Le New York Times, symbole de l’excellence journalistique, n’échappe pas aux controverses qui émaillent son histoire. Si ses reportages incarnent souvent un idéal de rigueur et d’impartialité, certains choix éditoriaux interrogent. Le cas de Declan Walsh, figure renommée du journal, illustre une dérive : au fil des années, ses publications dessinent une proximité avec les intérêts du Qatar, remettant en question la frontière entre journalisme d’investigation et relais d’influence.
Journaliste chevronné au New York Times depuis 2012, Declan Walsh s’est imposé par ses enquêtes percutantes et son style sans concession. Expulsé du Pakistan en 2013 pour des reportages jugés trop critiques, il échappe de justesse à une arrestation au Caire en 2017, grâce à l’intervention des autorités irlandaises et malgré une relative indifférence de l’administration Trump. Son parcours, marqué par une rigueur journalistique exemplaire, est auréolé de distinctions prestigieuses, à l’instar du Robert F. Kennedy Journalism Award (2019) pour ses reportages au Yémen et le Cornelius Ryan Award (2021) pour son ouvrage The Nine Lives of Pakistan.
Declan Walsh, correspondant du New York Times au Moyen-Orient de 2015 à 2020 et en Afrique depuis lors, manifeste une inclinaison pro-Qatar, à rebours des exigences déontologiques du journal. Cette inclinaison prend deux formes : des publications exclusivement positives concernant le Qatar, et une obsession contre ses rivaux régionaux, à commencer par les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite.
Une inclinaison qatarienne
Les premières manifestations d’un parti pris pro-Qatar dans les écrits de Declan Walsh remontent à 2017, au moment où cinq pays arabes, menés par l’Arabie Saoudite et les Émirats arabes unis, instaurent un blocus contre l’émirat. Dès le début de la crise diplomatique, Walsh présente le Qatar comme une nation martyrisée, résiliente face à l’agression de ses puissants voisins : “Le Qatar est en quelque sorte assiégé depuis un mois, mais cette nation immensément riche du golfe Persique ne ressent pour l’instant que peu de douleur” (Wealthy Qatar Weathers Siege, but Personal and Political Costs Grow, 2 juillet 2017). En quelques mois, Walsh publie une série d’articles où le Qatar est systématiquement dépeint comme un bastion de résistance face à l’injustice.
Les articles de Walsh se caractérisent par une narration qui se cite souvent elle-même, facilitant l’installation d’une vision du Qatar comme victime d’un acharnement injustifié. Cette boucle narrative assoit l’idée d’un pays héroïque, pris à partie par ses voisins pour son attachement à sa souveraineté. Lorsque la Cour internationale de Justice “porte un coup symbolique à l’embargo commercial et diplomatique imposé par les Émirats arabes unis et leurs alliés – Arabie saoudite, Égypte et Bahreïn – dans le but d’isoler cette petite nation fabuleusement riche”, Walsh insiste sur l’importance de la décision, en la présentant comme une victoire du droit face à l’arbitraire (Court Orders U.A.E. to Let Expelled Qataris Back In, 23 juillet 2018).
Il accentue le rôle du Qatar comme havre de tolérance et de refuge, en l’opposant aux régimes autoritaires des autres États du Golfe. Cette “attitude d’accueil est précisément ce qui a récemment exaspéré les voisins bien plus grands du Qatar et plongé le Moyen-Orient dans l’une de ses plus dramatiques confrontations diplomatiques” (Qatar Opens Its Doors to All, to the Dismay of Some, 16 juillet 2017). Cette vision du Qatar, “petit frère malmené des États du Golfe” dont les “richesses en gaz et une famille régnante à l’esprit indépendant” ont changé le destin, se retrouve souvent dans les récits de Walsh (Tiny, Wealthy Qatar Goes Its Own Way, and Pays for It, 22 janvier 2018).
Les articles de Declan Walsh omettent les sujets polémiques pourtant documentés par les grands médias internationaux. Les accusations récurrentes de financement du terrorisme sont bien établies. En 2013, le Département d’État américain a déclaré que les dons privés provenant de pays du Golfe étaient « une source majeure de financement pour les groupes terroristes sunnites, notamment en Syrie« . Ces accusations sont récurrentes, et Washington a pointé du doigt le Qatar comme un acteur majeur dans ce problème de financement, soulignant son « environnement permissif » en matière de collecte de fonds terroristes. Plus récemment, le Qatar a été pointé du doigt pour ses liens avec le Hamas, accueillant même le siège de la branche politique de l’organisation terroriste.
