Ankara n’a jamais rejeté la possibilité d’un processus de paix avec le PKK. Seulement, le président turc entend aujourd’hui en dicter les conditions.
Article paru dans le N59 Droite. La nouvelle internationale ?
Le 27 février 2025, Abdullah Öcalan, le leader emprisonné du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), a appelé l’organisation terroriste à cesser le combat. Deux mois plus tard, le PKK, réuni en congrès, annonce son autodissolution. Une lutte vieille de quatre décennies semble s’achever.
Éclatés entre l’Iran, la Syrie et l’Irak, les Kurdes représentent 20 % de la population turque. En 1984, le PKK, d’obédience marxiste-léniniste, décrète une lutte armée visant la création d’un grand Kurdistan indépendant. Mais la capture d’Abdullah Öcalan porte un coup sensible à l’organisation. Depuis, réfugié dans les monts du Quandil au nord de l’Irak, le PKK étend son emprise. À la faveur de la guerre en Syrie, l’organisation kurde a jeté les bases d’une zone autogérée à Kobane. Intolérable aux yeux d’Ankara, elle défie l’unité du pays. Désormais en position de force, la Turquie a tout intérêt à négocier. Pour Erdoğan, le conflit ponctionne des finances déjà mal en point en raison d’une inflation galopante. C’est aussi une source récurrente de tension avec Washington, qui a toujours vu dans le PKK un moindre mal et un allié contre Daech. Plus encore, la question kurde est le talon d’Achille d’Ankara, qu’exploitent sans vergogne Russes, Israéliens et Iraniens chaque fois qu’il s’agit de contenir les ambitions turques.
Erdoğan maître du jeu
À l’image de cette guerre de basse intensité, la paix qui se dessine s’annonce tout aussi asymétrique. Elle désigne de facto un vainqueur et un vaincu et se fait donc aux conditions du plus fort. Depuis 2015, date du dernier cessez-le-feu, Erdoğan a toujours pensé qu’un tel processus finirait par résorber le conflit, une fois le PKK suffisamment atrophié sur le champ de bataille. La paix est toujours de nature politique. Elle scelle un rapport de force. L’ennemi devient dès lors un partenaire avec lequel il faut traiter. Encore aujourd’hui, cette ambivalence clausewitzienne se retrouve chez le président turc lorsqu’il avertit « qu’au cas où la main que nous avons tendue serait laissée en suspens ou mordue, nous gardons notre point de fer prêt ».
Quatre raisons dictent l’approche d’Erdogan :
Victoire à l’est : Depuis 2016, la Turquie emploie le drone Bayraktar TB2, armé de micro-munition intelligente avec un missile UMTAS modifié d’une portée de 8 km. En quelques années, la proportion de victimes des TB2 bondit. De 30 % en 2017, elle passe à 70 % en 2025. Le conflit bascule. L’époque où le PKK pouvait harceler en toute impunité les postes turcs et infliger de lourdes pertes à des conscrits effrayés semble révolue. En premier lieu, l’armée turque a anéanti les embryons de foyers autonomes des grandes villes du sud-est de la Turquie. Ensuite, elle a nettoyé les campagnes et repoussé le PKK hors des frontières nationales. Sous un ciel toujours plus saturé de drones, l’organisation kurdiste se fond sous terre. Les monts du Quandil, aux confins irako-iraniens, se truffent de tunnels bétonnés. Trop occupé à survivre, le PKK abandonne ses velléités offensives. Parallèlement, la main-d’œuvre militante, combustible indispensable à la poursuite des opérations, se tarit. Ce n’est plus qu’au compte-gouttes qu’arrive d’Iran un mince filet de recrues. Surtout, l’organisation se désintègre. Les drones éliminent les cadres intermédiaires, âgés de 20 à 40 ans, qui s’exposent en première ligne. Seuls les plus âgés, davantage en retrait, survivent. Conséquence, l’appareil du Parti se sclérose.
L’impossible double jeu : Depuis le début de la guerre en Syrie, le PKK joue des uns et des autres. Dans un premier temps, il a exploité la bienveillante neutralité de la Russie et de Bachar El-Assad en refusant de se joindre à la rébellion que coiffe Ankara. Dans un deuxième temps, le PKK derrière le paravent des Forces démocratiques syriennes (FDS) s’est enrôlé sous la bannière de la coalition occidentale contre Daech. Depuis, le nord-est de la Syrie accueille 2 000 soldats des forces spéciales américaines.
