la fin de 2012, avant l’abdication de l’Émir Hamad mais les deux articles cités au début prolongent opportunément l’ouvrage. Sans préciser si l’échec de la politique de puissance a accéléré une succession programmée antérieurement, l’auteur anticipe un double mouvement de recentrage sur les problèmes de développement intérieur (« le nouvel émir souhaite construire sa relation avec ses sujets ») et un retour à une politique d’influence sans implication directe : premier geste diplomatique explicite du nouvel émir a été une visite au Roi d’Arabie complétée semble-t-il par un net ralentissement des fournitures d’armes lourdes à l’opposition syrienne, ce qui répondrait aux souhaits des États-Unis.

Ouvrage d’un universitaire, Mehdi Lazar est docteur en géographie et également diplômé de l’Institut français de géopolitique, sa première vertu est de se tenir à distance des jugements unilatéraux et excessifs remplacés par des informations originales sur l’éducation, les femmes, les jeunes et les aspirations très conservatrices de la société qatarie. On peut en revanche regretter le caractère un peu trop général voire répétitif du chapitre dédié à la rente pétrolière et l’extrême brièveté de celui consacré au rôle du Qatar dans les Printemps arabes.

Patrice Touchard
Professeur en classe préparatoire ECS à Prépasup

Mehdi Lazar, Le Qatar aujourd’hui : la singulière trajectoire d’un riche émirat, Paris, Michalon, 2013, 240 p. 29,90 €
à prolonger par Qatar : quelle transition (23 juin 2013).
Qatar : état des lieux, six mois après le changement d’Émir (20 décembre 2013)

Crédits photos : omarsc / jikatu / doudlers via Flickr (cc)

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