Les organisations comme Human Rights Watch et Amnesty International ont dénoncé la discrimination des femmes et des personnes LGBTQ+ au Qatar, ainsi que l’exploitation des travailleurs migrants. Ces travailleurs, souvent originaires d’Asie du Sud, sont soumis à des conditions de travail abusives, des salaires impayés et des restrictions sévères à leur liberté de mouvement.
Des rapports ont mis en lumière les ingérences politiques du Qatar dans les affaires d’autres nations. Par exemple, le scandale « Qatargate » a révélé l’implication du Qatar dans des campagnes d’influence visant à corrompre des membres du Parlement européen, soulevant des questions sur l’étendue et la profondeur de l’influence exercée par l’émirat en sur les lieux de pouvoirs occidentaux.
Alors que le sujet nourrit l’essentiel des articles des journalistes de la région, Declan Walsh ne mentionne la Coupe du monde au Qatar de 2022 que dans un seul article, publié trois ans avant l’événement. Il y décrit la compétition comme “un immense coup pour un petit pays de 300 000 habitants, qui démontre son ambition de se projeter sur la scène mondiale grâce à sa richesse gazière” (Persian Gulf Standoff Starts to Thaw on the Soccer Field, 19 décembre 2019). Il évoque aussi les tensions politiques lors de la Coupe d’Asie, où des supporters émiratis ont jeté leurs chaussures sur des joueurs qataris après un but. Il ne fait aucune mention des 6 500 travailleurs décédés – le Qatar en reconnaît 414 – selon certaines estimations, ou des stades climatisés en plein désert.
En 2018, lors des Dialogues Méditerranéens de Rome, Declan Walsh mène un entretien avec le ministre des Affaires étrangères qatari, Mohamed Al-Thani. Loin de ses approches incisives habituelles, il adopte une posture dans la retenue, n’abordant pas les questions sensibles liées aux relations du Qatar avec les États-Unis ou l’Iran. Cette interview va même jusqu’à être promue par le ministère des Affaires étrangères qatari sur son site internet. Sa présence dans les premiers rangs du stratégique Doha Forum en 2019, qui a certainement été validée par les Qatariens, illustre une fois encore sa proximité avec les cercles politiques de l’émirat.
Declan Walsh exploite son compte X (ex-Twitter) pour affirmer son tropisme. Sur 50 publications entre 2013 et 2024, chacune reflète une complaisance manifeste envers le Qatar.
18 juillet 2020: J’ai inhalé cette histoire : Le prince du Qatar et ses années d’études à Los Angeles.
Une obsession anti Émirats et Arabie saoudite alignée sur celle du Qatar
Declan Walsh fait un traitement différencié pour les voisins du Qatar, les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite. Entre 2015 et 2020, il a produit 12 articles et 70 tweets exclusivement critiques des Émirats, sans émettre de reproches équivalents envers le Qatar, leur rival régional. Cette asymétrie est frappante : les Émirats sont systématiquement dépeints comme des acteurs déstabilisateurs, voire dangereux, tandis que d’autres puissances du Golfe échappent à une critique similaire.
Entre 2019 et 2024, Declan Walsh attaque les Émirats et l’Arabie saoudite dans les 12 articles qui les mentionnent. Il qualifie les Émirats de “rogue state”, État mafieux, (How a U.S. Ally Uses Aid as a Cover in War, 21 septembre 2024), un État prêt à manipuler l’ordre international pour ses intérêts, les décrivant comme “désireux de s’imposer comme un faiseur de rois régional”, quitte à employer des stratégies controversées. Ils sont accusés de financer et armer des factions en conflit, notamment en Libye, en Éthiopie et au Soudan, où leurs interventions prolongeraient les guerres pour sécuriser des gains économiques et politiques.
Depuis avril 2023, Walsh concentre toute son attention sur l’implication des Émirats au Soudan. 67 de ses 109 dernières publications traitent de la guerre au Soudan, en mentionnant systématiquement le rôle des Émirats. Il souligne une campagne secrète menée “sous un masque humanitaire”, où “les Émirats arabes unis mènent une opération secrète élaborée pour soutenir une faction dans la guerre dévastatrice au Soudan, fournissant des armes puissantes et des drones, soignant des combattants blessés et évacuant les cas les plus graves vers l’un de leurs hôpitaux militaires” (Talking Peace in Sudan, the U.A.E. Secretly Fuels the Fight, 29 septembre 2023). Cette duplicité, combinée à leur rôle dans l’armement des Rapid Support Forces (RSF), renforce leur image d’acteurs manipulant les crises à leur avantage.