Or, ce double parapluie russo-américain s’est déchiré à l’automne 2024. La déconfiture du régime baasiste a entraîné le départ de la Russie et la réunification du pays. Simultanément, l’élection de Donald Trump va dans le sens d’un retrait américain au profit d’une Turquie que le président américain souhaite désormais ménager. Isolé et sans marge de manœuvre, le PKK étouffe. À la débâcle militaire s’ajoute l’asphyxie géopolitique.
Continuer à présider : En Turquie, la politique est d’abord une question d’arithmétique. En substance, le pays se fracture en deux ensembles ; un bloc conservateur et un bloc séculariste. Entre les deux, le vote kurde fait la différence. Aux dernières élections municipales, l’apport kurde a été décisif dans la victoire de l’opposition laïque à Ankara et à Istanbul. Si Erdoğan sait qu’il est impossible de rallier cet électorat en masse, il espère au moins sa neutralité. Calcul judicieux, dans la mesure où les Kurdes s’abstiennent depuis l’annonce de la trêve de participer aux manifestations antigouvernementales qui font suite à l’arrestation d’Ekrem İmamoğlu, maire d’Istanbul et grand rival d’Erdoğan dans la course à la présidence. Mais pour briguer un nouveau mandat, il y a d’abord un obstacle de taille à lever : le verrou constitutionnel qui interdit à l’actuel président de se présenter une troisième fois. Sans majorité absolue à l’Assemblée nationale, Erdoğan a besoin des députés kurdes afin de réviser la Constitution. Adepte d’une diplomatie transactionnelle, Erdoğan ne donne jamais rien sans recevoir en échange.
Réunifier l’Irak, unifier la Syrie et contenir Israël : La question kurde est la quadrature du cercle de la politique étrangère d’Ankara. Jouet des manipulations des voisins de la Turquie, le PKK est une plaie purulente qui entrave toute montée en puissance. Résoudre le conflit, c’est d’abord jeter des ponts avec Bagdad en restaurant l’unité de l’État irakien. Sur cette lancée, la Turquie espère faire avancer le projet d’un corridor de développement qui vise à relier l’Anatolie au golfe Persique. En Syrie, la paix consoliderait le nouveau régime de Damas et contrecarrerait les menées de Tel-Aviv, qui veut maintenir le pays faible et fragmenté. Aux yeux d’Israël, une Syrie sunnite et unitaire sous ombrelle turque constituerait une menace bien plus sérieuse qu’une Syrie sous la coupe d’alaouites minoritaires alliée à un Iran sous embargo.
Pax Turcica ?
Bien que les contours d’un accord soient encore flous, certains points commencent à fuiter. Trois axes se dégagent :
Le PKK abandonne sans équivoque toutes velléités indépendantistes ou même autonomistes, que ce soit en Turquie ou ailleurs. Öcalan a lui-même qualifié d’obsolète la lutte pour un « État-nation séparé, une fédération ou une autonomie administrative ». C’est donc une victoire de taille pour Erdoğan puisque c’était la raison d’être du PKK.
Une amnistie générale des militants kurdistes serait proclamée avec libération des prisonniers. Les cadres les plus impliqués du PKK verraient les poursuites abandonnées en échange d’une discrète retraite à l’étranger. Le sort d’Abdullah Öcalan est quant à lui suspendu, puisqu’il pourrait être élargi de sa geôle de l’île d’Imrali pour une résidence surveillée. Au regard de la postérité, le leader kurde se rêve en un nouveau Nelson Mandela, l’homme qui réconcilierait Turcs et Kurdes.
Un dernier point inclurait la fin de la mise sous tutelle des municipalités du DEM (Halkların Eşitlik ve Demokrasi Partisi, le Parti de l’égalité et de la démocratie des peuples), le parti kurdiste de Turquie. À cela s’ajouteraient des mesures visant à étendre l’enseignement de la langue et de la culture kurde jusqu’à un certain seuil.
En définitive, Erdoğan en situation de force impose sa paix. Il sait aussi qu’il peut compter sur une fraction non négligeable de Kurdes dévots qui lui ont toujours accordé leurs suffrages. À longueur de discours, le reis invoque la fraternité d’armes ottomane sous bannière islamique. Rappelle la lutte au coude-à-coude menée contre l’Occident prédateur au lendemain de la Première Guerre mondiale. Mais ce qu’il ne dit pas, c’est que, si le turcisme et le kurdisme fusionnent, ce mariage se fera d’abord au bénéfice du premier.