En Libye, Walsh souligne l’ironie d’une situation où, alors qu’une conférence de paix se tenait à Berlin, « quatre avions-cargos chargés de matériel militaire à destination de la Libye, envoyés par les Émirats arabes unis, survolaient l’Afrique du Nord« . Pendant ce temps, le prince héritier Mohammed ben Zayed, leader des Émirats, “souriait en déjeunant avec Mme Merkel dans une pièce lumineuse, juste avant la conférence” (Waves of Russian and Emirati Flights Fuel Libyan War, U.N. Finds, 3 septembre 2020). Cette scène illustre, selon Walsh, le contraste frappant entre les engagements diplomatiques affichés par les Émirats et leurs actions sur le terrain, en violation flagrante des embargos internationaux.
À propos du blocus, Declan Walsh dépeint les Émirats arabes unis comme des instigateurs de crises régionales, souvent en alliance avec l’Arabie saoudite, dans une quête assumée de domination stratégique. Declan Walsh décrit une campagne coordonnée visant à isoler le Qatar, avec des exigences irréalisables comme la rupture des liens avec Téhéran, et des manœuvres symboliques, telles que la médiatisation d’un rival mineur de l’émir qatari. Si “peu d’analystes estiment que l’émir qatari fait face à une menace sérieuse” (Qatar Restores Full Relations With Iran, Deepening Gulf Feud, 24 août 2017), Walsh note que ces actions ont été perçues par certains Qatariens comme une provocation directe et une tentative de déstabilisation orchestrée. Ce récit s’intègre dans une critique plus large des Émirats et de l’Arabie saoudite. Leurs alliances et interventions stratégiques sont décrites comme des efforts calculés pour remodeler l’ordre régional à leur avantage.
Là encore, son compte X (ex-Twitter), que chacun de ses articles partage, et ses quelque 155 000 abonnées illustre sa croisade anti-Émirats. Sur 70 publications entre 2011 et 2024, aucune n’est positive.
Quel avenir pour l’impartialité du journalisme ?
Si des enquêtes récentes ont levé le voile sur des formes directes de corruption, la manière dont certains journalistes ou leaders d’opinion peuvent infléchir leurs positions sous des influences plus subtiles reste peu explorée. Le cas de Declan Walsh illustre comment un journaliste de renom peut adopter un biais systématique à travers le mécanisme de la congruence d’intérêt.
Ce concept désigne une convergence stratégique entre deux acteurs, souvent implicite, alignant leurs objectifs pour des bénéfices mutuels. Dans ce cas, Walsh semble s’être aligné intellectuellement avec les intérêts qataris, notamment à partir de 2017, au moment où le Qatar fait face à un blocus initié par l’Arabie saoudite et les Émirats. Ce basculement éditorial coïncide avec une intensification des rivalités régionales et une stratégie active du Qatar pour s’attirer des soutiens dans les cercles médiatiques occidentaux.
La congruence des intérêts, prolongée dans le temps, peut, et de manière insidieuse, orienter la ligne éditoriale de médias prestigieux, dont le cadre déontologique sont parmi les plus stricts du monde. Ce journalisme, qui confine au militantisme, a l’avantage de passer en dessous des radars et donc des filtres anti-ingérence des États, à rebours des grandes opérations de communication orchestrée par des agences de lobbying à travers le monde.
Nous vivons une période de méfiance croissante envers les médias traditionnels, exacerbée par des scandales et une désinformation omniprésente, qui rendent la frontière entre journalisme professionnel et opinion floue. Comme le rappelle Journalism Ethics: A Philosophical Approach (Oxford University Press, 2010, sous la direction de Christopher Meyers), l’éthique journalistique, malgré les transformations du métier avec l’avènement de la radio, de la télévision et du numérique, repose sur des valeurs fondamentales et des pratiques exemplaires. Plus spécifiquement, dans le chapitre A Robust Future for Conflict of Interest (Edward Wasserman, 2020), l’auteur démontre que les conflits d’intérêts sont bien plus complexes et répandus qu’ils ne sont généralement reconnus dans les codes d’éthique, et qu’ils touchent à la fois le journalisme traditionnel et émergent. Il propose une analyse conceptuelle des impacts éthiques de ces conflits et présente des recommandations pour mieux les gérer. Dès lors, il incombe aux médias de garantir non seulement leur indépendance, mais aussi leur transparence, pour éviter le piège de la congruence d’intérêt et rétablir la confiance indispensable à leur mission.
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